“Y a personne de ce nom là ici” essaie-t-elle sans convaincre, le souffle court.

Très lentement, Pearl lève les mains. L’étincelle de sa cigarette rebondit au sol. Les bagues dorées qui ornent ses jolis doigts scintillent à la lumière des réverbères. Un tressaillement remonte le long de sa colonne jusqu’à la nuque, glacé comme la bourrasque hivernale dans la cime des grands pins. Quand elle entend prononcer un nom familier, son cœur oublie un battement. La main gelée qui lui appuie sur l’épaule la pétrifie. Sa verve arrogante s’évapore. La maîtresse de maison baisse doucement le bras pour tourner la poignée de la porte, bouche-bée par la peur.

“D-d’accord...attendez...” La porte de son sanctuaire se referme sur ses promesses paniquées, soufflées du bout des lèvres. Alors qu’elle avance à pas feutrés dans le hall, son regard se pose sur la canne qu’elle utilise parfois pour marcher dans la maison. Le cliquetis répond à sa pensée. Préférant suivre le menaçant conseil de son assaillant, elle ne tente pas de l’attraper et, d’une main tremblante, elle arrête le chien qui gronde sur un canapé. “Cht, cht...Boro, calme...”

L’intérieur de la maison a toutes les parures d’un coquet pavillon familial. Le crépitement de la cheminée les accueille dans cette marche de forçat. Deux méridiennes se font face autour d’une petite table en bois. Un fauteuil trône au coin du feu. Le fusil estampillé “Hennessy Cie” est accroché en évidence. L’odeur du repas flotte encore dans la pièce. Beaucoup d’armes sont dissimulées dans les tiroirs, sous les commodes ou dans la trappe sous le tapis, aucune qu’elle ne peut saisir sans risque à cet instant. Moins téméraire que lorsqu’elle foulait les couches neigeuses de sa jeunesse, elle souffle une expiration angoissée :

“Il est à l’étage” explique-t-elle en espérant que ce soit toujours vrai. Prenant son inspiration, elle s’exécute sans faire d’histoire. “Liam ! Mon chéri ! Viens vite - s’il te plaît…” elle ajoute d’une voix plus claire “C’est urgent.”
Pearl tente de se retourner pour découvrir l’intrus mais le canon qui lui presse l’omoplate l’en dissuade. Dans un murmure, elle semble supplier “J’ai du mal à marcher...laissez moi juste m’asseoir”
En s’appuyant au dossier du canapé, l’entrepreneuse met un peu de distance avec Makoyepuk et pivote doucement, gardant les mains levées, pour découvrir ce visage directement arraché à son passé. Pearl le reconnaît immédiatement, la petite crevette qu’ils ont massacrés dans ce cabanon. Il a vieilli, la sévérité sillonne ses traits oblongs, sa carrure s’est épaissie et a un regard à faire vraiment peur cette fois. Mais elle le reconnaît. Un pli frissonne sur sa lèvre.

“Toi...tu es vivant…” elle tombe dans le fauteuil. L’effondrement se lit dans son regard plein d’effroi.

Est-ce qu’il ne l’avait pas tué pourtant ? Les souvenirs lui reviennent. Ils avaient voulu économiser leurs balles, elle s’en souvient à présent. Sommairement assommé avec la cafetière, ils s’étaient mis à plusieurs pour l’enfoncer dans un caisson.
Heureusement, Rose est encore en pension. Elle regrette que James ne soit pas venu les visiter aujourd'hui.

“Liam Cooper ! Dépêche-toi !” Elle s’enfonce dans le mou du dossier, un air désagréablement pincé sur le front. Le vieux Boro vient s'allonger à ses pieds, près du feu. Il grogne après l'invité du soir mais ne semble pas plus dangereux qu'une serpillère rancunière. “Pas de café j’imagine…?”

