Dante se l’était juré: il devait à jamais conserver le silence comme le contenu d’un coffre fort rempli de billets et s’éloigner pour l’éternité de son aimé. Il y était si résolu qu’il avait d’ores et déjà mis fin à ses affaires à Imogen pour retourner à Silverstone, et ne plus jamais en repartir. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Comment une telle flamme s’était-elle emparée de son coeur pourtant mort - mais qui ne battait pas plus fièrement de son vivant - ? Peu importait, il fallait qu’il cesse de s’appesantir sur une passion qui jamais ne s’embraserait. Non, il retournerait à la froideur glacée de ses livres de compte. Peut-être mènerait-il à la banqueroute quelques paysans infortunés, cela lui changerait les idées sans aucun doute. Mais serait-ce suffisant ? Car il lui semblait que le trou qui s’était creusé dans son coeur non palpitant jamais ne se refermerait. Quelque chose s’était brisé en lui lorsqu’il avait dû renoncer à son tendre pasteur.

Il trainait son âme - du moins, ce qu’il en restait, c’est-à-dire pas grand chose - esseulée dans les ruelles d’Imogen. Chaque pas lui était douloureux, le rapprochant de l’instant où il serait séparé de son bel Apollon à tout jamais. Mais il n’avait pas le choix, il devait préserver sa propre peau.

C’est alors qu’une puissante odeur de sang parvint jusqu’à ses narines. Dans son état de misérable tristesse, il aurait presque pu ne pas y prêter attention, si ce fumet ne provenait pas du temple… Immédiatement, tous ses sens s’affolèrent tandis qu’il imaginait son Benicio blessé, torturé peut-être, promis à une mort certaine. Non, c’était impossible ! 

Oubliant toutes ses belles résolutions, il se mit à courir de sa vitesse vampiresque. Sous l’effet de sa vélocité, quelques boutons de sa chemise se perdirent en route, dévoilant la musculature de son torse, qui malheureusement - car c’était la nuit, ne l’oublions pas - ne luisait pas comme une multitude de pièces d’or.

Prêt à réduire en pièces le monstre qui osait poser ses pattes sur la peau douce et satinée - ah, les yeux de l’amour ! - de l’homme de ses pensées, il ouvrit dans un grand fracas les portes du lieu de culte. Peut-être un trop grand fracas, puisque le bois vola en mille morceau. La peur de perdre ce qu’il avait de plus cher, voyez-vous, avait décuplé sa force. Mais peu lui importait ; il se précipita à l’intérieur de l’église, hurlant de toute la force de son coeur qui ne battait plus « BENICIO ! ». Un cri qu’il n’aurait supporté de voir resté sans réponse.

Benicio était là, bel et bien en vie et Dante ne put retenir une expression d’intense soulagement. La vie ou la mort du pasteur aurait dû lui être indifférente, mais il devait voir les choses en face: comment continuer de fouler ce monde si cet être qu’il chérissait tant n’y était plus ? Il ne le reverrait plus, passé ce jour - ou plutôt cette nuit - mais au moins avait-il la consolation de le savoir encore en vie et bien portant.

Toute inquiétude n’était pas dissipée, cependant: il se précipita vers lui, l’odeur de sang se faisant de plus en plus forte - et de plus en plus… irrésistible -. Pourtant, il ne s’agissait pas du sang de l’homme de ses pensées - car depuis le temps, il savait en identifier l’odeur comme le parfum de la plus délicate des fleurs -. Le voyant tomber à genoux, il s’abaissa à sa hauteur, cherchant à faire de son mieux pour rassurer le malheureux qui semblait bien secoué. « Etes-vous blessé ? » Il plaça une main sur l’épaule de l’homme d’Eglise et frémit de tout son être à ce contact. « Par où sont-ils partis ? Ils ne doivent pas être bien loin ! » Il regarda à droite, puis à gauche, comme si les vils criminels pouvaient encore se trouver entre ces murs. La colère l’enflammait: oh, il aurait pu les tuer de ses propres mains ! - d’ailleurs c’est très certainement ce qu’il allait faire ! -

Pourtant, l’odeur poisseuse du sang prenait désormais toute la place, au point que ce fumet, d’habitude agréable, en devenait presque écoeurant - comme un Big Mac laissé trop longtemps dehors un jour de forte chaleur -. Et enfin, il perçut ce que les yeux de l’amour, semble-t-il, lui avaient caché: quelqu’un était mort ici. Quelqu’un qu’il ne voyait pas, mais il y avait bel et bien un cadavre humain en ces lieux.

