L’après-midi même où Cole Borden l’avait défié de dégotter 50 dollars, Nadie se creusait la cervelle au coin d’un feu dans le bog. La somme était rocambolesque pour une petite mimine de sa sorte. Les lavandières pouvaient espérer voir autant d’argent en frictionnant des mois de linge. Même en déployant des ressources infinies dans son labeur, Nadie n’était généralement même pas payée. Ethan, son feu mari, l’avait accoutumé à l’esclavage. Quand elle travaillait au Purse, on ne la payait pas car elle bénéficiait du logis (le sol de la cuisine). Dans le comté voisin, son eldorado, les employeurs la lestait avec 6 dollars par semaine. De retour à Silverstone, la mort de Will l’avait privé y-compris du sol de la cuisine. Finalement, peu de choses avaient changés depuis l’adolescence où elle était la pâture captive des guerriers nakotas : rien ne lui appartenait. Même ici, c’était une vieille prostituée irlandaise qui la laissait dormir dans sa tente.

Silverstone et son agitation lui faisait peur. A l’accoutumée, Nadie sortait très peu du petit territoire qu’on lui attribuait. La mort violente de son ancien maître ne lui inspirait pas confiance quant au sort qu’on pourrait lui réserver. D’autant que personne ne l’avait vu dans la région depuis des mois. Ni William, ni personne ne s’était donné la peine de la chercher quand elle moisissait parmi le gang des frères O’Reilly. La plupart de ses anciennes alliances la croyait sûrement morte. Ainsi, la petite ombre préférait rester dans celles du bog où personne ne posait de question.

La promesse de Cole demeurait alléchante, aussi difficiles puissent être ses conditions. Nadie avait désespérément besoin d’un travail, de nouveaux protecteurs et d’un bol de soupe le soir. Vivre seule dans le bog, c’était dormir parmi les pumas. Elle savait qu’elle ne trouverait pas tout cet argent aujourd’hui à moins d’un miracle mais elle espérait pouvoir rassembler quelques dollars ces prochains jours et revenir vers les Borden. Le plus vite possible avant que la vieille Paula ne la foute dehors.

Le lendemain matin, elle se mit en route à pied vers Silverstone. Elle n’avait aucune intention d’y rencontrer Madame Fiels ni aucune des vipères de William. Néanmoins, il fallait qu’elle trouve un job et la ville était le meilleur point de départ pour ça. Chaussée des mêmes bottines très usées que celles données par Kathleen Kingsley l’année dernière, elle retrouva la belle bourgade minière.

Puisque le bog était campé au nord, elle n’arriva pas par la voie principale mais par l’autre côté. La tourette de l’usine Hennessy était visible de très loin et Nadie ne tarda pas à arriver tout près de l’usine. Tout le monde ne le savait pas mais il y avait un raccourci qui traversait le terrain privé. Nadie l’avait déjà emprunté à de multiples reprises avec Fraser. Il permettait de traverser le dépôt et d’arriver directement en ville plutôt que de contourner à pieds tout le quartier. Sans réfléchir, elle poussa le petit portillon entre les clôtures et se faufila dans le terrain vague.

Il y avait des morceaux de ferrailles et de vieux cartons qui jonchaient l’herbe sèche. Aventurière, Nadie escalada la carcasse d’un chariot démantelé pour accéder aux escaliers extérieurs du bâtiment. Arrivée en haut, elle se glissa par une porte dérobée à l’intérieur de l’usine. En entendant les ouvriers au travail, elle réalisa avec horreur qu’elle courait un risque en empruntant cette route.

Prise de regret, elle se dépêcha de traverser l’étage (trop tard pour faire route contraire). A petits pas discrets, elle passa devant la porte entrouverte du bureau. Profitant de ce qui semblait une conversation animée chez les patrons, elle dévala les marches pour se faufiler dans l’entrepôt sans passer par l’atelier de fabrication, exactement comme William lui avait montré auparavant.