Saul avait les deux oreilles et le museau pointés dans la même direction. Ses halètements semblaient ralentis et moins bruyants. Pourtant son poitrail se soulevait au même rythme lourdement régulier. Liam avait toujours porté une affection toute particulière pour cette bête-ci, la trouvant bien moins bénie des cieux et des dieux que Boro. En terme d’aiguisement Saul tenait plus de la cuillère à soupe perdue dans le tiroir. Liam vouait une affection très similaire à Rose. Le bandit embourgeoisé siffla l’animal et glissa un petit carnet manuscrit dans la poche de son pantalon. Il continuerait sa lecture plus tard. Saul ne se calma pas pour autant. Il n’avait jamais obéit à Liam. « Calme toi, crétin. C’est encore le Marshal. Et si c’est pas lui, c’est le Shérif. » La mort de Fraser remuait la ville avec plus de frénésie qu’une laitière sa crème pour battre son beurre. Le clan de la justice comme celui des truands pourchassaient le même objectif : avoir le fin mot de l’histoire. Trouver quelqu’un à balancer au bout d’une corde (puisque ça coutait moins cher que le plomb). L’un se lasserait avant l’autre. C’était le problème des petites villes, le moindre désagrément prenait des proportions abracadabrantes. On s’ennuyait vite et il fallait de quoi alimenter les ragots pour le dimanche au marché.

Il était évident que Saul n’était pas une bête très intelligente. Mais elle était imposante. Malgré sa gueule de bâtard, il aurait été aisé pour un amateur de reconnaître les gênes du dogue allemand chez l’animal. Liam qui n’y connaissait rien, lui, le trouvait juste gros, grand et idiot. Le maître peinait à descendre les marches qui menaient à l’entrée, se faisant tirer par les kilos de muscles alors qu’il tenait Saul par deux doigts sous son collier. « Ah, j’arrive ! » Il haussa à peine le ton, fatigué d’être déjà houspillé par Pearl alors qu’elle venait à peine de rentrer. Les bonnes femmes étaient supposé être patientes. Ce n’était pas le cas de celle-ci. Liam ne s’inquiéta pas outre-mesure du nom qu’elle avait fait ressurgir de la tombe. D’un précipice, plus précisément.

Bah, il était trop tard ou trop tôt pour s’inquiéter.

Arrivé en bas des marches, Liam desserra son étreinte sur le collier de Saul. Sa poigne se fit plus ferme sur la crosse du revolver, dans sa main gauche. Le chien profita de cette nouvelle liberté pour abandonner le chef de famille et retrouver sa maîtresse. Il déboula dans la pièce à vivre avec la rapidité du lièvre et l’élégance de la marmotte.

Pas de Marshal en vue, à la place une connaissance vieille de quinze ans. Liam la toisa depuis le boisage de la porte. « Le cadre est quand même plus sympa que dans ton cabanon de pêcheur, hein ? » Il lissa sa moustache de sa main libre. Le propriétaire qui tenait plus du filou que de l’homme d’affaire souriait, heureux d’avoir retrouvé une ancienne connaissance. Il fallait bien qu’il aime Pearl pour ne pas vider son chargeur sur l’indien qui faisait très mauvais genre dans son salon. « Ou de chasseur, je crois… Tu te souviens, toi ? » Saul avait rejoint Pearl plutôt que d’attaquer le peau-rouge, il lui faisait la fête comme le bienheureux qu’il était. C’était à elle que Liam avait posé la question. Il avait toujours aimé faire la conversation. « En tout cas il avait pas des caisses très solides faut croire. Une chance pour toi. » Les souvenirs de la situation plutôt cocasse semblaient particulièrement amuser le brigand démasqué. « Tu es tout seul ? » Liam coinça une cigarette entre ses lèvres.

Lorsque Saul se détache de Liam pour venir asseoir son dos immense à ses pieds, Pearl pose une main entre ses courtes oreilles, prête à donner l’ordre d’attaquer à tout instant. (Il n’est pas garanti que cela fonctionne). L’indien a été assez observateur pour profiter d’une accalmie dans la maison cossue, à une heure où le couple pouvait respirer un oxygène que les hommes du gang, absents, ne pompaient pas. Surprise par le canon dès la porte d’entrée, elle n’avait pas eu l’opportunité d’arracher le fusil sous la table à manger ou de s’emparer d’un des pistolets dissimulés (un peu partout) derrière le mobilier. A l’interpellation de Liam qui envahit déjà la pièce de sa rhétorique rassurante, elle secoue la tête. « C’était à cause du froid, complète-t-elle pensivement, les armes étaient gelées. »

Le discours de l’intrus, en revanche, décompose sur ses traits toute trace d’amusement. Son nez se fronce d’un rictus haineux quand elle évalue si, à l’énonciation d’un shérif puis d’un marshall, ce mécréant pourrait être en train de leur mentir.

