Il ne dort plus très bien en ce moment. Il a comme l’impression qu’il ne rêve plus et que toutes ses nuits sont courtes - entre le coucher et le lever, c’est comme s’il avait seulement fermé les yeux ( un battement de cils ). Et quand le jour se lève, le repos ne vient plus alléger ses paupières : tout ne fait que recommencer. C’est un cercle vicieux que celui du quotidien - mais la routine ne devient odieuse que quand on s’en sent prisonnier. Ces derniers temps, Benicio fait semblant. Il essaye de grimacer le moins possible, mais c’est comme s’il sentait en permanence l’odeur du métal, celle de l’épée qui lui flotte au-dessus de la tête. Pourtant, chaque jour qui passe, peut-être inconsciemment, sa peur s’effrite. Il redoute maintenant ce qui pourrait arriver pour finalement mieux se délecter de l'absence absolue de conséquence qui suivra.
Déjà, sans s’en apercevoir, il teste les limites ( celles de sa propre chance, ou, comme les chrétiens aiment l’appeler, du miracle ). Il se désensibilise doucement, mais sûrement. Le stress qui tient son cerveau en étaux le pousse au déni - face à l’échec, Benicio s’enfonce dans ses torts. Hier après-midi, il a même pris le chemin qui mène à la cabine de Lou Robinson.
Il a regardé ce petit bois inhabité - presque comme si le crime n’avait jamais existé, nettoyé par l’invisible. Il ne reste plus rien si ce n’est une maisonnée ouverte aux quatre vents et un peu de sang sur des rochers, tout au fond d’un ravin.
Ses nausées diminuent quand il y pense.

Dans tous les cas, aucun cou ne pend encore à une corde et les jours passent, comme la rumeur. Bien sûr, on parle encore de cet assassin qui rôde, mais les honnêtes citoyens préfèrent imaginer un étranger dans ce rôle, quelqu’un qui n’est que de passage et qui, bientôt comme la mémoire de cette prostituée, disparaîtra.
Alors, Benicio les rassures, il parle d’un incident, mais ne promet jamais que cela ne se reproduira pas - à la place, il vend d’autres rêves : notamment, celui de voir la communauté se souder. Tous et toutes ligués contre un même ennemi sans nom ni visage, un qui leur fait tourner la tête vers les Grey Hills et leur inculque la peur du dehors, plutôt que de regarder de trop près ce qui se passe dedans.
Le danger vit ailleurs. La communauté, quant à elle, doit se porter à merveille.

C’est pour cela qu’il s’obstine dans une routine hébêtante : comme tout le monde, il veut avoir l’air de passer à autre chose, histoire de donner l’exemple. Chaque jour, il fait la messe, et continue de circuler de maison en maison, prêchant la bonne parole à ceux qui travaillent trop pour se joindre à la foule du matin, où encore ceux que leurs jambes ne portent plus.
Mrs. Harbour est d’ailleurs la dernière âme qu’il visite le dimanche. La vieille dame, un pied dans la tombe, l’autre dans ce lit qu’elle ne quitte plus depuis près d’un an, lui apporte le même réconfort que ses prières semblent lui donner. Elle ne parle que peu, si ce n’est pas du tout -  et Benicio est persuadé qu’il s’agit d’une qualité chez les femmes, quel que soit leur âge. Elle lui rappelle, pour cette raison ( et d’autres ), la mère qu’il a abandonnée sur le vieux continent : discrète, l'œil fuyant et complètement fripée.
Mais hélas, ses visites ne durent pas plus d’une heure. Après ça, c’est le grand retour vers la réalité - et il faut rentrer en carriole…C’est que la dame habite haut dans la montagne, liée à l’humanité par de tortueux chemins que Becky, cette brave mule, connaît heureusement par cœur.  

Benicio est sur la route de la maison ( la sienne, cette fois ) après une longue journée passée à s’occuper du salut des âmes du coin. Il regarde sans émotions ou même expressions les pins défiler sur le bas-côté. Pour dire vrai, il se sent vide, comme après le réveil. Plein d’ennui et de gâteaux secs - mais ce spleen est un mazoute épais, gluant et brûlant, il lui colle à la peau où qu’il aille. Il a aussi comme une gêne dans le crâne, quelque chose qu’il retient depuis quelques mois.
Empêcher le peintre de peindre, c’est comme lui couper les mains - les douleurs fantômes d’une passion qu’on abandonne peuvent vous hanter jusqu’à la folie.

