On ne peut pas dire que les messes soient festives à Imogen. Les sermons du pasteur sont plutôt sévères, devant une assemblée qui se tient à carreaux. Grace fait partie des détracteurs du Père Molina, estimant à son tour que l’accent rocambolesque du migrant encombre le passage de la foi. Toutefois elle se garde bien de le dire à ses voisins protestants, déjà contente que cette petite “ville” compte un homme d’église suffisamment rabat-joie pour satisfaire son goût tout catholique de l’expiation. Il lui semble que celui-là pourra les marier avec Sean car il parait accommodant. Le gang l’a déjà reçu, à la demande de Grace, pour bénir ces gougnafiers et quémander la protection de Dieu.

Allons, elle verse quatre dollars pour la quête. Ça ne fait pas de mal de s’acheter un peu les faveurs du Seigneur, les autres devraient faire pareil. Depuis que son amant a disparu, Grace se prête à tous les saints en rabattant les oreilles de ceux qui devraient déjà être sur sa piste. Bien entendu, personne ne s’est donné la peine de l’accompagner à l’office ce matin alors c’est seule qu’elle descend les marches et allume enfin une cigarette.

La nuque blanche et délicate sous son chignon contraste avec son ensemble bleu. A Imogen, Grace se démarque par la modernité de ses tenues et les couleurs de son maquillage. Contrairement aux femmes qu’elle croise dans les rues, son sens de la mode n’a qu’une dizaine d’années de retard, et pas trente ou quarante. Ce qui est perçu comme une excentricité fait en réalité son orgueil. Un rigide corset affine sa taille et serre son ventre, une petite broche au motif de fleur brille à son cou sur le col bleu. Ses jupons sont fleuris, on voit le motif sous l’épaisseur de ses robes quand elle marche.

“Mademoiselle Doyle !” s’exclame-t-elle, presque encore dans la nef, en apercevant la petite fermière métisse qui la dépasse. “Est-ce que je peux vous déranger un instant ?”

Alors que le père était encore de ce monde, Grace allait déjà chercher ses œufs chez les Doyle. Leurs produits sont bons et c’est un luxe que la caisse du gang peut se permettre à l’occasion. La mégère n’aime pas faire la popote mais elle aime certainement que son poulet soit bien gras, que ses œufs soient bien jaunes et qu’il soit entourés de bonnes petites carottes.

“Mademoiselle” commence-t-elle par politesse “comment allez-vous ?” La pauvre petite orpheline était bien en peine depuis qu’elle avait enterrée son respectable papa. Tout ça pour accueillir un jongleur quelques mois plus tard qui n’a pas l’air d’une grande utilité sur la ferme. Enfin, pour ce que Grace en sait du travail de la ferme.

Au moins, les O’Reilly contribuent à sa fortune puisque Nuttah nourrit sans le savoir tout un gang de rustres.

“Monsieur Blackfoot, il habite toujours chez vous ?” demande-t-elle encore, sur le ton du bavardage, comme si toute information relative aux colporteurs de justice ne la concernait pas. Si ça avait été chez elle, pater familia ou pas, elle l’aurait foutu dehors avec ses gris-gris et sa sarbacane. Au moins, depuis qu’il avait un toit, on voyait moins l’indien déplumé loubarder autour du saloon.

Grace n’était pas quelqu’un de spécialement bienveillant envers la race humaine.

Mais son sourire indique qu’elle porte à Nuttah une toute autre douceur. “J’aimerais vous commander deux poules, et quelques aromates… Je n’en peux plus de la cuisine fade de Miss Davis...notre cuisinière.” Dans son porte monnaie, elle commence à chercher quelques pièces.

Tout le monde sait pertinemment que les irlandais vivent à la dure dans les bois, mais la précieuse aime en parler un peu comme d’une maison de campagne.

La petite Nuttah a une bonne éducation, elle est mignonne comme tout et plutôt travailleuse. Le garçon qui l’aura pourra remercier le ciel. Depuis le début, Grace tente d’encourager Clyde à aller lui faire la conversation. Elle est bonne pour ça, elle a toujours eu l’œil.

Il ne pleut pas encore mais le ciel commence à gronder.