« Tu n’as aucune preuve de ce que tu racontes » répond-elle comme un couperet, trop tôt pour en pas trahir une pointe d’inquiétude.

Tandis ce qu’elle se lève, très doucement, vers la cafetière gentiment disposée près des fauteuils, les sommes exigées (véhémentes) lui plisse la lèvre supérieure d’une grimace noire de colère que seul Liam, debout près des escaliers, peut voir.
La maîtresse de maison elle-même dépose la soucoupe tout près du revolver qu’il a posé devant lui en guise de pourparler. Pearl se prépare à ce que Liam fasse un geste qui mettra un terme à cet apéritif désagréable. La colère l’aveugle toujours tant qu’elle en oublie qu’il suffirait d’un bref mouvement pour que l’invité-surprise reprenne sa crosse et lui troue le bide. Ou pire, que ses paroles (viles) pourraient être vraies et que le redoutable Murphy s’invite au festin, au détriment d’eux-tous.

« Assez d’imbécilités, finissons-en - » commence-t-elle en plein élan quand le chasseur de tête l’interrompt avec une offre qu’elle n’avait pas vu arriver.

L’ivresse du pouvoir s’est insinué dans les veines de Pearl un peu plus chaque année qui les sépare de cette première rencontre. Pour une « fille de rien », devenir quelqu’un, plus que quelqu’un, quelqu’un qu’on craint, quelqu’un qui s’assoit pour parler, c’est un vertige, une escalade étourdissante, un besoin et une folie. Elle regarde son lion et maintenant une brume familière, serpentine, couvre son regard. En haussant à peine les doigts dans sa direction, elle lui demande, dans un langage secret qu’ils sont seuls à reconnaître, d’attendre.

« Tu dois être sacrément dans la merde, n’est-ce pas ? » Un sourire calme qui n’a pas de bienveillance assombrit sa beauté. « Tu crois que tu poursuis encore des fugitifs, garçon, mais tu le vois bien, la maison est à nous. » Elle poursuit, debout pour mieux le prendre de haut. « La rue est à nous. La ville est à nous même. Tu n’es pas supposé savoir ces choses ? Le désert est plein d’os, mon frère. » Les hanches collées au buffet, elle s’appuie sur ses coudes avec plus de décontraction. « Quinze ans. C’est ce qu’il t’a fallu, pour parcourir quelques miles ? Les choses ont changées. » Comme souvent, sa voix s’éraille au dernière coup de javelot. « - Pas étonnant que tu viennes faire la manche ici. »

Seule, elle n’aurait pas fait autant la fière. Liam, présent avec elle, est sa force. L’électricité entre eux est restée intacte depuis ces longues années, elle n’a pas vieilli. Tant qu’il se tient auprès d’elle, elle ne craint rien.

« Je ne sais pas ce que le shérif pense d’un peau-rouge qui s’introduit de force chez une honnête famille de marchands, avec un nom irlandais reluisant comme le cul d’un bébé, mais je ne suis pas sûre que ce soit nous, les Hennessy, qui balancions au bout de la corde. » Ils n’avaient pas besoin de se consulter. Le pouvoir, ils l’ont arrachés ensemble des mains qui y étaient cramponnées, et ensuite, ensemble, ils l’ont fait prospérer. Ils n’avait pas besoin de penser à une stratégie pour en avoir une.

« Qu’est-ce que tu en pense, mon coeur, - »

Pour garder la main face à la menace, il faut toujours qu’il y en ait un qui aboie, pour que l’autre morde. L’orgueilleuse Mrs Hennessy ne quittait plus Makoyepuk des yeux. Elle, en revanche, avait vieilli. Elle n’aboyait plus, elle grondait. Face à l’ennemi, elle gardait mieux son calme comme un de ses vieux molosses.