Il prend à droite. Ce n’est pas le chemin qui mène à Imogen, mais il préfère rouler encore un peu, histoire de ne pas rentrer dans cet état ( c’est que la paix s'est enfin installée dans son ménage, fragile et précaire ).
Sur cette nouvelle piste, doucement, sa tête se remet à bouger, et ses yeux, à voir. Il inspecte les environs avec déjà plus de curiosité - il sait bien pourquoi, mais il se dit que cette fois, c’est juste pour faire semblant, histoire de regoûter un peu à sa joie perdue sans non plus croquer dans un fruit défendu. Il doit rester discret, encore un peu.

La nature qui l'entoure ressemble à une neffe, fait d'arbre penchés par un Hiver trop rude, et d'un feuillage gorgé d'eau, presque trop verdoyant pour un été aussi sec. Il s'y croit seul, perdu dans ses pensées - mais les Eglises font de bonne cachettes.
“ Nuttah ? “ Ses yeux s’arrêtent sur la petite silhouette nattée qui borde la route. Elle semble être apparue là, comme la Vierge. Derrière elle, une carriole déborde dans un petit fossé. Une des roues arrière s’est logée entre deux belles pierres, immobilisant le véhicule et offrant au cheval qui le tire tout le loisir de pêtre.
“ Qu’est-ce qui t’es arrivé ? “ La réponse est évidente, mais la politesse prévaut dans ce cas-là.
Benicio tire sur les rênes de Becky et, à son tour, s’arrête.

Il regarde une nouvelle fois autour de lui, mais pas pour vérifier que les secours arrivent. Ses yeux semblent questionner l’invisible. Pourquoi, en cet instant de doute, faut-il qu’un agneau d’abattoir lui ait été envoyé ? Il ne sait pas bien s’il s’agit là d’un cadeau, d’un test, ou d'une triste blague. Une chose est sûre, c’est qu’il y a longtemps, il avait eu pour projet, elle aussi, de l’étrangler.
Il aimerait presque l’abandonner à son sort et faire le chemin retour. Mais il y a cette gêne dans son crâne, le mazout sur sa peau et ce sentiment grandissant d’impunité qui le pousse à l’orgueil. Que la boucle soit bouclée, pourquoi pas - il se dit surtout que cette situation est cocasse, sans vraiment penser à tout de suite commettre l’irréparable. Non, ce qui l'amuse, plus il y pense, c'est de se dire que c'est le loup qui ce soir va rentrer les moutons dans la bergerie.

Tranquillement, avec la démarche d’un pater qui s'apprête à donner son expertise, il s’approche de la carriole qu’il observe sous toutes les coutures. Il essaye même, quelques secondes, de la pousser, mais rien n’y fait. “ Non, je crois que c’est bel et bien coincé… “ Les mains sur les hanches, il recule pour regarder ce désastre d’un nouvel angle, se postant au passage aux côtés de Nuttah. “ Est-ce que tu veux que je te ramène en ville - ou chez toi, peut-être ? “

 

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Elle court elle court, la rumeur… et elle se répand comme une trainée de poudre, s’embrase, fait tout exploser sur son passage…

Ou retombe comme un soufflé.

Lors de cette nuit d’hiver au Saloon d’Imogen, on aurait dit que le village était sur le point d’imploser. Mais le temps avait fait son oeuvre, balayé la terreur en la remplaçant par les soucis du quotidien. Puisque rien d’autre ne s’était passé, à quoi bon s’inquiéter ? Mais Nuttah, elle, s’inquiétait toujours, plus encore alors que tous semblaient avoir oublié. Oh, elle n’avait pas non plus le luxe de ne penser qu’à ça. Il y avait la belle saison, la récolte, les ventes. Le travail, encore et encore, qui lui faisait courber l’échine. Mais un travail qui rapportait, plus que l’année passée où ils étaient encore sur le fil du rasoir. Peut-être pourrait-elle même espérer mettre assez de côtés pour de vraies réparations des structures qui en avaient le plus besoin, et ce avant l’hiver prochain.

Alors souvent, elle ne pensait plus trop qu’un possible assassin courait dans la nature. Ou plutôt, comme les autres, elle se persuadait que c’était un tueur de prostituées, de filles de mauvaises vie et qu’elle, on la laisserait tranquille. Pourtant, l’idée refaisait surface dans des moments comme celui-là, alors qu’elle revenait du village, seule, à l’exception du petit cheval qui tirait sa charrette. Ce n’était pas toujours elle qui livrait les commandes ou vendait sur le marché, mais cette fois-ci la charge lui en incombait. Il allait falloir qu’elle embauche de nouveau, la saison battait son plein et la charge de travail s’alourdissait.