Se rendre à l’office chaque semaine était devenu un luxe qu’elle ne pouvait de nouveau s’offrir que depuis quelques mois. Pendant trop longtemps il lui avait fallu faire ce sacrifice, devant consacrer son temps et ses forces au dur labeur que lui avait légué feu son père adoptif. Trimer encore et encore lui avait au moins permis d’apaiser sa culpabilité toute chrétienne et lorsqu’elle parvenait par miracle à délaisser ses obligations pour la prière, elle se sentait contrainte de laisser une somme plus généreuse que ce qu’elle pouvait se permettre en guise de repentir.



Mais voilà que tout était pardonné, à présent qu’elle pouvait assister chaque semaine aux sermons du père Molina. Il avait un style quelque peu différent de celui du père Simon, mais elle s’y était habituée depuis longtemps et avait toute confiance en sa bonne parole. Elle sortit de la messe avec l’assurance d’avoir fait son devoir et apaisé son âme, du moins jusqu’à la semaine suivante. Et alors qu’elle s’éloignait des marches du lieu de culte, on l’interpella.



La jeune fille se retourna vivement et ne put que reconnaitre immédiatement la crinière de feu et la silhouette élégante de Grace Monaghan. Elle rougit, confuse d’être si grossièrement passée devant elle sans l’avoir vue. « Mademoiselle Monaghan ! Avec plaisir… » Nuttah se rapprocha d’elle, impressionnée. Pour elle qui avait vécu toute sa vie dans la petite Imogen, Grace représentait le summum de l’élégance et du raffinement et elle devait encore se pincer pour réaliser qu’elle s’adressait à elle avec une telle politesse, elle qui se sentait presque comme une souillon en comparaison. Longtemps, elle avait rêvé de ressembler à l’Irlandaise, d’avoir son teint de porcelaine et ses grands yeux clairs - la vie ne serait-elle pas plus simple si elle était aussi jolie ? - mais cette envie avait disparu depuis qu’elle savait qu’en ses propres traits se trouvaient ceux de sa mère.

Elle n’en était pas moins impressionnée, et s’efforça d’instinct de corriger sa posture, de se tenir plus droite, plus élégamment même si elle savait bien que malgré tous les efforts du monde elle ne pourrait être à la hauteur de la femme qui lui faisait face. « Je vais très bien, je vous remercie et vous ? » Elle fit de son mieux pour adoucir les accents de sa voix et en effacer la rudesse sans doute trop paysanne. Elle fut néanmoins quelque peu surprise que Grace demande après son père. « Oui oui, toujours. Il n’est pas ici aujourd’hui, mais si vous souhaitez le voir je peux le lui dire. » Elle ponctua sa réponse d’un sourire qu’elle espérait gracieux.



La commande qu’elle lui fit cependant avait de quoi la ravir, tout en la remplissant de reconnaissance face à une telle générosité. Car, dans toute sa naïveté face aux réalités du monde, Nuttah était persuadée que la belle européenne ne pouvait qu’être fortunée et qu’elle aurait pu se fournir auprès de n’importe quelle ferme de la région. Qu’elle choisisse la sienne lui faisait chaud au coeur. « Oh bien sûr, je vous ferai porter ça au plus vite Mademoiselle. » Bien que ne résidant pas à Imogen même, elle avait comme tout le monde entendu parler de ces Irlandais qui vivaient autour du lac, mais en ce qui concernait Grace il ne pouvait s’agir bien sûr que de méchantes rumeurs. Elle ne pouvait imaginer cette femme si élégante vivre dans les bois au milieu d’hommes crasseux et mal dégrossis.

C’est alors que, tout comme sa compagne, elle entendit le tonnerre et leva les yeux vers le ciel par réflexe. A peine un instant plus tard, elle put sentir une goutte d’eau s’écraser sur sa joue. « Il commence à pleuvoir, il vaut mieux se réfugier quelque part ! » Elle regarda autour d’elle, à la recherche d’un endroit où elles pourraient s’abriter - et qui serait digne de Grace -. Le Snip Saloon n’était pas loin, mais hors de question de l’y amener, d’ailleurs elle-même n’y mettait pas les pieds. C’est alors qu’elle avisa un petit salon de thé que fréquentaient les dames d’Imogen - dans lequel elle ne mettait pas les pieds non plus, mais qui lui semblait déjà plus approprié -. Elle pointa l’établissement du doigt. « Nous pouvons nous réfugier là ? » Ce faisant, elle entraina Miss Monaghan sous une pluie qui se densifiait.