Aussitôt, il se tourna vers le visage tant chéri de Benicio. Car, nul doute que celui-ci cachait quelque chose. « D’où vient tout ce sang Pasteur ? Vous pouvez me faire confiance, je peux tout entendre. » Emanait de lui une douceur peu commune, une douceur que nul autre n’avait jamais entrevu. Car il était sincère, aussi incroyable que cela puisse paraitre: si son cher pasteur avait dû en arriver au pire pour se défendre, il le protégerait, sans aucun doute, même si c’était là la dernière chose qu’il devait faire pour lui. Après tout, ce ne serait pas le premier cadavre que le banquier au coeur tendre mais sans vie serait amené à faire disparaitre…

Le visage du vénérable homme d’Eglise changea, ses traits se contractant en une expression torturée. Plus inquiet qu’il ne l’avait jamais été pour quiconque - à part peut-être lui-même - le banquier se pencha sur lui, resserrant l’emprise de sa main sur son épaule. « Comment pourrais-je penser une chose pareille ? » Si le bel homme avait su qui il avait face à lui ! Plus que jamais, Dante aurait voulu lui dévoiler sa nature profonde, mais quelque chose le retint, une fois encore.

Leurs regards se croisèrent et une fois de plus, Valentine sentit battre dans sa poitrine ce coeur qui pourtant n’avait plus de vie. Intrigué, il se leva et suivit Benicio. Le contact de sa main dans la sienne le fit de nouveau frissonner, plus encore que n’aurait pu le faire la vue d’un livre de comptes bien tenu. L’odeur du sang se fit de plus en plus forte, et pourtant lorsqu’ils approchèrent… rien. L’expression du beau Pasteur dévoilait sa surprise, mais les explications qui suivirent étaient loin d’avoir la même sincérité. Dante fronça les sourcils. « Un rat ? » Il n’avait pas été mordu la veille, il savait parfaitement différencier le sang humain d’un sang animal. Et quand bien même, le rat aurait dû être d’une taille monstrueuse pour laisser échapper autant d’hémoglobine. Il fut blessé, bien malgré lui, constatant que son cher et tendre ne lui faisait pas suffisamment confiance pour lui dévoiler la vérité.

Mais c’est alors que les choses prirent une tournure des plus inattendues. Il avait fait preuve d’une bien grande maladresse en brisant la porte en mille morceaux, et bien sûr, le Pasteur avait fini par en être alerté. Dante aurait pu sans doute trouver une explication, certes farfelue, mais qui aurait satisfait l’esprit en quête de rationalité. Au lieu de cela, il plongea ses yeux dans ceux, si sombres et profonds de l’homme qu’il aimait, et s’avança, comme hypnotisé.

Il se retrouva face à lui, si proche que leurs visages se touchaient presque. Puis, il avança sa main vers le visage de Benicio, effleurant sa joue du bout de ses doigts glacés. Il pouvait entendre les battements de son coeur, le sang battre ses tempes et fut tenté un instant de planter ses canines dans le creux tendre de son cou. « Je suis… dites le… » murmura-t-il.

Même sa méconnaissance de la langue espagnole ne put l’empêcher de comprendre la révélation qui venait de franchir les lèvres - si délicieuses - de l’homme d’Eglise. Dante sentit le sang qu’il n’avait plus quitter son visage. Seigneur - et c’était le cas de le dire - que venait-il de faire ? Etrangement, ce ne fut pas la menace d’une sentence prononcée par le clan Volturi qui le terrifiait à présent, mais la cruelle idée que cet être qu’il chérissait puisse sans délai se détourner de lui. Cette pensée lui était plus douloureuse encore que la vue d’un compte bancaire dans le rouge.

Figé, incapable de prononcer le moindre mot, il ne pouvait qu’attendre la réaction du beau Benicio. La tension était palpable. Il aurait dû nier, mais le simple fait de croiser son regard l’en dissuadait. Il était le seul être capable de lui inspirer l’impulsion de l’honnêteté. A lui, il ne pouvait mentir. Mais pourrait-il supporter le rejet ?

Pourtant ce rejet ne vint pas, et le banquier de la nuit en fut un instant soulagé. Soulagement qui fut bien bref, car la réaction de celui qui hantait ses pensées et son coeur s’avéra pour le moins déroutante. Il s’efforça néanmoins de répondre, ayant soudain l’étrange impression de ne plus avoir le dessus. Mais peu importait. A lui, il se soumettrait volontiers. « Non, je ne suis pas venu pour ça. » répondit-il d’une voix blanche.

Comment lui dire ? Comment lui expliquer ? C’était sans compter les terribles paroles prononcées par le beau pasteur, qui tombèrent comme un couperet. Ces mots résonnèrent dans la tête de Dante sans qu’il parvienne à les assimiler pleinement. Les yeux écarquillés, il regardait Benicio d’une manière nouvelle. Etait-il possible que son ange soit en réalité déchu ? « Que veux-tu dire ? » Son regard se posa alors à l’endroit où se trouvait tout ce sang qu’il avait respiré, puis de nouveau sur le visage tant aimé. Il s’approcha, lentement, attiré à lui tel un aimant. « Ce n’était pas toi qui était en danger, n’est-ce pas ? » Désormais bien plus proche, comme hypnotisé, il caressa le creux de la nuque du Pasteur. « Se pourrait-il que tu sois… comme moi? » Mortel bien sûr, mais au coeur aussi sombre que le sien…