La guerre peut aussi gronder dans les cœurs de deux inconnues : mais c'est peut-être la passion qu'Irina devra affronter afin de mener sa mission à bien.

Greta possédait un magnifique potager dans laquelle aimait faire pousser des carottes, car c’était la soupe préférée de son mari ainsi que de sa petite dernière, la petite Elga aux joues si roses que les tomates en étaient jalouses. Tous les soirs depuis seize ans, son mari y avait droit à sa bonne soupe de carottes qu’elle savait faire comme personne dans le village fleurit de Smögen. Pourquoi seize ans, me direz-vous ? Car seize ans plus tôt, elle avait perdu dans la cuisine l’alliance si jolie dans laquelle son mari, qui n’était encore que son fiancé à l’époque, avait mis toutes ses économies. En seize ans, pas un jour ne s'était passé sans qu’elle ne s’en soit voulue, et ainsi pas un jour ne s’était passé sans que son mari ne boive son bol de soupe à la carotte.  Mais revenons-en à notre potager ! Enfin… à celui de Greta. En ce jour ensoleillé, soixante-quatre virgule quatre Fahrenheit pour un mois de mars, Greta se dit qu’il n’y avait vraiment plus de saison ni pour le temps, ni pour les carottes. Et oui ! Son potager en était plein alors que tout le monde sait que les récoltes des carottes se font de juillet à septembre. “Comme c’est incongru !” S’exclama Greta (vous comprendrez bien qu’elle le dit en suédois, mais ayant trop peur d’écorcher cette langue si mélodieuse à l’oreille, j’ai pris la liberté de traduire tous les dialogues en français). Elle en tira donc une (de carotte), et ce qu’elle y trouva fut encore plus incongru que cela la laissa sans voix.

Mais cela n’est pas son histoire. L’histoire que je vous compte ce soir est celle du clan Romanov. Enfin… d’une Romanova plus précisément. Élue parmi les élus, fille d’un prince, d’un roi, que dis-je… d’un tsar. Descendante des dieux : Irina était un bébé vaillant aux joues aussi roses que les carottes de Greta. Mais bien sûr, à cet âge, elle était autant Romanov et vampire que vous et moi. En effet, ces deux choses, lien de cause à effet, arrivèrent en même temps. Bref.

En cette Ère sacrée, les Romanov n’ont pas encore tissé leur toile au-delà de l’Asie orientale et occidentale. Peinant à arracher le contrôle de l’Europe des mains pleines de pesto des Volturi, ils se dressent en compétiteurs acharnés dans la conquête du continent américain. Cette guerre froide (et le froid, ça les connaît), commence dans les terres perdues de l’Ouest Américain. Les Russes n’y sont pas aller de mains mortes en envoyant leur meilleur élément en éclaireur : Irina Petrouchka Nepleurpaïevna Romanova. Son pouvoir, plus puissant qu’une bombe atomique, ferait capituler n’importe quel président italien : elle est empathe. Ce plan mieux huilé qu’une bonne part de pizza couverte de fromage ne présentait qu’une faille, que dis-je, une craquelure portant le nom de Nouvelle-Orléans. Contre toute attente, Irina y fit une rencontre inattendue.

Anne Faure, mystérieuse sorcière du Bayou aux ensorceleurs charmes ensorcelants qui ne reste néanmoins qu’une vulgaire humaine, n’est pas restée inactive pendant qu’Irina vadrouillait dans le monde entier de l’Ouest Américain. Rusée renarde de la mangrove des alligators facétieux, grâce à de malins subterfuges saupoudrés d’un peu de magie et de poudre de perlimpinpin, elle a réussi à intégrer un clan de vampires végétariens… Mieux ! Elle les a convaincus, dans toute sa roublardise, qu’elle était l’un des leurs. Les Borden, car c’était eux, n’y virent que du feu et la laissèrent grossir leurs rangs.