En couvrant superficiellement sa chevelure avec son mouchoir, Grace traverse la rue boueuse à petits pas pressés en suivant la direction donnée par la petite fermière. « Allons-y, très bien, je te suis ! » Elle remarque, et elle trouve cela touchant, comme Nuttah essaye de bomber un peu en sa présence. C’est une honnête travailleuse, Grace s’en veut d’être un peu méprisante avec elle pour elle. Les deux jeunes femmes courent ensemble sous la pluie et l’irlandaise tient une main en l’air derrière le dos de Nuttah pour la prévenir de chuter dans une flaque. La pluie s’abat de plus en plus fort quand elle passent le porche de l’herboriste.

Les gouttes frappaient les gros carreaux opaques de la petite échoppe très sombre. Grace n’a pas peur de la pluie, là d’où elle vient on s’y connaît. Le vieux pharmacien est dans son arrière-boutique, occupé à concoter des mélanges de plantes qui parfument tout son office. L’immense présentoir en bois fait étalage de tous les aromates qu’il a en boutique, mais sa réserve a encore quelques trésors secrets. Trois petites tables rondes sont disposées près des fenêtres où une vieille femme sirote déjà un thé. La mode est arrivée jusque dans les confins de l’ouest sauvage. « C’est charmant » commente Grace en prenant naturellement place sur la (deuxième) meilleure table offerte par la maison. L’épouse de l’herboriste a entendu tinter les clochettes de la porte d’entrée et se présente déjà.
-Nuttah, Miss, comment puis-je vous aider aujourd’hui ? »
Grace, naturelle dans ce rôle, hésite un moment sur le déroulé des boissons proposées. Elles sont écrites au comptoir et au nombre de trois : thé, tisane, 1$, eau 40cts. « Et bien, prenons le thé, j’imagine » Elle sourit à Nuttah. « Soyons folles ! »
Après toutes ses mésaventures et la disparition de Sean qui la tourmentait tant, Grace n’aurait pas craché dans la liqueur.
« C’est mignon. Tu viens ici souvent ? » commence-t-elle, meneuse. « Il y avait un endroit comme ça près de chez moi, à Cork. Tu pouvais choisir parmi les meilleurs thés du monde, et les moins chers ne coûtaient pas 1$ bon dieu. » L’épouse n’est peut-être pas assez loin pour ignorer sa remarque mais elle s’en moque bien. « Quand je vois ça, tu sais, ça me manque. L’Europe, l’Irlande en tout cas, c’est magnifique, ici aussi c’est sûr mais...vivre près de l’océan ! Ça c’est quelque chose. » Puisque le campement des génialissimes frères O’Reilly n’était composés que de rustauds qui ne prêtait aucune oreille à sa conversation maussade, Grace ressentait subitement le besoin puissant de contact humain normal. « Alors, tu... » Elle a un peu de mal à ne pas penser à Sean qui est peut-être mort quelque part mais elle est vaillante face à la tornade. « Comment... »

Pour la sauver (et pas de bonne grâce), la petite herboriste et ses tresses en chignon les interrompt avec la porcelaine brûlante sur son plateau. « Le thé, et 1$ »
Grace paie pour elles deux et insiste pour le faire, « la saison est bonne. » C’est abordable pour un thérapeute.

« Excuse moi » souffle-t-elle quand la dame les abandonne avec son billet dans la main. « Je suis un peu...ailleurs. Mon mari ne donne plus de nouvelles depuis quelques semaines et… -Ah tu veux que je te serve ? » Grace remplit leurs deux tasses en débordant sa soucoupe à cause de cette théière mal embouchée. « Enfin je m’inquiète un peu. Dis moi si jamais ton père entend parler de... » D’un geste, elle chasse vite cette très mauvaise idée. Sean a bien un nom d’emprunt mais attirer l’attention d’un chasseur de prime reste au demeurant la pire idée du monde. « Enfin c’est rien, il va revenir. Mes prières sont allées pour lui ! Il revient toujours. » Elle souffle sur son thé.  

La pluie commence déjà à s’essouffler. Les gouttes roulent sur la vitre et forment des veines transparentes. « Tu dois avoir des préoccupations tellement pires. Comment se passe les relations de voisinage depuis… tu sais. J’ai entendu dire que certains fermiers voulaient t’extorquer ton terrain. »

Elle se précipita vers la porte de la boutique, vérifiant à chaque pas que Grace se trouvait bien à ses côtés. C’est qu’elle ne voulait surtout pas qu’elle soit incommodée par la pluie, ou pire qu’elle tombe malade ! Elle se sentait bizarrement responsable de la situation, elle qui pourtant était bien impuissante face aux intempéries.

