J'ai encore rêvé d'elle… J'espère qu'elle rêve aussi. Je n'avais pourtant rien fait pour ça, j'avais mal dormi.

Des années que son visage hantait mes nuits, fantôme du passé, nymphe des océans. L'avais-je d'ailleurs vraiment vue ou n'était-ce que les divagations malades d'un garçon en mal de mer et d'amour ? Cette nuit encore j'avais revu son visage à la blancheur du marbre, la cascade de ses boucles enflammées habillant des épaules autrement dénudées. Mais ce qui me suivait toujours jusqu'au matin dans ces rêves enfiévrés était son regard perçant mon âme jusqu'à m'en faire mal.

Toute ma chevauchée de la journée avait été hantée par ces yeux pourpres dont les prunelles pénétraient ma peau. Fatigué, j’avais décidé de poser mon campement pour la nuit après une longue journée de chevauchée dans la plaine. J’avais trouvé l’endroit parfait : une petite clairière entourée de végétation touffue qui me protégerait du regard d’un éventuel voyageur, les bassins en contrebas m’offrirait toute l’eau dont je pourrais avoir besoin pour me ressourcer et les collines qui entouraient ce petit renfoncement de verdure me protégeait des vents secs des plaines.

J'avais profité des derniers rayons de soleil pour délimiter mon campement et pour rincer les restes de ma chevauchée qui avait été pourtant loin d'être fantastique dans un des petits lacs. L'eau froide de février m'avait revigoré. Habillé seulement de ma chemise et d'un pantalon j'entendais un peu de linge sur une des cordes de ma tente. Je l'avais rêvée si fort que mes caleçons s'en souvenaient. J'avais lavé la crasse qui souillait ma peau frissonnant et pourtant je n'avais pas réussi à dissoudre la fièvre de son regard qui enveloppait ma peau.

Mais alors que je finissais le nœud qui permettrait à mon sous-vêtement de sécher dans le vent sans s'envoler je me sentis saisi par derrière ce qui en temps normal m'aurait fortement déplu. Mais la poigne était douce et la voix susurrée à mon oreille moelleuse comme le miel alors je me figeais avant d'avoir le temps d'envoyer mon coude dans l'estomac du plaisantin. Les accents de ce murmure, je les connaissais sans les connaître. Ils me rappelaient mon île sans que je puisse y dessiner un visage.

L'étreinte froide de relâcha seulement pour me retourner et je lui fis enfin face. Je crut défaillir. Étais-je de nouveau piégé dans la prison de mes songes ? M'étais-je assoupi au milieu de ma lessive ? Je ne pouvais pas croire qu'en fin j'étais éveillé à ses côtés. Pouvais-je me raccrocher à l'espoir que le destin nous ait prêté un soir, une nuit juste pour elle et moi ?

Elle me caressa la joue tout en douceur, juste pour mon cœur, et je sus que je ne rêvais pas. Ses doigts avaient la fraîcheur de la glace sur ma joue et toutes les questions qui fourmillaient dans ma tête furent effacées par une seule crainte : qu'elle ne meurt de froid dans mes bras.

- Mais vous êtes gelée, m'alarmais-je

D'un geste j'attrapais mon lourd manteau en cuir retourné situé de façon très pratique juste à côté de moi et lui en recouvrait les épaules. Sa robe d'une manufacture délicate rehaussant son teint d'albâtre et sa beauté naturelle mais n'était pas faite pour des températures aussi froides.

-Je ne peux croire que c'est vraiment vous, murmurais-je en entourant ses frêles épaules de mon lourd vêtement.

Je n'osais trop la toucher comme si mon contact allait subitement la faire éclater telle une bulle de savon aussi je retirais prestement mes mains après avoir rempli ma besogne.

- Je croyais que je vous avais inventée, je ne savais ou vous trouver, soupirais-je.

Mais peut-être était-ce le cas. Peut-être que j'avais définitivement versé dans la folie que je vivrais une vie cette nuit, juste elle et moi, et demain matin elle s'en irait.

Elle me parlait mais je n'arrivais à faire sens de ses mots. "Immortel, notre nid, d'amour et de sang frais, nous seront des dieux". Bien que ce qu'elle racontait avait autant de logique que les paroles d'un échappé d'asile (ou que de Mae les jours où elle était en forme) à mes oreilles, je pouvais néanmoins reconnaître que les notions qu'elle abordait semblaient néanmoins être des choses plutôt positives dans l'ensemble alors j'essayais de hocher la tête pour ne pas la froisser sans pour autant y parvenir. Était-ce l'amour qui me tétanisait ? Peut-être était-ce moi le fou, le dément, car je l'aimais à perdre la raison. Je l'aimais à n'en savoir que dire. Je n'avais qu'elle d'horizon (principalement car elle se tenait devant moi et me bouchait le paysage). J'ignorais ce qu'était l'hiver et ne connaîtrait cette saison que par la douleur de partir loin d'elle.