Mais revenons-en à la fameuse et palpitante rencontre inattendue, mais brièvement, car il me tarde de raconter la deuxième rencontre également inattendue. Intriguée par cette mystérieuse, mais très banale, humaine, Irina décida de s’en rapprocher. C’est évidemment pourquoi elle rejoignit les O’Reilly (et fit passer ses quelques encas au sein du gang pour des accidents de grizzli). N’ayant pas tout de suite compris qu’en réalité les O’Reilly détestaient les Borden et ne cherchaient qu’à s’en éloigner, notre princesse russe se trouva fort dépourvue quand elle se retrouva à camper près d’un lac gelé neuf mois dans l’année. Ce qui avait toutefois l’avantage de lui rappeler sa mère patrie. Quand la vie t’offre un citron…

Mais le destin a des plans bien plus grands pour nos deux âmes errantes. Et oui ! Car un malheureux (ou…. devrais-je dire… heureux ?) accident de diligence, coup de pouce de la fatalité, est donc notre deuxième rencontre toujours aussi inattendue.

Alors qu’une carriole postale frémissante de rage se jette à toute berzingue sur la frêle sorcière des terres humides, Irina dont le sang de cougar fraîchement avalé ne fait qu’un tour, se précipite devant sa dulcinée pour faire bouclier de son corps dur comme l’eau de Moonstone Pound en plein mois de janvier. Le désir guidant son cœur, elle en a oublié la règle primordiale du clan Romanov : Ne jamais se dévoiler devant un fragile mortel… Aurait-elle un pet au casque ?! Elle a signé son arrêt de mort… Enfin, sa deuxième.
En beugnant la bagnole, Irina beugnera-t-elle aussi le corps coeur de l’enchanteresse en perdition ? Anne se laissera-t-elle envoûter par les dangers exotiques de l’irrésistible vampire de la toundra désertique des plaines russes ?

La langueur de l’après-midi estival n’était pas ce qui réchauffait la peau froide depuis des centaines d’années d’Irina.
Perchée au sommet d’un sapin en compagnie d’une famille de hiboux endormis, elle scrutait la sylphide qui arpentait le chemin caillouteux d’un pas trainant. Sa peau caramel luisait sous l’astre du jour. Elle semblait tiède. Irina voulait la toucher. De là où elle était, elle pouvait sans mal entendre son souffle laborieux hacher ses lèvres charnues. Irina voulait y goutter. « En civet ? » songea-t-elle. « En rôti ? Non, non, quelque chose de plus délicat… » Désormais que la promesse d’un déjeuner trois étoiles s’agitait sous ses sens de prédatrice, le cougar fraîchement boulotté lui faisait regret. En plus, il avait déchiré sa jupe.

Accaparée par ses audacieuses recettes (et si elle ajoutait du citron caviar ?), la russe n’avait pas vu arriver la diligence (enfin qui l’aurait pu, il aurait fallu pouvoir lire l’avenir) dans le virage du bucolique chemin de randonnée. Le moyen de locomotion roulait à tombeau ouvert et bientôt, c’était le corps tiède de la maladroite randonneuse qu’on collerait dedans - encore fallait-il qu’il en resta quelques morceaux -.

« Il a eu son permis dans une pochette surprise ?! » s’agaça la féline vampire en bondissant de branches en branches.

Les chevaux freinaient des quatre fers, mais la diligence semblait dotée d’une conscience propre et elle détestait visiblement la marcheuse.

« J’étais là la première ! » s’écria-t-elle en courant à en perdre haleine (enfin presque) sur la route de chèvre.

Avec moins de douceur que son corps frêle l’exigeait (mais elle était dans l’urgence), Irina attrapa les hanches généreuses de l’inconnue pour la faire basculer contre son bassin. Une seconde, son souffle frôla sa joue glaciale et la Romanov se dit que finalement elle aurait peut-être dû la laisser se faire fracasser. Elle aurait suçoté les pierres gorgées de sang et puis voilà. Mais enfin, maintenant qu’elle était là.

