Le soleil dévoile à contrecœur ses premiers rayons, luttant contre le voile épais des nuages gris qui couvrent le ciel. Le calme du matin est brisé par les cris des oiseaux qui semblent se disputer la place dans l'aride paysage de Silverstone. Consuelo, les cheveux ébouriffés et les yeux encore gonflés de sommeil, émerge d'un sommeil agité, prisonnière sous les couvertures partagées avec ses sœurs, Araceli et Elisabeth. La fatigue et l'exiguïté de leur modeste logis la contraignent à la plus grande immobilité. À côté d'elle, le pied d'Araceli erre dangereusement près de son visage, et les mouvements incessants d'Elisabeth menacent de lui donner un coup involontaire à tout moment. Elle résiste à l'envie de les bousculer, préférant se perdre quelques instants de plus dans la chaleur relative des couvertures.
Le froid matinal s'insinue par les interstices des murs en bois usé de leur maison, mais Consuelo fait comme si de rien n'était, préférant prolonger ces précieux instants de paix avant de faire face à la rude réalité de sa journée à venir.
Hélas, la voix rocailleuse de Dino résonne des escaliers.
Consuelo grogne en guise de réponse, mais sait que rester faire la grasse matinée n’est pas (
car ça ne l’est jamais) une option. Elle se lève, enfile une jupe et un corsage par-dessus sa chemise de nuit, puis s'enroule dans son sontag* avant de déscendre. Ses pas se dirigent naturelle vers la cuisine, où l’italien l'attend. Dino est déjà prêt à partir, sa moustache épaisse à peine peignée, et il lui indique qu'elle doit nettoyer l'entrepôt abandonné des Hennessy avant de se rendre à son travail du jour -
autrement dit, une journée de labeur a la blanchisserie avec Rosa.Consuelo arque un sourcil devant cette demande inhabituelle, mais elle sait que poser des questions ne la mènera nulle part. Elle hoche simplement la tête en signe d'acquiescement, prend balais, seaux, brosses à frotter, et quitte la maison.
Silverstone à l'automne est un endroit spécial. L'air étouffant de l'été dans le désert cède la place à une brise rafraîchissante, permettant enfin aux habitants de respirer. Les façades des bâtiments se couvrent soudain d'affiches annonçant des spectacles racontant l'histoire de l'Ouest sauvage, qui viennent recouvrir celles de la foire de l’été passé, tandis que les commerçants décorent leurs facades en prévision de la fête des récoltes et de Thanksgiving.
Le vent frais de l'automne fait flotter le châle de Consuelo dans son dos alors qu'elle se dirige vers l'entrepôt. Elle marche d'un pas déterminé, marmonnant dans sa barbe toutes les paroles qu'elle aurait aimé lancer à Dino quelques instants plus tôt :
« Araceli est suffisamment grande pour m'aider, que je ne sois pas la seule à me casser le dos à récurer vos problèmes. Et Laura, entre deux clients, elle ne pourrait pas s'en occuper ? Elle est habituée à nettoyer la saleté des autres, après tout. »Arrivée à l'entrepôt, Consuelo entre telle une petite souris, se faufilant entre deux planches initialement cloutées sur l’ancienne porte de service. Elle n’a pas a faire deux pas pour constater les séquelles de ce qui s'est passé la veille. La jeune femme resserre son sontag autour d'elle, a la fois pour se protéger du froid mordant qui s'insinue sous son corsage et pour se donner du courage. Sans plus tarder, elle se met au travail, retroussant ses manches et attachant des cheveux sous un bandeau délavé ; puis commence a balayer la saleté et les débris éparpillés, rassemblant les morceaux de bois cassés et les détritus qui jonchent le sol. La bâtisse grince à chaque rafale de vent, et le bruit résonne dans le vaste entrepôt, créant un écho sinistre.
Consuelo ne peut s'empêcher de remarquer les marques étranges sur le sol en terre battue. Des traînées de boue, des éclaboussures de sang séché, et des empreintes de bottes boueuses dessinent une toile macabre sur le sol. Elle fronce les sourcils en constatant les dégâts. La jeune femme n'a pas besoin de se forcer pour comprendre que les échos de la nuit précédente planent encore dans l'air.
Elle prend un seau d'eau et une brosse à frotter pour nettoyer les taches de sang, luttant contre l'envie de frissonner à la vue de cette substance sombre. Pour égayer ce moment sinistre a sa façon, Consuelo se met a fredonner :
« …oh my darling, oh my darlin’ Clementine… you were gone and lost forever, dreadful sorry Clementine… », son accent espagnol roulant les r un peu trop fort. «
Ruby lips above the water, blowing bubble soft and fine…»Pendant qu'elle se penche sur son ouvrage, Consuelo entends des pas se rapprocher. Elle relève vivement la tête, prête a justifier a tout intrus la raison de sa présence ici et du sang sous ses mains ; mais la baisse immédiatement la tête en voyant qu’il s’agit seulement de Vitale. «
Ah, c’est toi…», et sans lui accorder plus d’attention, la jeune fille se remet à frotter le sol souillé. «
J’peux t’aider ? », demande-t-elle en toute innocence.
Vitale doit avoir une vingtaine d’années de plus qu’elle, et bien qu’elle ai passé les dimanches des dix dernières années en sa compagnie chez Nonno et Nonna, l’italien est généralement taciturne et il ne semble pas s'intéresser particulièrement à elle. Consuleo se rappelle d'avoir observé ce visage impassible lors de nombreux repas de famille, se demandant ce qui pouvait bien tourner dans la tête de Vitale.
Dans l'esprit de Consuelo, il reste un mystère, un homme énigmatique qu’elle croise régulièrement sans vraiment le connaître, et qu’elle ne s’aventurera pas tenter de percer à jour pour autant. Elle espère néanmoins que Vitale se décidera tôt ou tard à demander la main de Filipa en mariage, comme Nonna le souhaiterait. Et ce pour une raison bien égoïste ; Consuelo rêve de porter une jolie robe de demoiselle d'honneur et d'assister à un mariage, persuadée qu’un tel événement apporterait un peu de bonheur et de légèreté dans cette vie souvent rude et toujours austère.
Mais le plus tôt serait le mieux, car la jeune femme ne compte pas passer toute sa vie enterrée à Silverstone. Du moins dans ses rêves.
_____________
* Les châles Sontag ont été portés pour la première fois à l'époque victorienne, de nombreuses femmes les ayant portés à partir des années 1860.
Porté en travers du corps et noué derrière la taille, ce châle était un choix populaire à porter par-dessus une robe pour plus de chaleur.`
- Spoiler:
(c) AMIANTE