Meredith finit d’apporter la touche finale à sa présentation, un grand pichet de thé glacé accompagné de quelques petits fours, généreusement préparé par le boulanger du coin quand ils n'étaient pas fournis par les Rinaldi. Il ne mettait pas toujours autant d’efforts lorsqu’il procédait à des essayages mais aujourd’hui était un jour spécial et il accueillait une cliente très particulière. La première qu’il avait reçu lorsqu’il était arrivé à Silverstone et certainement une de ses meilleures, si ce n’était la meilleure, Mila Rosenbach. La femme du maire de la ville et une des personnalités influentes de cette dernière.

Meredith n’aurait jamais imaginé rencontrer une personne comme elle ici mais après tout, il était bien là lui. C'était grâce à elle que sa boutique avait connu un succès aussi rapide, le bouche à oreille qu’elle avait exercé ayant plus que fonctionné. Et c’était sans parler de son admission au sein de la Society de Silverstone qui l’avait mis en relation avec toutes les personnes fortunées du coin. En s’aventurant ainsi à l’intérieur des terres sauvages des Etats-Unis, le français n’aurait jamais pensé posséder un commerce aussi florissant que lorsqu’il était à Constantinople ou à New York.

Aujourd’hui, Meredith avait prévu une séance d’essayage pour la lady et avait donc prévu de fermer sa boutique le temps de l’après-midi. Il avait apprit qu’à chacun de leurs essayages, ils leur fallait souvent plusieurs heures, entre ajustements, travaux d’aiguilles et les commérages auxquels ils aiment tous les deux se laisser aller, souvent en français, un petit bout du Vieux Continents, eux qui étaient si loin de chez eux.

En ce moment, Meredith travaillait sur une robe de bal d’un profond améthyste qui se marierait parfaitement avec le teint d’ivoire de sa cliente et ses tresses noires, un choix dont il n’avait pu que se rendre compte, ayant la chance de partager cette même apparence. La robe était pour ainsi dire terminée à moins que Madame Rosenbach ne trouve à y redire mais le tailleur était assez fier de son travail. En arborant cette toilette, Mila n’aurait certainement pas eu à rougir dans quelques bals de la Saison à New York ou même à Paris. En attendant sa venue, la robe était sur son mannequin, dissimulées sous un linge blanc pour le meilleur effet.

A cet instant, la petite clochette au-dessus de la porte de la boutique tintinnabula annonçant l’arrivée tant attendue. Avec un sourire radieux, Meredith s’en alla donc l’accueillir de son habituel baisemain, fermant la porte au passage et tournant le petit panneau indiquant qu’il était fermé. Une fois qu’il aurait trouvé un assistant ou une assistante, tout ceci serait beaucoup plus simple.

-Madame Rosenbach ! Quel plaisir de vous voir, il me tarde de vous montrer votre prochaine toilette !

Il la guida jusqu’au salon d’essayage, où se trouvait le mannequin, le paravent repoussé pour le laisser voir.

-Mais j’oublie toutes mes manières. Comment allez vous, vous et votre famille ?

Son art le transportait tellement qu’il n’était pas rare qu’il en devienne presque brusque. Heureusement, Mila ne s’en était jamais offusquée jusque-là mais il valait mieux rester prudent.

-Désirez-vous quelque chose à boire ou autre ?

Il ne l’avait jamais avoué, et ne le ferait sûrement jamais, mais Meredith avait une affection toute particulière pour Mila Rosenbach. C’était que par bien des côtés, elle lui rappelait sa mère, Eulalie, qu’il avait vu pour la dernière fois il y avait plusieurs années, une silhouette de satin bleu pastel qui rapetissait tout doucement tandis que son bateau s'éloignait du port, l’emmenant loin de sa famille. Comme elle, Mila avait cette élégance née d’une haute naissance, cette présence aussi qui faisait qu’on la remarquait lorsqu’elle entrait dans une pièce. Il l’avait déjà croisé en compagnie de certains de ses enfants, et il avait pu être témoin de comment elle se comportait avec eux et cela aussi lui avait rappelé sa mère. Alors quand il était avec elle, cela lui mettait du baume au cœur, lui dont la famille était si loin et qui lui manquait tant après deux ans d’absence. Bien sûr, il y avait les lettres qu’il échangeait toujours avec eux, une correspondance personnelle avec chacun des membres de sa famille, mais ce n’était pas pareil. Meredith aurait voulu pouvoir s’absenter quelques mois pour retourner en France quelque temps mais il ne le pouvait tout simplement pas. Fanfreluches ne désemplissait pas, son carnet de commande était plein, ne cessant jamais de s’allonger, et il était tout seul pour gérer tout son travail.