Hâtivement, elle se glissa vers la porte de sortie. Hélàs, le premier coup de poignée lui donna un tout autre son de cloche : verrouillé.

Faisant volte-face, elle n’eut pas le temps d’insister contre le loquet. Des bruits de pas l’alertèrent au fond du dépôt. Abandonnant ses chaussures pour ne pas faire de bruit, elle se cacha derrière une caisse de bois estampillée Hennessy.

« Au bog ? » Liam haussa les sourcils, perplexe. Son regard était posé sur l’énorme tortue alligator qui baignait paresseusement dans un large baquet d’eau. Liam avait prit soin de garder le récipient face à la fenêtre pour que Pretty Murphy puisse profiter du soleil qui lui dorait la carapace. Elle mastiquait un morceau de viande conséquent. Les déchets de ses précédents en-cas jonchait le sol autour d’elle. Son bec claquait contre l’os qu’elle essayait de briser.

Liam fit tourner entre ses mains la planche de bois arrachée à une caisse. Le logo était à peine visible, le temps et la crasse avaient fait leur œuvre. Pour pouvoir le manipuler comme bon l’entendait, il avait été contraint de reculer son siège du bureau. Sur le meuble se trouvait une bouteille bien entamée. Elle provenait d’une manufacture avec laquelle les Hennessy faisaient affaire depuis longtemps maintenant « Qu’est-ce que tu fichais dans le Bog ? »

Wyatt était un vrai fouille-merde, une rare qualité qu’on ne pouvait que lui reconnaître. A coup d’arguments décousu il répéta pour la troisième fois comment il avait déniché les cadavres de caissons disparus dans la ville fantôme qui entourait Silverstone. Le faussaire omettait certains détails et s’attardait sur d’autres. Il avait l’air d’un fou à ponctuer ses théories de grands gestes des bras tout en remontant régulièrement ses lunettes sur l’arête de son nez. Il transpirait tant qu’elles ne s’arrêtaient pas de glisser. Ni l’un ni l’autre ne remarqua la petite ombre qui passa devant la fenêtre. Liam jeta à la tortue le débris de caisse estampillé du nom Hennessy (Hen----y plutôt). « Va dans le bureau de William et récupères-y les livrets de compte. Ensuite va voir Robinson puis Hoffman. Regarde si les chiffres coïncident. » Liam se tut, le temps d’une réflexion. « Garde tout ça pour toi pour le moment. » C’est un Wyatt ravi de ce nouveau travail qui fut congédié. Liam lui faisait confiance à lui et son nez de fouine pour trouver les divergences entre les transactions en mains propres et celles sur papier. Il devenait aussi très important que le Silver Gang recrute un comptable plus fidèle et efficace que le dernier en date.

Son pas était lourd dans les escaliers. Le bois se plaignait sous ses talons. Liam rejoignit d’un pas tranquille l’entrepôt ou étaient empilées des caisses qui n’avaient pas le temps de prendre la poussière. Il avait sortit un trousseau de clefs de sa poche et elles chantaient en se balançant les unes contre les autres pendant qu’il les faisaient passer une par une entre ses doigts. D’en haut il avait vu la silhouette indiscrète disparaître derrière des caisses sans pour autant la reconnaître. Liam poussa du pied l’une des chaussures minuscules et usées laissé à l’abandon. Peut-être l’un des sales gosses qui bossaient pour Maxence et que ce crétin n’était pas capable de canaliser. Liam sortit son arme de son étui et enclencha le chien. Il marchait entre les caisses, cherchant paresseusement le gosse qui finirait six pieds sous terre d’ici quelques minutes.

