Un cigarillo en travers de la bouche, Jacob enfonce le dernier coup de masse sur la tête d'un piquet de clôture. La mairie a autorisé la construction d’un nouvel enclos pour le marché aux bestiaux de samedi. Manches retroussées, cheveux relevés et sueur au front, l’adjoint du shérif assure à sa manière la bonne exécution du contrat. Il ne s’agirait pas de reproduire la catastrophe de 1854 où une bête énervée a mis la rue sens dessus-dessous en brisant son attache.
« Here's how you take a buffle by his horns » soupire-t-il à l’adresse des jeunes fermiers qui réclament son aide. Il ôte son chapeau et déboutonne jusqu’au dernier bouton de sa chemise.

Parmi la population masculine crasseuse et édentée du coin, Jacob passe pour un étalon du même type que son brave Keanu. Celui qui s’avance vers lui n’est pas une jolie dame venue admirer la sculpture de l’effort sur son ventre. Jacob le salue d’une main au chapeau, les bras croisés sur le piquet fraîchement planté.
« Look out who's there ! McHenry ! how you doin', fella ? »
« Just good, passin’through Imo' » lui répond le vieux menuisier en ralentissant sa calèche chargée de rondins. « Am'bringing those to the sawmill. How’s duty of yours ? I thought you were in town to fight irish bullcraps. »
Jacob rit en s’épongeant le front. « You know, the job, helpin’ some buds. Can’t be a hero all day. »
Leur échange viril, plus crié que parlé, se donne en spectacle au milieu de la voie, inattentif aux cavaliers qui doivent faire des pieds pour se frayer une route à côté de l’imposant convoi.
« Well » lance pensivement Mc Henry en caressant son crâne dégarni « maybe you should ride your pretty horse to Baxter Ranch. I saw some open doors passing by, and still nobody’s home. »
En lui faisant signe de circuler, Jacob acquiesçe. La maison Baxter est déserte depuis des mois et, même si aucun avis de recherche ne circule, les habitants sont concernés par la disparition de la propriétaire. De quoi attirer des cambrioleurs ou des rôdeurs. Ce n’était déjà pas bien prudent à l’époque où une femme seule patronnait les lieux.
« I will remember that. »
Le bras levé, Jacob salua son honnête informateur en songeant qu’il pourrait galoper jusque là-bas avant la tombée du soir.

Au bureau de shérif, il trouve Clayton en pleine conversation avec une dame. Jacob l’informe sommairement de son projet et reçoit son autorisation d’un geste de la main distrait. Il équipe ses armes à sa ceinture, se rhabille et enfile la veste en peau de mouton qui lui permet d’affronter l’hiver des landes.
Avant de sortir, il remarque un prisonnier en cellule. « Is that my pig of Conrad O’Malley ? » s’exclame-t-il en reconnaissant la tête d’affiche qu’il a confié à son nouveau chasseur de prime, le brave scout, toujours prêt !, Benjamin Blackship.
Hâtivement, il sort dans la rue et aperçoit la tête blonde du hobbo gentleman, fraîchement récompensé par le shérif en personne pour sa nouvelle capture.

« Black sheep, my friend ! You did find the guy, great job ! »
D’un pas tranquille, au cliquetis de ses santiags, il rejoint Benjamin et tire une nouvelle latte sur son cigarillo mouillé.
« Already going to spend all your money to the saloon, mh ? I just adore you, bounty hunters... » rit-il en lui donnant une tape dans le dos.

Il avait, à l’égard de Benjamin, Makoyepuk, et quelques autres, un mépris doublé d’affection. Ces braves citoyens qui avaient choisis d’aller en tuer d’autres n’étaient pas exactement guidés par le sens de la justice. L'agent Kalawai'a n'était pas mieux qu'eux, au contraire, mais il pouvait bien se payer le luxe de l'omettre, avec son badge à la poitrine.
En plus, Jacob aime bien Benjamin qui a toujours ce petit air propre sur lui.
La messe sonne, les dernières ouailles se pressent pour rejoindre les bancs de messe. Comme Clayton, l'adjoint-chef prétend toujours qu’il est trop occupé pour y aller aussi souvent qu’il voudrait.

« Hey, wanna hang out with me in place ? I have to pay a visit to Baxter Ranch, I can use some help. »  

D’un geste de se frotter les doigts, il suggère que l’affaire peut aussi payer.
Joignant le geste à la proposition, le détective à fine moustache s’approche du relais où il a attaché Keanu, son joyau.