Alors il appréciait d’autant plus le temps passé avec Mme Rosenbach, échangeant potins et conseils de mode, discutant des dernières tendances venues de Paris, de Londres, de New-York, échangeant leurs idées pour les prochaines commandes de la lady. Meredith accueillit donc avec plaisir le plat de pâtisserie que sa cliente avait apporté avec elle et c’est tout naturellement qu’ils s’installèrent dans le salon d’essayage, le couturier s’excusant un moment pour se saisir de son service à thé qu’il porta jusqu’au petit salon qui se trouvait dans la pièce, un sofa et deux fauteuils autour d’une petite table. Il invita Mila à s’asseoir, un sourire amusé sur le visage face à son impatience. L’autre femme n’était jamais à court de compliments quand il s’agissait de ses créations et Meredith ne cachait pas son plaisir à les entendre, appréciant de voir son travail reconnu et admiré. Une fois installé, il servit deux tasses de thé, tendant l’une d’elle à Mila.

-Je vous montre ça dans quelques secondes ! Je pense vraiment que cela vous plaira même si je n’ai pas respecter toutes vos indications.

Se disant, il se dirigea enfin vers le mannequin qui trônait sur l’estrade, drapé dans son drap blanc et prêt à être révélé.

-J’ai réussi à reproduire le patron pour le modèle que vous désiriez mais j’avoue ne pas avoir utilisé le tissu sur lequel nous étions tombés d’accord. En effet, j’ai reçu entre temps une étoffe magnifique qui, j’en suis sûr, vous émerveillera autant que moi. La couleur est un peu “osée” mais je sais qu’elle vous siéra parfaitement.

Le jeune homme saisit enfin l’étoffe blanche qui recouvrait sa création, dévoilant la magnifique robe améthyste qui semblait chatoyer sous l’éclat tamisée des lampes qui peuplaient la pièce. Avec un sourire de fierté, Meredith fit le tour du mannequin pour saisir le bas de la robe afin de l’ajuster, dévoilant la légère traîne et faisant se déployer le vêtement comme une fleur sous le soleil. Ainsi exposé, tous les détails de la robe étaient visibles, y compris les fronces et les broderies qu’il avait ajoutées. Son excitation mal dissimulée, le tailleur s’autorisa un “Et voilà !” dans sa langue maternelle alors qu’il présentait enfin le vêtement à Mila.

-Alors ? Qu’en pensez-vous ? Avec une telle robe, vous allez éblouir toutes les bonnes gens des alentours et même de plus loin.

Meredith n’avait aucune raison de douter de la qualité de son travail et ne le faisait donc pas, ne donnant pas dans la fausse modestie surtout que jusqu’à présent, Mme Rosenbach avait toujours été plus que satisfaite de ce qu’il pouvait lui offrir.

-Le paravent est disponible si vous désirez essayer la tenue, bien évidemment.

Il espérait qu’elle le fasse rapidement, il voulait absolument la voir dans cette robe sur laquelle il travaillait depuis si longtemps. C’était un des moments qu’il préférait, lorsqu’il pouvait enfin contempler ses créations dans toute leur splendeur.