« Ah ! Ce n’est qu’une petite souris. » Liam abaissa son arme en découvrant le visage creusé de la petite indienne qui avait travaillé pour Fraser. Il sourit, étonné de la voir réapparaître après tant de mois d’absence. Il aurait été plus judicieux de sa part de ne jamais revenir dans la ville. « Qu’est-ce que tu fais ici ? Je te croyais morte. » Que William l’avait tué pour être plus exacte. Qu’il s’était débarrassé du cadavre entre deux cactus. « Va récupérer tes chaussures. Tu vas te blesser. »

“Ah ! Oui.” Les mains toujours en l’air, Nadie enfile ses petits pieds dans les chaussures qu’elle a semées. “Oui pardon, c'est que Nadie.” Au cliquetis de l’arme, l’intruse a ouvert des yeux ronds mais ce genre de salutation est monnaie courante dans le pays.

“Bonjour Monsieur Hennessy !” clame-t-elle, joyeusement, en révérence s'il vous plaît, comme si elle n’était pas du tout en train de fureter mais qu’ils se croisaient dans la rue.

Depuis que le désert l’a vomie dans cette contrée aride, elle a toujours été incapable de dire si Monsieur Hennessy était une bonne ou une mauvaise nouvelle. Avec elle, il n’a jamais été ne serait-ce que déplacé. Il était même gentil quand il lui demandait des choses et il sortait lui-même la pièce quand elle lui murmurait les petites affaires de Fraser. Ses belles boucles grises lui donnent un air de bon patriarche quoi qu’elle sache qu’il n’en est rien. William avait peur de lui, elle s’en souvient parfaitement. Le méchant prédicateur n’était pas avare de venin dans le dos de son associé mais en face, il mettait le ventre à terre. Alors, Monsieur Hennessy, elle le trouvait bien. En plus c’était un bon mari qui ne s’égarait pas auprès des putains, donc elle le respectait même.

“Non, non, pas morte” sourit-elle “Imogen, où William a mis, envoyée, l’hiver de l’an d’avant.”
Après les derniers imbroglios de l’Open Purse, le regretté (l’est-il ?) notable du gang avait tôt fait de se débarrasser de sa camérière autochtone. Les longs cheveux, les grandes dents de son sourire, tout ça avait fini par ne plus l’amuser. Aussi, dès que Nadie cessa ne lui être utile, il s’en était débarrassé en la revendant à d’autres, comme une chèvre.
“...euh...paix à son...n’âme” ajoute-t-elle précipitamment pour bien clarifier qu’elle connaît la nouvelle.
Désignant la porte, un pli sur son front soucieux, elle tente une explication.

“Je voulu passer par...c’est comme Will, Monsieur Fraser, il me montrait par ce chemin, c’est que c’est plus petit pour venir depuis le Bog, par ici, en ville. C’est comme par un raccourci. Tu vois ?”

Liam n’avait pas de raison d’en avoir après elle, Nadie était confiante. Toutefois, son aura dans le gang le rendait intimidant pour un tout petit, petit, petit boulon de la machine comme elle. Il était déjà venu lui parler, autrefois, quand elle récurait derrière les pisseuses du bordel. Toujours poli, toujours un mot pour rire et parfois une ou deux petites questions ou une petite requête. Contrairement à William, l’industriel avait compris qu’aux plus désespérés, il n’était rien que l’argent suave ne pouvait acheter. Le silence, les confidences, les services et la fidélité.

“Parce que je cherche un travail, j’ai vu, on me l’a dit qu’il est mort alors...je cherche d’autre travail. Là-bas y a plus rien. C'est compliqué de nos jours.”

Voilà, ça suffira comme justification. La vérité pure, ou presque, parce qu’elle avait espéré ne pas rencontrer un des anciens amis de son tuteur si mal famé. A Silverstone, c'était un peu ambitieux. Elle lui sourit, inconsciente des mystères que son passé parmi le Silver détient depuis la mort du proxénète. Sa petite enveloppe ne lui est jamais parvenu, restée là sur le bureau désormais vide d'un intriguant qui a eut ce qu'il méritait.

“Tu as l'air bien, toi, Monsieur Hennessy ! Oh et la tortue ?” Il lui avait montré une fois, quand Will la traînait derrière lui jusque dans le quartier général. La zoologie l'avait beaucoup amusée.