L’idée de recevoir Amelia Burke pour un entretien hérissait le poil de sa barbe au plus haut point. C’est que la mégère était plus fatigante encore que feu son épouse - mais peut-être était-ce simplement car, contrairement à sa défunte femme, Amelia avait le mauvais goût d’être toujours en vie -. Cependant, il y voyait une opportunité: toucher la mère pour espérer atteindre le fils. Ce fils qui était décidément entré dans la catégorie des mauvais payeurs et allait tôt out tard devoir en subir les conséquences. Mais peut-être la matriarche pourrait-elle lui donner quelques renseignements qui lui permettraient de mettre à mal le mauvais client. Et surtout, peut-être avait-elle quelques ressources cachées - des bijoux notamment - susceptibles d’éponger un peu de la dette.

C’est ainsi qu’elle se retrouva face à lui, dans toute sa prestance. Malgré l’air professionnel qu’il tenait à afficher, une lueur de malice illuminait son regard en la voyant ainsi apprêtée dans ce qui devait être ses plus beaux atours. Mais elle ne pouvait le duper: la pauvreté, le désespoir collaient à la peau comme une sale odeur dont on ne pouvait se débarrasser, peu importe le nombre de bains. Mais il reconnaissait l’effort. Au moins ne s’écrasait-elle pas comme son larbin de fils. Elle avait même eu le toupet d’exiger une tasse de thé, comme si elle était la maîtresse des lieux. Il ne commenta pas, toujours prompt à se montrer galant envers les femmes - surtout les jolies femmes -. Il lui pressa la main tendue avec révérence, comme s’il avait eu face à lui une dame de qualité. « Madame Burke, je vous remercie de me faire l’honneur de votre présence. »



Il aimait que chaque client se sente accueilli, en particulier les insolvables, ceux qui subiraient tôt ou tard ses foudres. Il la vit soudain soupirer, détourner le regard, comme épuisée d’avance par la pénible conversation qui les attendait. La mention de sa fille provoqua néanmoins un changement d’expression sur le visage du banquier et fronça légèrement le nez. « Vous la remercierez. C’est une charmante petite. » Il ne pouvait désormais plus penser à la jeune fille sans y associer le mémorable souvenir de son postérieur coincé dans un fauteuil tandis qu’il se faisait arroser de scones. Cette expérience restait sans l’ombre d’un doute l’une des plus humiliantes de son existence, et s’il y avait bien une chose que Dante ne pouvait supporter, c’était d’être humilié. Il ne pouvait qu’espérer que la gamine avait eu le bon goût de tenir sa langue.

Il était quelque peu fatigué de voir la mère ne cesser de lui jeter sa gamine en pâture. Il avait déjà fait l’expérience de s’aventurer à séduire une jeune fille et les conséquences lui avaient servi de leçon. A choisir, Amelia présentait davantage d’intérêt: le temps lui avait laissé la beauté et une certaine forme de noblesse, malgré sa condition. De plus, elle ne pouvait certainement plus enfanter, ce qui lui donnait un charme supplémentaire. Peut-être aurait-il pu l’envisager, si elle avait été riche bien sûr. Quoique sa présence même l’horripilait, et l’idée de servir de beau-père au croque-mort et à la jeune écervelée ne le tentait guère.

Au moins, elle était directe, qualité qu’il appréciait. Il prit un air contrit. « Ma chère Madame, sachez que je souhaitais éviter à tout prix de heurter votre… délicatesse en vous dévoilant le montant exact. Néanmoins je ne vous cacherai pas que la situation est grave, suffisamment pour que j’accède à votre requête. » Il ne pouvait s’empêcher de constater qu’elle mettait tout sur le dos de son fils. Que ce soit vrai ou faux, tant mieux, cela signifiait qu’elle n’aurait aucun scrupule à lui nuire. C’était Maxence en premier lieu qui l’intéressait, Maxence qui avait cru pouvoir profiter de l’argent du Silver Gang sans daigner le rembourser. Le regard toujours plein de sollicitude, Valentine prit un morceau de papier où il écrivit le chiffre en question, soit pas moins de 1700 dollars, autrement dit une somme faramineuse. Puis, il replia le papier et le fit glisser jusqu’à Amelia.

