Les mois avaient passé et l’hiver laissé place à des températures plus clémentes. Avec le départ saison froide, Nuttah avait vu un poids quitter ses épaules. Elle n’était plus la jeune fille éplorée et écrasée par la solitude. Du moins, il le lui semblait. Pourtant, le fait d’avoir désormais de précieux soutiens n’enlevait pas à la précarité de sa situation. La ferme demeurait dans un équilibre vacillant, mais les derniers événements lui permettaient tout de même d’espérer. Le temps avait fait son oeuvre, et il semblait que les bonnes gens d’Imogen avaient oublié que quelques temps auparavant ils voyaient d’un bien mauvais oeil cette Native posséder des terres qui auraient dû être celles d’une bonne famille blanche. Elle n’était toujours pas l’une des leurs mais la force de l’habitude lui avait permis de respirer un peu.

Debout depuis l’aube, elle avait effectué diverses tâches quotidiennes qui lui incombaient tout en supervisant celles d’autrui. Quelques bêtes, jeunes et vigoureuses, pourraient prochainement être vendues aux propriétaires alentours et elle espérait tirer de cette entreprise une coquette somme d’argent qui ferait du bien à tous. Pour cette raison, elle veillait tout particulièrement au bien-être du troupeau. Car en hiver comme en été comme à toutes les autres saisons, Nuttah ne s’arrêtait jamais. Elle ne le pouvait pas.

Elle profita de la chaleur de cette fin de matinée pour se rendre à Imogen effectuer une livraison chez une vieille veuve qui commandait les produit de la ferme Doyle depuis des années. D’ordinaire elle n’effectuait pas ce genre de commission, mais il se trouvait justement que ses chaussures avaient besoin d’être réparées, c’était donc l’occasion idéale pour se rendre chez le cordonnier et faire quelques emplettes supplémentaires. Et ainsi fut fait, le plus sereinement du monde, la livraison en premier lieu, jusqu’à l’attente dans la boutique de l’artisan tandis qu’il faisait de son mieux avec le vieux cuir abimé de ses souliers. Mais alors qu’elle regardait à travers la vitre du commerce, elle crut apercevoir une silhouette qui ne lui était pas inconnue… Celle-ci passa malheureusement bien trop vite pour qu’elle ait eu le temps d’en être certaine et c’est évidemment ce moment que choisit l’honorable cordonnier pour lui rendre son bien. Aussi rapidement qu’elle le put, la jeune Doyle paya, enfila ses chaussures à présent étanches et sortit de l’échoppe.



Elle tourna la tête à droite, puis à gauche avant de l’apercevoir. Quelle chance ! Nuttah s’approcha d’un pas rapide pour la rattraper. Car à présent, elle en était certaine: il s’agissait bien de la silhouette longue et fine de Mae, la voyageuse égarée qu’elle avait recueillie chez elle une nuit d’hiver. L’événement ne datait que de quelques mois et pourtant il lui semblait qu’il s’agissait d’une autre vie, une vie bien triste et solitaire, avant Makoyepuk.

Se jugeant suffisamment proche pour être entendue, elle finit par l’interpeller. « Mae ! » Elle avala d’un pas rapide les derniers mètres qui les séparaient, souriant à la vue de ce visage familier. « J’étais sûre que c’était toi ! Si je m’attendais à te voir ici, je pensais que tu serais repartie depuis longtemps avec ta famille ! » Car ne lui avait-elle pas dit qu’ils voyageaient beaucoup ?

« Oh bah ça alors ! Ça m’fait plaisir de t’voir ! » Un sourire sincère s’empare du visage de la hors la loi lorsqu’elle prend la jeune femme dans ses bras pour la saluer. « Oui, finalement, on a décidé d’rester un peu, on aime bien le coin ! » C’était absolument faux, Mae ne pouvait plus voir en peinture l’entrée de la Pinède, l’unique rue d’Imogen, son vieux shérif qui passait plus de temps à dormir qu’à faire appliquer la loi, son adjoint complètement marteau qui l’a forcé à faire des travaux d’homme, sa quincaillerie pleine de mauvais savons, son bordel fermé (quoi que cela l’arrangeait bien, elle était sûre de ne pas devoir aller y chercher Kilian un de ces jours.), son saloon … Non, le saloon reste l’endroit le plus respectable de la bourgade perdue. « T’as du temps ? J’t’offre une bière ! » Elle a de l’argent gagné à la sueur de son front à dépenser la jeune femme. Sans attendre de retour de Nuttah, elle empoigne son bras afin de l’emmener avec elle en direction du temple de Earl.

