Pearl grimace en jaugeant l’horizon. À elle aussi, le vent fouette le visage et dérange le voile noir qui lui couvre les cheveux. Elle le rabat pour protéger ses yeux de la poussière. Les remous du chariot lui sont pénibles, à peine plus supportables que les flancs de son cheval. Le pire étant la nuit, quand la blessure la lance jusque dans le genou.

« Tu veux m’envoyer chez le sorcier ? » demande-t-elle, les bras croisés, dans un renfrognement de vulnérabilité que ne peut causer qu’une très grande souffrance.

Faire l’aveu de sa faiblesse lui arrache la bouche. Pourtant le voyage ne l’a pas épargnée. Dès l’allée, elle a senti les ricochets de plus en plus lancinants faire lézarder ses os et rendre la montée de plus en plus difficile. Sa santé dépérit à petit feu, depuis des années, une des raisons pour lesquelles on la voit si rarement seule hors de chez-elle. Dans le gang, la rumeur veut qu’elle se soit pris un plomb ou un coup de lame. Pearl est une femme fière. Par orgueil, elle repousse le repos. Chez les Beaver, elle s’éclipsait pour se prostrer à l’abri des regards. Il semble qu'il en faut plus pour aveugler Makoyepuk dans le rôle qu’il occupe, il garde un œil sur elle.
D’un geste, elle refuse son offrande et se frotte les mains, cachée dans des gants en cuir brun de bonne facture. Le regard qu’elle lui donne est à la hauteur de sa frustration : l'indien en profite pour se payer sa tête et faire des familiarités.

-Où ça dans le coin ? Dans quel coin ?

***

« Jusqu’où on va comme ça ? Dans le Montana ? »

Première protestation d’un rapt qui se présentait comme un service, Pearl soupire de soulagement quand enfin, une heure après, leur convoi s’arrête dans un paysage tout à fait splendide. Il lui semble qu’elle n’est jamais allé de ce côté du pays. Makoyepuk a mis le cap sur le nord avec l’air très assuré.
Couchée contre leurs affaires, elle se redresse pour regarder autour de la clairière. Le massif montagneux se dresse tout autour d’eux, déchirant les cieux comme les vestiges d’un mythe. Le désert de West Esperanza touche à son embouchure les chaînes des Grey Hills, redoutable crête qui sépare les deux villes. Pearl ne connaît que le sentier qui rejoint Imogen par le lac, elle n’a jamais été aussi près de ces altitudes majestueuses. L’air est d’une pureté qui lui écrase les poumons.

« Qu’est ce que c’est beau ! » s’exclame-t-elle en craquant une allumette.

L’aventure n’arrive pas au bon moment. L’usine Beaver est prête à renouveler le contrat de ces dernières années malgré les attaques répétées sur leurs marchandises. Il faut poursuivre le négoce avec Brian et Wyatt pour lui vendre de nouvelles escortes. Liam a dû pain sur la planche : les bons hommes de main ne poussent plus au bord des routes. Ses méninges chauffent depuis le dîner à la scierie. Peut-être peuvent-ils organiser eux mêmes une attaque qui convaincra le vieux maire d'employer davantage d'hommes ?
A leurs dépens, les Hennessy apprennent à resserrer les liens qu’ils ont et à ne pas distribuer leur confiance aisément. En effet, la trahison de Logan précédant à celle de Fraser, les attaques qui atteignaient le gang venaient de l’intestinal. Avec ces nouvelles considérations, Pearl en est venu à considérer son chasseur piegan comme un agent plus fiable que ses anciens alliés.

« Quand tu conduis une dame seule en pleine nature, souvent c’est pour l’exécuter n’est-ce pas ? » En lui souriant méchamment, elle fait le geste de lui tirer une balle. « Les tueurs ont toujours cherchés le paysage. »

Le cigare incandescent, elle le laisse dresser leur campement en contemplant distraitement la cime des arbres et la belle perspective.
Contrairement à ses randonnées passées, l’équipée n’est pas partie les mains vides. Leur chariot est fourni de conserves et de vrais couchages.  Bientôt, alors qu’il étend le drapé qui couvrira leur bivouac, elle installe des pierres en foyer et allume un feu à l’abri du vent. Une source s’écoule à côté de leur halte.
Makoyepuk est un brave mais il n’est pas un Hennessy. Pearl n’a confiance qu’en Liam et en James. Toutefois, elle sait qu’il est assez intelligent pour connaître sa place. S’il la tuait, des dizaines d’hommes se précipiteraient bientôt après lui. Elle a toujours bien su choisir son escorte.

« Y a une bouteille dans le chariot, à côté des fusils » lui indique-t-elle en désignant du menton le petit wagon détaché. Leurs chevaux déshabillés profitent de l’herbe grasse en tirant sur leurs longes.

Pearl étale ses jupons noirs près des flammes. Moins soucieuse de son apparence qu’à Silverstone, elle retrousse les manches de sa chemise blanche pour réchauffer ses mains. Les arbres les protègent des bourrasques de la plaine mais ils entendent la tempête souffler au loin. Un verre à la main, la vétérane du crime gratte son chignon défait et libère un soupir d’épuisement de sa poitrine.

« Ton chaman a intérêt à savoir quoi faire, merde...j’en crève. »

La coupelle ne reste pas longtemps pleine, Pearl en a bien besoin pour se relaxer d’un voyage aussi atroce.
Elle le regarde sans arriver à se souvenir de ce à quoi il ressemblait plus jeune. La première fois qu’il est apparu dans son salon, elle l’a reconnu immédiatement mais maintenant, le jeune chasseur de prime s’efface totalement dans les traits du vagabond dysphasique qui l’accompagne partout.

« Alors... » elle remplit une nouvelle tasse de Kent et lui sourit. « On » t’as dit. Quoi ? »

Encourageante, elle lui fait un clin d’oeil.

« Je me suis jamais pris de plomb là dedans » révèle-t-elle en se tapant la cuisse « ça, mon brave, c’est le prix du labeur. »
Le soir se couche petit à petit, les montagnes se peignent d’un bleu profond. Elle trinque avec lui.
« Toute petite, j’ai travaillé tout de suite. A peine sortie de mes langes, je travaille. C’est ça, la hanche. Le frottement du temps et le prix de la sueur. »

Au-dessus des flammes, elle lui tend une conserve pour qu'il l'éventre et la mette à bouillir.

Les oiseaux de nuit se réveillent, leurs yeux jaunes s’allument dans les bois opaques où trottent les mulots.