« Comme vous pourrez le constater, la situation est grave. D’où votre présence aujourd’hui. » Il la regarda dans l’attente de sa réaction, espérant bien qu’elle n’allait pas s’évanouir ou faire une syncope - c’était toujours extrêmement gênant -. Mais il continua néanmoins. « Je ne peux que comprendre votre détresse. » et c’est avec plaisir que je vous collerai à la rue, vous et vos marmots, pensa-t-il. « Mais je dois vous poser certaines questions. Avez vous des possessions susceptibles de pouvoir… amoindrir cette dette ? Vous comprenez bien que dans le cas contraire, les conséquences pourraient être terribles. » Pour la mère ou pour le fils ? Il choisit volontairement de ne pas le préciser…

Il ne le savait que trop bien, la mère Burke était faite d’une autre trempe que son geignard de fils. Il se demandait d’ailleurs jusqu’à quel point elle était responsable des dettes qu’avait contractées Maxence - peut-être pas totalement coupable, mais certainement pas innocente non plus, il en aurait mis sa main à couper -.

Voilà qu’elle lui présentait de l’argent en compensation, de quoi combler une petite partie des dettes. Elle faisait la maligne, gagnait du temps et le sourire carnassier du banquier ne faisait que s’étirer en guise de réponse. Il était plus que temps qu’Amelia Burke soit remise à sa place, à savoir celle de pauvresse qui n’allait pas tarder à subir les conséquences des dettes de son rejeton. Il attrapa les papiers qu’elle avait déposés sur le bureau et les plaça hors de sa portée, des fois qu’elle change d’avis - on ne sait jamais, avec les humeurs féminines -. « Je vous remercie de votre bonne foi, Madame, j’espère qu’elle en sera récompensée. » Mais pas trop non plus, songea-t-il. La voilà qui tentait de l’impressionner en mentionnant le nom des Hennessy, bien inconsciente que ce patronyme ne la protègerait pas. Pas cette fois en tout cas, et il se fit un plaisir de le lui apprendre. Il prit un air catastrophé. « Ma chère Madame, j’ai bien peur que votre fils vous ait caché certaines choses concernant ses dettes. Je crains que Monsieur Hennessy ne soit guère disposé à vous avancer quelque argent pour les éponger… » Il n’en dirait pas davantage bien sûr, il souhaitait juste l’effrayer, la voir perdre de sa superbe en constatant que cette fois-ci, ses petites manoeuvres ne fonctionneraient pas. Pas avec lui en tout cas.

Il jeta un regard appuyé vers les boucles d’oreille. S’y trompait-il ou s’agissait-il de vraies perles ? Néanmoins, il était assez gentleman pour ne pas le lui demander frontalement. « Réfléchissez un peu, je suis certain que vous devez avec quelques objets à vendre qui pourraient aider votre enfant à se sortir de cette… désagréable situation. » Il jeta une fois de plus une oeillade appuyée aux bijoux. Il était fort possible qu’elle garde quelque autre exemplaire du même genre caché chez elle.

Il s’avança davantage. Elle résistait, se courbait tel un serpent cherchant à échapper au couperet. Mais celui-ci allait venir. « Madame Burke, je souhaitais éviter ce moment dans l’espoir d’épargner votre sensibilité féminine, mais je crois que vous ne saisissez pas la gravité de la situation. La banque a accordé à votre fils un délai bien supérieur à ce que nous aurions dû. Nous nous sommes montrés avec Monsieur Burke d’une exceptionnelle générosité. » Il fit une pause et la dévisagea. Oui, malgré son âge, elle demeurait d’une grande beauté, sans doute aidée par sa dignité à toute épreuve. Mais que deviendrait-elle sans cette dignité? Dante avait presque hâte de le découvrir. Son ton se radoucit. « Sachez que vous savoir dans cette situation me désole tout particulièrement. J’accepte de vous laisser encore une semaine. Au-delà, je le crains, la banque sera contrainte de saisir les biens de votre famille. »