Dans une ville de pécores telle que Silverstone, la nouveauté était une rareté : depuis plus de vingt ans, les mêmes maisons se tenaient en rang d'oignon, encore debouts malgré le vent ; Les chemins n’avaient pas non plus été pavés, peut-être à la mode d'en temps ; Les visages étaient tous familiers, impossible de ne pas connaitre sur trois génération les familles du coin - à croire que West Esperanza étaient préservée dans son écrin de poussière, celui-là même qu’un entrepreneur fou avait essayé d’ouvrir à l’époque où l’Ouest était encore sauvage. Bref, on ne pouvait pas dire que la nouveauté les étouffait.


Alors, quelle fut la surprise d’Ichabod quand, au salon des messieurs ( aussi appelé le fumoir ), il aperçut la silhouette raffinée d’un homme du monde ! Trop jeune, mais plein d’audace, il ressemblait à l’un de ces explorateurs modernes, le genre qui redécouvre l’Europe pour le nouveau monde. Habillés à la française, ils voyagent dans les villes les plus prestigieuses et, avec courage, s’invitent dans tous les boudoirs du pays.
Il en avait connu, de ces américain qui rêvaient, la tête tournée vers le passé, désireux de planter sur ces terres arides la graine de la conversation, des débats et du spleen. Cela l’amusait profondément, en plus d'honorer ses propres lubies tout à fait anglaises. Et puis,  les aventuriers, qui sont bien souvent des donneurs de leçon, ne peuvent que plaire aux marins aguerris.

Clopin clopant, avec sa canne et sa jambe de bois, Ichabod s’avança vers ce poète maudit, tout curieux de pouvoir jouer au vieux sage, prêt à patroniser avec la gentillesse d’un grand-père ce gamin chargé d’orgueil. On aurait dit un fou qui en reconnaît un autre. “ Si je ne m’abuse, monsieur, c’est la première fois que je vous vois ici ? “ La question n’en était pas vraiment une, juste de quoi faire fondre la glace. Ou la briser, au choix. “ Je me présente, Ichabod Walsh, armateur londonien en vacances dans ces charmantes, quoique poussiéreuses, contrées. “ La main tendue avec une petite carte de papier ( dernier outils à la mode ), il lui offrit un sourire tout à fait british. “ Seriez-vous par hasard un ami de Meredith ? Je vous vois porter la redingote comme on le fait à Paris ! Permettez moi de vous dire qu’il est toujours plaisant de voir quelques vestiges du Vieux Monde sur les épaules de la jeunesse. “ Il prit une légère inspiration et acquiesça à ses propres dires, un peu nostalgique.
Dans un coin, il ne vit pas l’un des messieurs tousser, tentant vainement de prévenir Ichabod de son erreur : on ne pouvait être aussi cavalier avec un Rosenbach, surtout quand certains jasaient déjà sur la relation que monsieur entretenait avec la matriarche ( d’autres préféraient penser qu’il était de la jaquette ).
“ Mais avant toute chose : quel est votre poison ? Le maire a caché une boîte de cigars qui n'a pas tardé à être découverte. Ils sont délicieux ! Vous en voulez un peut-être ? Sinon, il y a aussi du whisky. Pas de brandy ni de Cherry, j’en suis bien désolé. “

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Une partie de lui avait espéré au moins croiser Peter -ou n’importe qui de son âge- au fumoir. Monsieur le maire était déjà lassé des excentricités de son dernier à peine le pied posé en amérique. Mais il avait été en revanche très agréablement surpris du bagout nouvellement trouvé de son timide garçon qui préférait passer le nez dans ses carnets de croquis plutôt que d’essayer de faire fructifier le nom familial. Pour cette raison, Henri a serré l’épaule de son fils d’une poignée affectueuse, mais non moins ferme, pour lui dire de façon ampoulée qu’il devrait arrêter de courir les filles -sa mère s’en chargera pour lui- et commencer a essayé d’être le fils de son père et un homme dans la maison pour changer. Histoire que les deux ans passés en Europe soient autre chose qu’un caprice de sa femme pour faire plaisir au petit.

Et Friederich a beau avoir le vent en poulpe, il a bien senti que désobéir n’était pas vraiment une suggestion. Il aurait pu aller flâner quelque part à la place, et sa mère aurait récolter les fruits de sa débauche à le défendre, mais Freddy n’avait pas le cœur de la forcer dans une situation pareille. Peut-être que ce n’était pas aussi pire que dans son souvenir, et qu’être entouré d’autres hommes du pays lui serait agréable. Peut-être même qu’ils seraient ravi d’entendre parler de son séjour, et qu’il retrouverait la même fougue que dans les salons français.

Hélas ! Passé les petites politesses et les quelques curiosités, personne ne faisait de cas de l’Europe dans cette bourgeoisie à la petite semelle. Freddy est à son troisième verre quand le 5eme insiste pour le présenter à sa nièce/cousine/filleule/cousine au 5eme degré. Entre ses parents, Peter et ça, le jeune homme se demande sincèrement si un autre sujet de conversation existe dans cette ville. Une partie de lui se retient de se venger encore plus sur l’alcool, pas totalement certain de ne pas se réveiller un jour avec un méchant mal de tête, et marié à une parfaite inconnue.

Écoutant les conversations d’une oreille -histoire de pouvoir rebondir si par miracle on y parlait autre chose que d’argent et de femmes- il ne fit pas grand cas des coups de cannes sur le sol avant qu’il entend la voix de Mr Walsh le saluer d’une façon bien trop joviale pour être honnête. Friedrich lève un sourcil, attendant un léchage de pompe bien habituel de la part des serfs de son père, mais cligne des yeux avec une expression agréable quand il se rend compte que l’anglais est en train de lui faire des présentations en bonnes et dûes formes.
Il s’en inquiète une seconde, se demandant quel mal est en train de ronger le cerveau de cet étrange et plus tout jeune oiseau, mais cette inquiétude est rapidement chassée d’un sourire alors qu’il se redresse, saisissant la carte pour la glisser dans sa poche de blouson sans perdre une seconde à la regarder.