Enfin elles passèrent la porte et Nuttah sentit des odeurs familières lui chatouiller les narines. Autrefois, elle y entrait parfois avec Jedediah pour prendre le thé et une part de gâteau qu’ils partageaient. Un luxe qu’ils se permettaient une fois par mois dans les meilleurs jours, et auquel elle n’avait pas songé depuis. Elle ne s’y arrêtait plus désormais, à moins qu’elle ait besoin d’un mélange de plantes particulier. Elle était cependant ravie de Grace trouve l’endroit à son goût, et même qu’elle décide d’y rester. La jeune Doyle salua poliment l’épouse de l’herboriste et laissa sa compagne prendre les devants. En lisant les prix pourtant, elle ne put qu’écarquiller les yeux. Un dollar entier pour du thé? Autrefois, c’était son père adoptif qui s’occupait de ces questions et elle ne se rappelait plus ce qu’il dépensait. Alors qu’elle faisait intérieurement la liste de tout ce qu’elle aurait pu s’offrir avec une telle somme, elle afficha un sourire poli et acquiesça. Grace devait être plus riche encore qu’elle le pensait.

« Oh, je viens quand j’ai le temps. » s’entendit-elle mentir. C’est qu’elle ne voulait pas que l’Irlandaise la prenne pour une rustaude ignorante du moindre raffinement. Elle l’écouta avec délice raconter l’Europe, l’Irlande, un pays qui lui semblait si lointain et dont elle n’avait qu’une vague idée de ce à quoi il pourrait ressembler. Quant à l’océan…. Elle ne pouvait que l’imaginer et même dans ses rêves les plus fous savait qu’elle ne le verrait jamais. « Vous ne pensez jamais y retourner ? » osa-t-elle demander. Sa question était plutôt, pourquoi aurait-elle eu envie de quitter un lieu si magnifique pour s’établir ici, mais ça n’aurait sans doute pas été poli.

Soudain, la jeune femme sembla absente, hésitante. Lorsque l’herboriste les quitta après leur avoir apporté leur commande, Grace reprit et les yeux de Nuttah s’arrondirent comme des soucoupes. « Oh je savais pas que vous étiez mariée! » Et dire qu’elle n’avait cessé de l’appelé « Mademoiselle », quelle idiote elle faisait ! Mais plus idiote encore de s’exclamer de la sorte alors que l’Irlandaise lui faisait part de son inquiétude. « Vous savez où il est parti ? Je vous dirai, si mon père le croise. » Un Irlandais perdu dans les parages, ça devait se voir tout de même. « Vous inquiétez pas, je suis sûre qu’il va revenir. » Elle n’en savait rien en vérité, et ces paroles lui semblèrent bien vaines pour la rassurer. Mais elle ne pouvait croire que Dieu laisserait une femme si généreuse que Grace souffrir trop longtemps de cette absence.



L’imitant, elle souffla à son tour sur son thé. Il y avait si longtemps qu’elle n’en avait bu qu’elle n’était plus sûre de se rappeler si elle aimait ça ou non. A sa question elle haussa les épaules. « Je crois que ça s’est calmé, ils commencent à avoir l’habitude maintenant, même si ça fait pas plaisir. Et puis les affaires ont repris, alors on m’ennuie beaucoup moins. » Elle ne pouvait qu’en ressentir une certaine fierté. Elle avait pu rembourser les dettes de son père et on semblait s’être en effet habitué à sa présence. Elle restait sur ses gardes cependant; avec ces gens on ne pouvait jamais savoir. Mais elle ne voulait pas ennuyer Grace davantage, ces préoccupations devaient lui sembler bien vulgaires. Et puis, elle adorait l’entendre parler. Ce n’était pas tous les jours qu’une dame si élégante acceptait de converser de cette façon avec elle.

Elle saisit sa tasse entre ses mains et but prudemment une gorgée de thé. La boisson était encore presque brûlante, mais elle se sentit immédiatement réchauffée de l’intérieur. Le goût était subtile, un peu fruité sans doute, sans comparaison avec le café qu’elle buvait chaque jour. Elle reposa délicatement la tasse dans sa soucoupe. « Vous vous plaisez ici ? J’imagine que ça doit être bien différent de l’Irlande. » Une contrée bien au-delà de tout ce qui lui serait accessible, mais à défaut de pouvoir s’y rendre, elle en aurait un récit.