L’argent n’avait jamais été un souci pour Benjamin. Élevé sur la route, vivant sur la route, il se contentait de peu, trouvait dans la nature de quoi couvrir ses besoins les plus basiques, profitait d’une solitude qu’aucun pécule ne pourrait égaler. Le poing qu’il reçut sur la mâchoire lui rappela à quel point il appréciait celle-ci. Si le jeune chasseur n’était pas très grand, il compensait par sa musculature. Il tacla le mécréant, lui passant ses bras autour de la taille pour le jeter à terre. Par pure vengeance, il lui colla un coup de coude sur le nez.

« You little shit! » jura-t-il alors que O’Malley lui cracha au village. Un autre coup bien placé sur la tempe et l’homme fut suffisamment sonné pour laisser au chasseur un peu de répit.

D’un geste rodé par l’habitude, il lui lia pieds et mains avant de lui fourrer un foulard dans la bouche. Quelque chose lui disait que la raclure n’allait pas se laisser emmener sans gigoter, alors il relia les deux liens dans son dos pour lui donner la position d’un porcelet rôti. Il était beaucoup trop teigneux pour le petit montant qu’il lui donnerait, mais il manquait à Benjamin une chemise et elle ne pouvait pas se payer toute seule.

« If you don’t stop struggling, I gonna have to knock you cold, » dit-il en le retournant.

Il ne nota pas les injures qu’O’Malley lui lança, trop occupé à fouiller dans la sacoche que ce dernier avait fait tomber dans leur combat. Il siffla à son contenu et secoua la tête. « Seems like your brain is as rotten as your breath. You’ll do well in a cell. »

Lorsque le saucissonné voulu lui mordre la cheville, il finit par lui donner un coup dans l’estomac.

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Le retour à Imogen fut plus court que sa traque. O’Malley l’avait fait tourner en rond pendant un bout et il avait hâte de pouvoir enfin s’en débarrasser. Sans s’embarrasser de mots, il rendit le malfrat au shérif, empocha l’argent et ressorti sur la terrasse pour s’allumer une cigarette. Clayton avait l’air de toute façon trop occupé pour lui accorder une véritable conversation. Il grimaça en inspirant la bouffée de nicotine et ses doigts tapotèrent le coin fendu de ses lèvres. Il prit tout de même le temps de compter les quelques billets de la prime. Avec ça, il pourrait probablement s’acheter une nouvelle selle. La sienne perdait sa peau.

Kalawai’a passa devant lui sans le voir, la chemise
ouverte, les muscles offerts à la vue de tous, et Benjamin dû détourner le regard pour ne pas les regarder avec trop d’insistance. S’il avait été de marbre une grande partie de sa vie, sa rencontre avec Isaac avait éveillé en lui un certain appétit et ses yeux s’attardaient plus longtemps sur les corps masculins qui l’entouraient. Une faiblesse dont il se serait bien passé, surtout lorsqu’il n’avait aucun moyen d’assouvir ses désirs. Lorsque Kalawai’a ressortit, il était heureusement habillé et le chasseur de primes lui accorda un hochement de tête, rapidement suivi d’une grimace lorsqu’il entendit la déformation de son nom. Pour comble d’insulte, il l’insinua dépensier. Benjamin serra la mâchoire, mais ne dit rien. Malgré son agacement, il aimait bien Jacob et son efficacité forçait l’admiration.

« Yeah, some of us need to enjoy life, » répondit-il. « We can’t all have a stick up our asses, ya know? »

Il s’autorisa un sourire, puis rangea la liasse dans la poche intérieure de son duster. Les cloches de l’église attirèrent son attention mais l’idée de s’enfermer pour écouter des sermons lui paraissait encore plus terrible que la compagnie d’une fille de joie. La proposition de Jacob lui parut bien alléchante en comparaison. Quant à l’argent qu’il pouvait se faire, il lui semblait que le houe de Baby Outlaw était un peu vieille. Il hocha donc la tête et suivi l’adjoint vers les montures.

« I thought the Baxter girl ran away. She came back? »

Il avait aussi entendu des rumeurs sur des fantômes, des croyances de gens avec trop de temps libre et pas assez d’éducation pour expliquer la nature. Il espérait que Jacob ne fasse pas parti de ceux-ci. Enfin, si c’était le cas, ce serait de l’argent facile.