D’une main, elle attrapa la voiture par le dessous. Elle croisa le regard apeuré des occupants. Puis, elle la souleva et envoya valdinguer chevaux, carrosse, cocher et voyageurs au fond du précipice. Hurlements. Larmes. Puis, plus rien.

Exposée en plein soleil, Irina brillait comme une perle.

« J’étais juste là, » affirma-t-elle avec aplomb alors que la jeune femme ne lui avait encore rien demandé. « Je vous assure. »

Les doigts toujours enfoncés dans les plantureuses courbes de la jeune femme, elle laissa ses yeux crépusculaires déshabiller son corps à sa merci.

Personne ne l’entendrait crier.

Il arrivait à Anne de regretter ses choix de vie. Faire croire que l’on était un vampire alors qu’on avait besoin de manger, boire et dormir, que chaque petite écharde pouvait vous percer la peau et dévoiler à tous l’aura parfumée de son sang… était la chose la plus excitante qu’il lui ait été donné de faire. Ce n’était pas son jeu d’actrice, impeccable, qu’elle regrettait, mais ses bottes. Elles auraient été parfaites pour imiter les nanties au salon de thé, mais dans la forêt…  les lacets lui enserraient les chevilles si fort qu’elle commençait à ne plus sentir ses orteils. Maugréant quelques injures dans la langue de Molière, elle ne prêta nullement attention à la diligence lancée à vive-allure.

Un mouvement de tête vers les chevaux effarouchés, un battement de cœur raté face à sa mort inévitable… Anne ferma les yeux, bien embêtée par la situation. C’est qu’elle avait encore tant à vivre, tant de sortilèges à lancer. Ah comme elle aurait tant aimé connaître la douce morsure d’un de ces êtres qu’elle singeait au quotidien…

Sans comprendre le pourquoi du comment, elle ouvrit les yeux hors de danger. Le souffle coupé, elle se perdit quelques instants dans la contemplation des traits séraphins de celle qui la tenait. La beauté de sa sauveuse n’était définitivement pas humaine. Elle sentait le froid des mains qui lui tenaient les hanches à travers ses jupons. Et si cela ne suffisait pas à prouver la nature de l’inconnue, son apparition soudaine, brillante comme un diamant sous l’astre solaire, scellait son jugement. Elle prit une courte inspiration, s’enivrant du parfum discret de la vampire.

Le parfum! Dans sa hâte de partir et sachant qu’elle ne verrait pas ses hôtes de la journée, Anne n’avait pas usé de ses artifices habituels. Aujourd’hui, elle était humaine. Et elle savait quel sort les vampires réservaient aux humains qui connaissaient leur secret. Son rôle tout trouvé, elle offrit un sourire et fixa un point de la robe d’Irina.

« Oh, qu’est-ce qu’il y a? » s’écria-t-elle en sursautant

Elle avait envie de tirer la langue à ce conducteur en plein délit de fuite. À la place, elle serra les avant-bras de la morte, le regard vide.

« J’ai entendu des chevaux arriver vite! Vous m’avez sauvée, n’est-ce pas? Ça m’apprendra à sortir sans Maman. Dans mon état, je ne peux pas faire grand chose, qu’elle dit. Elle a peut-être raison... » Elle serre ses lèvres l’une contre l’autre. « Merci pour votre aide, en tout cas! Est-ce que vous pouvez me ramener sur le chemin? Je crois qu’on s’en est éloignées, et je ne pourrais pas rentrer si je ne suis pas dessus. »

Elle s’agrippa à la femme, sa cécité lui faisant accidentellement frôler le torse de celle-ci. Elle avait un corps digne des siens, Anne devait l’avouer. Ce ne fut pas la soif qui lui fit passer la langue sur ses lèvres tandis que ses doigts se perdaient dans le tissu.