« -est ce qu’il n’est pas trop tard pour redevenir raisonnable ? »

Le colt de l’indien se retrouva gentiment délégué sur la charmante table basse du salon (faites main, importée de Washington, quelque chose comme ça) alors que l’arme de Liam continuait à menacer le souvenir vieux de quinze ans. Il était toujours en retrait, à peine entré dans la grande pièce, plus chaleureuse que la vieille bicoque du fond de la pinède. Elle ne devait sûrement plus exister aujourd’hui. Envolée, comme leur nom de naissance. Détruite par les intempéries et le temps qui passe. De sa main libre, sans arme, Liam tata la poche de son pantalon. Il en tira un briquet pour allumer la cigarette qui lui pendait à la bouche. Un long nuage de fumée s’échappa de ses narines alors qu’il luttait pour ne pas tousser.

Il était plus habituel pour Liam d’aller au contact d'autrui et de s’amuser de la confrontation, de jouer de sa petite stature pour se frotter aux intimidateurs prétentieux comme effarouchés. Parce qu’il se savait plus important finalement. Le jeu était là. Pourtant aujourd'hui, il préférait parier sur la prudence. Pearl et l’indien jouaient des coudes dans un espace délimité par des barrières invisibles que traçaient des sièges et un canapé. La perte de l’intimité en était étouffante. Un étranger dans leur salon. Un fantôme dans le fauteuil de James. Voilà autre chose. Liam préférait que les affaires sales se règlent là où le sang n’avait rien de précieux à salir.

Profitant que chacun reprenne son souffle entre deux tirades, Liam tira le chien de son arme de poing dans un cliquetis sourd. Il s’avança d’un pas puis d’un deuxième alors que le peau-rouge remettait très franchement ses choix de carrière en question à voix haute. Le bandit en souffla du nez d’amusement et de la fumée sortie de ses narines une nouvelle fois. Il ne chercha pas à prendre la parole, laissant tout le loisir à Pearl de déverser ce qui s’entassait dans le fond de sa gorge, de vider ses poumons et son crâne avant que ça ne déborde. Elle avait toujours mieux parlé que lui. La barre n’était pourtant pas spécialement haute quand on partait d’aussi loin.

Un café remonté au rhum n’aurait pas été de refus, mais Liam était déjà en train de fumer. Et il n’était pas question de lâcher son arme quand l’autre grand guignol était aussi proche de la sienne. Son geste de bonne foi ne voulait rien dire quand Pearl était une cible aussi facile. Liam avait confiance en ses compétences, mais pas suffisamment pour oser mettre la vie de sa complice plus en danger qu’elle ne l’était déjà.

« Bah… » Liam agita sa main, le bout de son canon qui visait toujours l’intrus dansa un peu, suivant le mouvement. « Ça ne sera pas le premier ni le dernier dont on se débarrasse à la barbe et au nez du shérif ou du marshal. ». Son ton gardait cette éternelle touche de légèreté, comme s’il espérait apaiser la tension qui tirait les muscles de Pearl rien que par son apparente tranquillité. Comme si rien n'était jamais grave. « Qu’est-ce que tu crois ? On ne t’a pas attendu pour avancer. » Certes, le marshal ne pouvait pas être acheté, sa réputation d’homme infaillible devançait celle de sa moustache qu’il n’avait plus. Quand un âne ne veut pas boire avec ou sans carotte, on l’abandonne dans un coin et on en prend un nouveau. Ça fait moins de bruit qu'une balle dans la tête. Murphy pouvait bien s’amuser à brouter les restes des vautours dans le désert pendant que les Hennessy faisaient la loi en ville.

« Va, sors de chez nous et file retrouver ton shérif à Imogen. » Les Hennessy n’avaient pas daigné l’acheter celui-ci, cela ne représentait pas un grand intérêt pour eux. « Tu auras tout le temps de te faire égorger par des bandits sur le chemin. Les routes sont dangereuses ces temps-ci. » Et s’il devait crever dans un malencontreux accident de la voie public, percuté par une calèche ou un piano mal tracté, alors soit. Les idées ne manquaient pas. Les occasions encore moins. « On trouvera bien quelqu’un d’autre pour enterrer les Cooper. » Quelqu’un sans vieille rancune et obsession de plus de quinze ans, de préférence. « Les temps sont durs, tu sais. N’importe qui ferait n’importe quoi pour un peu de boulot. » Et ce n'étaient pas les chasseurs de primes désœuvrés qui manquaient dans la région. Ils pullulaient, au mètre carré ils devaient bien y en avoir plus que de vaches, depuis que les O’Reilly s’amusaient à mettre à feu et à sang les ranchs esseulés.