La fin, la fatigue et le froid, toutes les misères du monde, c'est par mon amour que j'y crois, en vous je porte ma croix et de leurs nuits ma nuit se fonde, arrivais-je à articuler d'une voix qui me paraissait étrangère.

Je ne savais ce qu'il me prenait tout à coup, ni d'où sortaient ces mots qui dans ma bouche me semblaient empruntés à un autre. Peut-être une citation d'un livre de poésie de Killian qui jusque-là avait été enfouie tout au fond de mon cerveau… Je n'étais pas du genre à parler d'amour comme un galant de palace. J'étais un homme, un vrai, pas un de ces damoiseau cachant leurs manières efféminées sous un beau costume dont les tissus étaient plus doux que les fesses d'un bébé. Je parlait de batailles, du froid et le l'âpreté de la vie de bandit, mais cette femme m'avait bel et bien envoûté. Une rencontre fortuite au détour d'une cale qui m'avait marqué plus sûrement qu'un fer rouge sur le derrière d'une vache. Elle m'avait tétanisé.

D'ailleurs elle s'étirait vers moi comme pour m'embrasser le cou. Je n'eu pas le temps de m'étonner de sa poigne de fer qu'une douleur fulgurante me traversait la nuque jusqu'en haut des épaules. Je ne put refouler un grognement sourd. J'avais du faire un faux mouvement lorsqu'elle m'avait retourné brusquement, j'avais maintenant le cou bloqué.

Je pris ses mains froide dans les miennes (c'est qu'elle commençait à me faire mal à essayer de forcer) et me reculait d'un pas.

-Rien ne me ferait plus plaisir que de vous aimer aussi mais… je ne pouvais lui avouer qu'un torticolis m'avait mis au tapis c'était humiliant... Mais je ne connais même pas votre nom.

C'est tout ce que j'avais réussi à trouver comme excuse, mais c'était du blabla de femme ça devrait lui plaire. Gardant sa main dans la mienne, je la tirais doucement près de mon feu de camp. Elle avait beau dire qu'elle ne craignait pas le froid, son état m'inquiétait un peu.

-Vous devez être épuisée après votre périple. D'ailleurs je ne vois pas votre cheval, vous l'avez garé derrière la colline ?

Je lui montrais l'exemple en m'asseyant dans l'herbe (je lui laissais la bûche que j'avais tiré près du foyer un peu plus tôt dans la soirée) et de ma besace je tirais ma gourde.

- De l'eau ? Sinon j'ai aussi…

De mon autre main je sortis de mon sac une belle bouteille de whiskey de contrebande à peine entamée.

La belle ne désirait pas boire et je m'étonnait que malgré ses heures (surement) passées dans le désert elle ne souffra pas des affres naturelles que subissait le corps humain. J'aurais du trouver cela louche mais trop envoûté par la présence ensorceleuse de la beauté qui se tenait à mes côtés, je ne me doutais de rien. Je pris une gorgée du feu liquide emprisonné dans ma bouteille. Et la douce souffrance de l'alcool couplé à ses doigts froids qui effleuraient ma peau paraissait fiévreuse en comparaison me firent tourner la tête. Je cru mal entendre les paroles qui sortaient de sa bouche aux lèvres généreuses. "festin mortel"? Cela n'avait aucun sens, mes oreilles devaient m'avoir trompées.

Puis elle referma ses mains sur mon coup souffrant et j'eus un mouvement de recul. Où en tout cas je voulus en avoir un mais sa poigne, étonnamment forte pour des bras si frêles, me retint en place plus solidement qu'un clou sur une planche. Ma douleur physique disparut mais c'est une douleur dans mon cœur qui se réveilla. Je ne pouvais plus ignorer l'évidence. La femme de mes rêves n'était qu'une façade, un leurre. La réalité de sa présence était bien plus sombre. Toute ma vie j'avais rêvé de cette femme et je me rendais compte qu'elle était pas plus ta'gible que le vent. C'est mon âme qui pleurait. Je me débatti de toute mes forces pour échapper à son étreinte mortelle.

- Arrête ! tonnais-je d'une voix forte. Je sais qui tu es.

Le refus de boire et de se repaître, l'indifférence de son état frileux, cette obsession de me séduire… ce n'était pas la première fois que je vivais ce cauchemar. Elle ne pourrait pas me duper.