Des gémissements à peine audibles retentirent du fond du précipice où Irina avait envoyé valdinguer la diligence. Ainsi, ils n’étaient pas tous morts. La plaie.
La randonneuse inattentive commençait à remuer - en vain - sous la poigne d’acier d’Irina. En l’entendant s’écrier, la russe fut submergée par un soulagement si délicieux qu’il en fut presque douloureux. Elle inspira entre ses dents et, pour une fois, ne regrettait pas la torture qui s’ensuivit. Elle en fut même ravie.
Enfin, ça, c’était ce que la vampire aurait pu penser si elle s’était trouvée être l’héroïne de La Lune de Midi. Malheureusement pour la jeune femme qui se trémoussait contre elle, Irina n’avait d’Edmund que les canines acérées. Canines qu’elle dévoila sans vergogne à la question de l’humaine.

« Oh rien, » lâcha-t-elle en haussant les épaules.

Tout en fixant le vide, elle voulut s’asseoir, mais Irina n’était pas encore prête à la libérer. Ça lui semblait plus… sûr ? Mieux, en tout cas, de la garder sous sa protection. Parce que la slave connaissait la maladresse des humains, un caillou mal placé, la cheville qui se tordait dans le mauvais sens et la fin de course se signait au fond d’un ravin. Et ce n’était pas vraiment au fond d’un trou qu’elle voulait expédier son déjeuner (ou plutôt si, celui de son estomac).

D’ailleurs, ce dernier était bien bavard. « Qu’est-ce qu’elle raconte celle-ci ? » se demanda Irina en regardant la jeune fille faire les yeux blancs en lui tripotant les avant-bras. « Mignonne, mais bizarre. Bah ! On peut pas tout avoir. » Elle se débrouillait cependant bien pour ne pas voir qu’elle était le mal incarné.

Elle se rendit soudainement compte de la proximité de leurs visages. Ses lèvres l’effleuraient presque, entrouvertes. Elle inhala, les paupières mi-closes. S’inclina encore comme pour se repaître de son odeur, le menton relevé, la gorge offerte, la jugulaire exposée.
Irina réagit.
Le venin inonda sa bouche, sa main libre attrapa d’elle-même la sienne (si chaude), ses mâchoires s’écartèrent.

Un bruit de course attira son attention.

Le conducteur de la diligence était sorti du ravin à la force de ses bras, le costume en lambeaux, les yeux exorbités et le visage ensanglanté. L’odeur de sa peur, acidulée et métallique, saturait l’air.  Il prenait ses jambes à son cou sans demander son reste, détalant comme un lapin en suivant le sentier.

« Comme si j’avais besoin de ça ! » s’agaça la vampire russophone en se redressant. « Deux minutes, » demanda-t-elle à la randonneuse.

Pourquoi y avait-il toujours quelqu’un pour se dresser comme un obstacle sur la route de son bonheur ? Puisque c’était ainsi, parce qu’elle était un monstre, autant l’être pleinement.

Elle sauta sur ses pieds, et courant aussi vite que le coeur de la jeune femme, avala la distance entre elle et le conducteur en fuite.

« Tu ne pourras pas m’échapper ! » s’exclama-t-elle.

Elle s’esclaffa en imaginant la scène grotesque, les échos de son rire rebondirent durement dans les arbres environnants. La capture suivrait la chasse (ou quelque chose comme ça).
La branche d’un vieil épicéa était à portée de main. La vampire l’arracha sans effort dans une volée d’éclats de bois martyrisés. Elle la soupesa - environ cent vingt kilos à vue de nez -. Elle la lança sans souffler en direction du corps trébuchant de l’homme. Il n’eut pas le temps de se retourner. La branche le renversa, le choc l’envoyant directement au fond du ravin, pour la dernière fois cette fois-ci.
Plus de bruit a fond du fossé.

En un éclair, elle fut de retour au niveau de la marcheuse hébétée.

« Aller, accroche-toi bien spider-monkey ! » lui ordonna-t-elle gaiement en l’envoyant voler sur son dos.

De la sentir pressée contre elle envoya une vague de venin baigner sa langue.

Puis, elle s’envola dans les arbres.