Meredith comprenait l’hésitation de Mme Rosenbach quant à la robe. Vivre aussi loin à l'intérieur du pays, dans une région résolument protestante, avait obligé le jeune créateur à revoir certains de ses modèles afin de s’adapter à sa clientèle. On était loin du faste des grandes villes comme la Nouvelle Orléans ou New York et bien loin aussi de l’extravagance parisienne. Ici, on préférait en général les toilettes simples, sobres et sombres, terriblement ennuyeuses pour quelqu’un comme Meredith, terriblement puritaine. C’était le genre de toilettes qu’il vendait le plus et un des rares avantages était qu’elles étaient toutes faciles à faire, lui permettant de travailler sur plusieurs commandes à la fois. Cependant, cela n’empêchait pas ses modèles plus élaborés d’être tout aussi prisés. Une mode qui aurait peut-être plus sa place sur les Belles du Sud de Lafayette ou Atlanta mais qui était aussi désirée par les femmes d’ici. Il se chargea de la rassurer tout en restant honnête avec elle. Il préférait toujours jouer la transparence avec ces clients, surtout les plus fidèles. Une habitude qui avait fait lever les yeux au ciel à bon nombre de ses maîtres passés.

-Pour être honnête, il est vrai que ce n’est pas le genre de tenue qu’on ai l’habitude de voir à Silverstone mais je peux vous assurer que ce style est parfaitement adapté aux femmes partageant votre expérience dans les lieux un peu plus prêt de la côte.

Il la regarda alors qu’elle caressait le tissu de la robe. Elle ne faisait que se tenir en face de la tenue mais cela suffisait à l’oeil d’expert de Meredith pour se rendre compte que, comme il l’avait pressenti, la couleur allait parfaitement au teint de Mme Rosenbach. Et cela ne fit que le conforter dans son opinion quand elle lui posa la question à propos de Louisa. Il secoua donc la tête en se rapprochant à son tour.

-Je peux concevoir une robe de ce genre pour Mademoiselle Louisa, mais j’ai bien peur que celle-ci en question ne lui convienne pas. Cette couleur est faite pour les peaux très pâles comme la vôtre ou bien celle plus sombre que l’on peut trouver dans le Sud ou en Afrique par exemple. Les cheveux noirs ne font qu’accentuer ce joli contraste. Pour votre fille, il faudrait une couleur différente qui sied à son teint et à ses tresses blondes.

Meredith était un peu déçu par la réaction de Mme Rosenbach même si il la comprenait. Et puis, c’était lui qui avait décidé de prendre le risque d’utiliser un autre tissu pour confectionner la robe. Il tenterait quand même de la convaincre mais s’il n’y parvenait pas, il pourrait toujours la vendre lors de son prochain voyage vers l’Est ou l’Ouest, peu importait. Los Angeles offrait elle aussi de belles perspectives de vente.

-Si vous voulez mon avis, je pense que vous pouvez tout à fait vous permettre cette robe, la coupe en reste assez classique. Peut-être pourriez-vous l’essayer pour vous rendre compte du véritable effet qu’elle renvoie et prendre une décision après ?

Il l’avait fait pour elle après tout et il voulait au moins la voir une fois sur elle au cas où elle ne se déciderait pas à la prendre. Et puis, il n’y avait qu’un moyen de se rendre compte, pour Mme Rosenbach également, si la tenue convenait vraiment ou non. Dans le pire des cas, il avait d’autres robes du même style en cours de création avec des tissus plus sobres. Rien ne l’empêchait de tenter de la convaincre cependant.

Meredith observa Mil alors qu’elle caressait le tissu de la robe et il s’autorisa à espérer de nouveau. Elle avait l’air de vraiment aimer le vêtement et le tailleur savait que s’il parvenait à la convaincre de l’essayer, l’affaire serait dans la poche. Et il en était plus que soulagé. Pas uniquement à cause du prix de la robe, sachant qu’ à part les Rosenbach et quelques autres familles, les personnes capables de s’offrir une telle merveille ne couraient pas dans la nature. Non, c’était aussi parce qu’il avait fait cette création avec Mila en tête et il aimait la voir porter ses œuvres, il aimait voir la silhouette de ses clients magnifiés par lui et par son savoir. Il aurait été attristé de la voir sur quelqu’un d’autre ou de devoir la déconstruire pour utiliser le tissu autrement.