“Oh non, je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer Monsieur Claret. Mais mon regard se délecte de ses créations dans toute la ville! Je n’y manquerait pas de m’y rendre dés que mon emploi du temps m’y autorise.” Pas vraiment qu’il était fondamentalement occupé. Pas avec des obligations en tout cas. Il décrit également son interlocuteur d’un geste courtois de la main. “Je vous renvoie très volontiers le compliment Mr Walsh. Rencontrer un autre nostalgique que moi de l’Europe ici même me fait l’effet d’une brise de la Méditerranée en plein désert du Nevada ! Rejoignez moi je vous prie.” S’enquit-il de l’inviter avant qu’un croûton moins sympathique lui fauche sa seule distraction.

Un employé, les voyant se déplacer vers un des recoins du boudoir, se permet de les approcher, ou du moins le plus jeune. “Désirez vous quelque chose, Monsieur R-” Friedrich le coupe immédiatement d’un geste de la main, soucieux de ne pas redescendre trop vite de son nuage - et également parce que le vilain diablotin se régale de la situation, autant de l’innocente erreur, que des regards effrayés et gênés des autres hommes. “Whisky et cigares, pour moi et mon ami, je vous prie.” Il glisse un pourboire généreux et parfaitement superflu pour le fils du propriétaire. Mais le serveur comprend et ne se fait pas prié d’un petit graissement de pâtes sans méchanceté.

S’installant sur un des fauteuils en cuir, jambes croisées et air débonnaire qu’il a volé aux artistes parisiens, Friedrich affiche un sourire étrangement sincère. “Il n’y a que ça à boire d’après vos dires.” Plaisante-t-il légèrement, tout en ayant une parfaite connaissance de la cave à vin. “Que disions-nous déjà ?”

Ichabod était parfaitement épaté par l’audace de ce jeune homme. Il avait l’air tout à fait à l’aise dans ce microcosme fait d'égos et de faux-semblants.
Certes, la société de Silverstone n’était pas aussi dramatique ( ou fortunée ) que celle de Londres, mais les piranhas de ce petit bassin étaient tout à fait en capacité de dévorer n’importe quel nouveau venu, tout du moins si ce dernier oubliait de se comporter comme un gros poisson - chose qui était rare en ces contrées. A croire qu’ici, la plupart des hommes étaient nés sans colonnes vertébrales - le contraire de droits, juste mous et sans caractère, sans âme, avec la rumeur pour seul mordant.

La commande fut aussi vite faite que leur rencontre : Friedrich était visiblement un homme qui savait ce qu’il voulait - de la silhouette de sa veste jusqu’à la qualité de l’alcool qu’il se jetait dans le gosier ( et le tout sans se soucier de quoique ce soit ). Véritable esprit bohème, il avait l’air d’un fonceur en manque d’aventure - et d’un curieux en mal de conversation. Un pipelette comme l’armateur, finalement.
“ Nous parlions de raffinement et de goût - de l’Europe, finalement. “ Il se permit de rire un peu plus fort - et même de flanquer une petite tape sur l’épaule du garçon ( puisque d’après ses propres dires, ils étaient maintenant “amis” ).
Depuis leur fauteuil, les citoyens de West Esperanza râlaient trop bruyamment pour être véritablement vexés. “ Rooooh ! Ne me faites pas croire qu’en plus vous êtes fiers de votre pays, vous autres ! “ Il aurait bien cité les exactions de l’Union en guise d’exemple, si seulement l'Angleterre n’était pas meilleure à ce jeu-là. Il fallait les attaquer sur un terrain plus pratique et réaliste, un qu’ils n’auraient pas de peine à comprendre. “ Vous faites les malins avec votre train et vos billets de banque, mais nous avons un métro, nous. “ Une légère hilarité voilée de chauvinisme mal placé fit échos dans les poitrines de tout ce beau monde. Mais Ichabod n’avait pas fini. “ Si ça continue, je vais commencer à croire que monsieur Rosenbach vous graisse la patte pour essayer de faire de ce trou perdu la prochaine capitale. “ Et ainsi, tous se turent - à part peut-être deux faquins qui se déléctaient du malheur futur d’Ichabod.

“ Ah ! Voilà qui vous a mouché. “ Encore fier de sa blague, du haut de son innocence, l’armateur toisait le petit groupe de nouveaux riches, un verre plein de Whisky en main. “ C’est ainsi qu’il faut traiter avec ces animaux. “ Ajouta-t-il tout en continuant de creuser sa tombe, tout sourire dans l’attente de l’aval de son nouveau camarade.
Quand on leur amena enfin les cigares, l'ancien marrin se pencha imédiatement pour soulever la jambe de pantalon qui gardait pas franchement jalousemet le "secret" de sa jambe de bois. Il ne ratait jamais une occasion de faire étalage de ses biens - et plus ils étaient farfelu, plus ils en faisait un spectacle. " Attendez un instant, j'ai de quoi les préparer ! " Pas excès de fortune, il avait fait installé dans sa fausse cheville un coupe-cigare qui ne manquait jamais de faire rire les ivrognes, mais qui n'impressionait jamais les femmes.
Et clac ! Les têtes des deux calumets furent coupées net. " Et voilà pour vous. D'ou est-ce que vous m'avez dit que vous veniez, déjà ? '

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