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Le vent froid rendait le chemin un peu plus difficile qu’à l’habitude. Ben, silencieux, chevauchait légèrement en arrière de Kalawai’a. Au moins, la température aidait à apaiser son oeil qui commençait à tourner au mauve. Le ranch apparut après un virage, silencieux et désert. Des volets battaient dans le vent en grinçant. La porte se balançait sur ses gonds, ouvertes sur les ténèbres de l’intérieur de la maison. Pas étonnant que le petit peuple imaginait des fantômes. Benjamin s’attendait plus à des squatters qu’à des spectres et son regard fit le tour de la propriété. Il serra la mâchoire en s’attardant sur l’étage.

« Top second window on the left is slightly open. We might get a shooter. » Il pointa du menton la suspecte avant de descendre et d’attacher son cheval à la barrière. « You want the front or back? »

L’ironie de la question n’effleure même pas Jacob qui est un homme trop simple pour comprendre la notion de spectre. Pourtant sa jeune gueule l’a amené plusieurs fois à entretenir les conversations les plus sybillines avec des paniolos du pays, sur la météo, les bêtes et des sous-entendus qu’il n’a jamais compris parce qu’il n’a pas fait l’armée. Alors, quand Benjamin renonce à la compagnie d’une prostituée pour préférer la sienne, Jacob se dit simplement que, malgré sa mauvaise foi,  ce type est fiable.

La maison semble ouverte à tous les cardinaux, comme l’en avait averti le coursier de la scierie. Hissé sur son palefroi qui baisse déjà la tête pour humer la terre sèche des champs, l’adjoint lève le nez vers la même fenêtre.

« You’ve seen someone up there ? »

Le ciel d’un blanc aveuglant lui frappe les yeux, il ne distingue pas la canne d’un fusil parmi les ombres de la façade. Le ranch s’abîme depuis le départ précipité de sa dernière propriétaire. La planque semble idéale pour se rencontrer discrètement, assez loin de la route. Bien qu’il ait parcouru le comté de long en large, Jacob n’est encore jamais venu jusqu’ici. Il a entendu les rumeurs sur la Baxter et sa vie de tumultes. En dirigeant son cheval vers les écuries vides, il songe que c’est un grand domaine pour une femme seule.  

« Seems disued to me. I’m going around, stay cautious. »

Il descend de cheval, lequel s’empresse d’aller boire l’eau de pluie qu’il reste au fond d’une auge. Jacob fouille ses poches pour récompenser Keanu d’une carotte en laissant son regard se balader sur les lieux abandonnés. Tout semble avoir été laissé à sa place, comme si les habitants avaient simplement disparu. Les fourches, les sacs de maïs moisi, une tasse de café à la fenêtre d’un box… Jacob marche tranquillement, une main prête à saisir la crosse de son colt en cas de mauvaise surprise. Il y a quelque chose de lourd dans l’atmosphère. Benjamin l’a sent avant lui.
Jacob longe le mur, jette un coup d’œil d’abord prudent avant de coller son visage à une fenêtre. La cuisine est pleine de poussière, il y a même des pommes moisies et un bouquet fané sur la table.  
« All clear... » répète-t-il pour lui-même.

La porte arrière est fermée par une chaîne, il se prépare à casser le carreau d’une fenêtre quand il aperçoit un petit tas de cendres au beau milieu de la cour. La trace d’un passage qui n’a étrangement pas souhaité s’abriter dans la ferme abandonnée pour passer la nuit à l’abri.

« Hey Blackship, come hither ! »

Accroupi devant les restes d’un feu qui a noirci un cercle, Jacob fouille la grise du bout des doigts. « A fire, here, pretty recent. » Il jette un premier morceau solide qu’il croit être du charbon avant d’extirper de l’épaisse couche de cendres un petit objet tranchant, pas tout de suite familier. L’arc d’une mandibule qu’il pense d’abord être un bout de métal, et sous son pouce les créneaux d’une rangée de dents.
« Oh crap ! » L’adjoint téméraire mais sensible jette loin de lui l’os de mâchoire humaine qui tombe aux pieds de Benjamin. En s’essuyant les mains sur son jean, Jacob se redresse en maugréant.

« Well, if someone lived here without a license, I believe he’s not one of us anymore. »

Les fenêtres closes ressemblent à des yeux qui les regarde, deux petites fourmis dans la terre blanche.

« There’re body parts, God. What the fuck ? » La méthode lui paraît un peu brutale pour les gangs recensés dans la région. En général ils se contentent de fuir en laissant les corps derrière-eux. Quoi que, la maison brûlée des Glass raconte peut-être une autre histoire. « I’m not that sure Hannah Baxter run away… Anything inside the house ? »