Heureusement, Mila sembla prendre sa décision et c’est avec joie qu’il répondit à son sourire quand elle décida d’essayer la robe. Avec délicatesse, il commença donc à déboutonner les petits boutons noirs qui fermaient le dos du vêtement, faisant glisser ce dernier hors du mannequin dans un bruissement de soie. Avec un geste qui trahissait l’habitude, Meredith souleva donc le vêtement et se rendit derrière le paravent, où il le déposa soigneusement, arrangeant le tissu pour qu’il soit le plus facile du monde à enfiler.

-Vous pouvez y aller Madame, cela ne devrait pas être compliqué à enfiler. Je reviendrais vous aider à la fermer.

Elle passa derrière le joli paravent art nouveau venu tout droit du domaine familial à Crozon et qu’il avait placé là aussi bien par esthétisme que pour avoir un peu de chez lui dans cet endroit qui lui avait été si étranger lorsqu’il avait débarqué.

Alors que Mila se changeait, Meredith s’assurant que tout allait bien et faisant aussi la causette, il prépara quelques accessoires de plus, de quoi mettre la tenue en valeur. Il n’eut pas longtemps à attendre qu’elle sortait de derrière la cloison, un air radieux sur son beau visage. Meredith prit un instant pour l’admirer, ainsi parée dans sa création. Comme il l’avait prédit, et comme il s’en était rendu compte en essayant le tissu contre son propre teint, la couleur était absolument parfaite. Elle se mariait avec le teint de lys de la dame, lui donnant un air plus éclatant, presque soyeux, tandis que ses cheveux noirs semblaient encore plus profonds, des reflets bleus s’y étant allumés. La lumière tamisée du salon d’essayage rendait compte de ce que cette tenue donnerait un soir de bal et le résultat était encore meilleur que ce à quoi il s’attendait.

-Vous êtes absolument magnifique, une vraie vision.

Il eut un petit rire lorsqu’elle lui demanda s’il était magicien, ses joues un peu rosies par le compliment.

-Oh, ce n’est pas simplement grâce à moi, si c’est une si belle réussite c’est aussi parce que le modèle est ravissant.

Il lui offrit un sourire complice, le même qu’il aurait partagé avec sa mère lors de la même conversation. C’était un privilège de pouvoir être ainsi avec certains clients, ceux qui le connaissaient le mieux et où le professionnalisme pouvait laisser place à un peu de familiarité, toujours dans le respect de la bienséance bien entendu. Il passa derrière elle pour boutonner l’arrière de la robe puis il la contempla dans le miroir par-dessus son épaule. Il ne restait plus que quelques détails …

-Me permettez-vous ?

Il alla chercher ce dont il avait besoin. Il gardait toujours un petit assemblage de bijoux et d’accessoires dans le salon afin de montrer à ses clients et ses clientes le véritable résultat de ses créations. Rien de bien précieux ou de trop cher, de simples modèles pour donner une idée. Pour Mila, il choisit un simple ras-du-cou, un ruban de soie noire avec fermoir en perle, et de longs gants de soirée, en dentelle noir au design très simple. Il lui tendit ses derniers pour qu’elle les enfile et lui passa le collier autour du cou.

-Voyez comment ces quelques accessoires magnifient la tenue ? Avec une couleur pareille et un modèle aussi opulent, il faut des choses simples et sobres, élégantes, afin que la tenue ne bascule pas dans le vulgaire.

Il s’éloigna, non s’en s’abaisser pour réarranger les pans de la jupe afin que la robe tombe parfaitement, puis se retira pour la laisser se contempler.

-Il n’y a aucun doute que vous êtes la reine de ces terres ma chère. Vous éblouirez tout le monde au prochain bal, cela ne fait aucun doute. Y compris Monsieur le Maire.

Maintenant, il fallait qu’elle aussi en soit convaincue à son tour.