Les deux jeunes femmes entrent donc dans le saloon, Mae pose son chapeau sur le comptoir, vieille habituée qu’elle commence à être et salue Earl d’un signe de la main. Rapidement, elle sent les regards se glisser vers elles, appuyés sur sa comparse du jour. Des chuchotements accompagnent les rires gras des hommes qui ne se gênent pas pour parler ouvertement de celle qui accompagne Mae. « Deux bières Earl s’il te plait. » Alors qu’elle dépose un billet impeccablement défroissé sur le comptoir (fruits d’un braquage suivit d’une explosion), elle se permet de remettre ces messieurs un peu trop bavards à leur place. « Hé, j’te conseille de vite fermer ta gueule s’tu veux pas qu’j’revienne avec les Irlandais d’la dernière fois ! » L’énième bagarre qui avait eu lieu entre ce groupe et le clan O’Reilly suffit à raviver de vifs souvenirs douloureux dans le crâne alourdi de whiskey du malfrat qui se lève alors pour quitter les lieux, sans oublier de cracher aux pieds des deux jeunes femmes. Il n’en faut pas plus à Mae pour sentir la rage monter à son cerveau bien éveillé. « J’reviens. » Elle attrape alors sur le comptoir une bouteille de whiskey qui ne demandait rien d’autre que d’être bu, bien décidée à s’en prendre à trois hommes bien plus forts qu’elle. Par fierté certainement, mais bien plus par bêtise. Fort heureusement, Earl la coupe dans son élan en lui attrapant le bras. « Non, ça suffit vous faîtes fuir les clients à chaque fois. » Outrée, Mae le regarde en formant un grand o du bout des lèvres. « Mais t’as entendu c’qu’ils ont fait ?! » Ce bon vieil Earl range alors la bouteille dans son comptoir et se remet à essuyer ses verres comme si de rien n’était. « P’tain mais c’t’incroyable ici hein ! » La justice n’est pas la même pour tout le monde visiblement. Elle sort alors à la porte du saloon pour faire ce qu’elle fait le mieux, crier : « Hé, s’tu r’viens encore m’emmerder j’fais en sorte que tu puisses plus jamais fermer les yeux la nuit ! » La menace ainsi faite, elle retourne dans l’établissement sous les rires de l’ennemi. Parfois, elle aimerait qu’ils sachent qui elle est vraiment, et ce dont elle est capable, cela leur couperait peut-être l’envie de se moquer.

Alors, dans un sourire, elle s’adresse à Nuttah en désignant la salle vide de sa main. « Bah tu vois, en plus, on a le saloon pour nous deux, si ça c’est pas beau ! » Bières en main, Mae choisie une table au hasard pour venir s’y asseoir et inviter Nuttah à en faire de même. Les verres s’entrechoquent avant qu’elle ne lève le sien. « Alors, ça a été l’hiver ? »

Nuttah était pour le moins surprise, mais malgré tout heureuse de la revoir. Elle n’avait pas oublié les circonstances incongrues dans lesquelles elles s’étaient rencontrées, brisant sa solitude l’espace de quelques heures. Pour être honnête, elle n’avait pas pensé la recroiser un jour, et fut d’autant plus surprise de découvrir qu’elle n’était jamais partie. « Vous êtes restés tout ce temps ? » Etrange qu’elle ne s’en soit jamais aperçue, mais après tout la fermière avait eu d’autres chats à fouetter que passer son temps à trainer en ville.



Avant qu’elle ait eu la possibilité de protester - ou même de réfléchir à l’invitation -, elle se retrouva entrainée vers le saloon, un endroit où elle ne mettait guère les pieds. Jedediah le lui avait toujours interdit et les quelques fois où elle avait désobéi elle s’était bien rendue compte que sa présence ne passait jamais vraiment inaperçue, et pas de la plus agréable des manières… Et cette fois-ci ne fit pas exception à la règle. A l’instant où les deux jeunes femmes passèrent la porte du saloon, elle put sentir les regards se poser sur elle, tandis qu’elle priait intérieurement pour que tout se passe bien et sans remous. Mais c’était sans compter le tempérament volcanique de Mae qui réagit immédiatement. « C’est rien hein… » Protestations de souris qui ne furent même pas entendues. Durant tout ce temps, Nuttah se maintint en arrière, spectatrice de la scène. Elle était à la fois admirative de la combativité de son amie, et en même temps désireuse de disparaitre, totalement mortifiée à l’idée d’avoir pu être à l’origine d’une scène si épouvantable.

Il lui sembla que l’altercation dura une éternité, mais elle s’acheva finalement par le départ de ces hommes et la victoire de Mae. Ne sachant trop comment réagir - devait-elle la remercier ? Elle avait tant l’habitude d’ignorer ces regards et ces rires qu’elle ne savait pas très bien. -, Nuttah la suivit finalement et s’assit à la table, face à elle. Elle avala une gorgée de bière qui la rafraichit et l’aida à se remettre un peu de ses émotions.

La fermière fut soulagée que la jeune femme détourne la discussion vers un autre sujet et répondit avec empressement. « Et ben oui, en partie grâce à toi d’ailleurs ! Même si la saison a été plutôt mouvementée… » Et c’était le moins qu’on puisse dire. Entre temps elle avait retrouvé Makoyepuk et appris la réalité de ses origines. Autant dire qu’il lui semblait que sa rencontre avec Mae datait d’une autre vie et non de seulement quelques mois. « Et pour toi ? J’ai encore du mal à croire que t’étais ici tout ce temps ! » Mais autre chose avait retenu son attention un peu plus tôt, des paroles qui n’étaient pas tombées dans l’oreille d’une sourde, bien qu’elle ne les ait pas forcément interprétées correctement. « Je savais pas que t’étais Irlandaise. » Nuttah s’était toujours imaginé les Irlandais plutôt rouquins et avec un accent incompréhensible. Or, Mae n’était pas rousse et elle parlait tout à fait normalement. La jeune Doyle était néanmoins curieuse d’en savoir davantage sur sa mystérieuse famille.