Au milieu des quelques cageots de légumes qui restaient, la vieille winchester de Jedediah, à laquelle elle jetait parfois des coups d’oeil nerveux, comme pour vérifier qu’elle était toujours là. Elle sortait déjà rarement sans, avant - on ne sait jamais après tout -, mais depuis cette tragique nuit au village, elle ne négligeait jamais de l’emporter avec elle, en espérant ne pas avoir à s’en servir. La solitude, sur cette route qu’elle connaissait pourtant si bien qu’elle l’effectuait sans y penser, rendait l’environnement qu’elle avait toujours connu hostile, dangereux - plus encore que d’ordinaire. Chaque mouvement, chaque bruissement dans les arbres l’alertaient. Et comme ce n’était pas ce qui manquait dans le coin, elle se trouva à tourner la tête plus que de raison pour vérifier que rien ne venait l’attaquer. Bien souvent, le vil coupable était une créature bien plus innocente, comme cet écureuil qui sortit d’un buisson.

Sans doute eut-elle eu mieux fait de regarder la route, car voilà que soudain elle se sentit chuter alors que retentissait un hennissement mêlé à l’exclamation de surprise de la jeune fille. Ou plutôt, ce fut la charrette qui s’affaissa sur le côté alors qu’une des roues, visiblement coincée, la fit dévier pour sortir en partie du sentier. Il était fort heureux que la carriole soit pratiquement vide, sans quoi la charge aurait pu entrainer Nuttah et son cheval dans une chute bien plus dangereuse. Il fallut bien à la jeune Doyle quelques seconde pour se remettre de ses émotions, avant de descendre constater les dégâts.
La roue était bel et bien coincée, entre deux pierres. Bon, ce ne serait pas si difficile, elle n’aurait qu’à pousser un peu.

Pousser et pousser, elle le fit, mais sans le moindre succès. La carriole ne bougea pas d’un millimètre. La voilà donc perdue, aussi loin d’Imogen que de sa ferme. Les mains sur les hanches, elle fit un effort pour contempler ses options avec un esprit pragmatique - et surtout pas dans l’idée d’un abominable assassin pourrait se trouver caché dans les fourrés. Le problème allait être les cageots restants. Il y en avait peu, heureusement, mais seule elle allait avoir bien du mal à les transporter. Et si elle les laissait, il y avait fort à parier que les animaux s’en chargeraient, à moins que des badauds passent par là avant. L’idée de les perdre ne lui plaisait pas, mais elle ne pouvait pas attendre indéfiniment que quelqu’un passe.

On eut dit que le Ciel l’avait entendue car à cet instant précis il lui sembla justement qu’on approchait. Mais un frisson d’horreur la parcourut: et si c’était le tueur ? Elle fit un geste pour se saisir du fusil... mais arrêta son bras.
Son prénom prononcé ne l’était pas d’une voix inconnue et le soulagement se répandit dans tout son corps lorsqu’elle reconnut le pasteur, tel un envoyé du Seigneur venu à sa rencontre - pauvre d’elle, si elle avait su quelles pensées animaient le saint homme ! -. « Dieu merci, j’avais peur que personne ne passe jamais. La roue s’est coincée, je sais pas comment. » Elle eut trop honte pour avouer ce qui l’avait distraite de la route. La reconnaissance était visible sur son visage alors qu’elle s’écartait pour le laisser examiner la carriole. Malheureusement, les conclusions de l’homme de Dieu furent les mêmes que celles de Nuttah.

La jeune fille soupira, dépitée. La proposition du pasteur fut néanmoins d’une grande consolation. « Vous pourriez ? La ferme, ce serait le mieux, je pourrais revenir avec de l’aide. Mais j’ai peur d’abuser de votre temps… C’est déjà un miracle que vous soyez passé justement par ici. Vous étiez en visite ? » Car ce n’était pas le chemin qui menait à sa demeure, autant qu’elle sache. Elle espérait ne pas trop le détourner de sa route.

Elle avisa le contenu de la carriole, ennuyée de lui demander une faveur de plus, mais tout autant de laisser là ses marchandises. « Pensez-vous que nous pourrions les ramener aussi ? Si ce n’est pas trop embêtant… Bien sûr, vous pourrez prendre ceux que vous voulez pour vous et votre femme. » C’était bien le minimum qu’elle puisse faire pour le remercier de sa grande bonté. « Comment va-t-elle d’ailleurs? » Elle n’avait plus vu Nadie depuis fort longtemps, à part de loin, croisée dans les rues d’Imogen ou aux offices. Voilà qui n’était pas bien de sa part, elle aurait dû au moins lui rendre visite.

 

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Benicio acquièce doucement aux dires et aux demandes de la jeune femme, faisant mine de compter les caisses qui s’amoncellent dans le chariot accidenté. La généreuse proposition de son interlocutrice le fait d’ailleurs lorgner un instant sur les salades et tomates que le ciel a généreusement gorgées d’eau.
Effectivement, les étagères du cagibis mériteraient de retrouver un peu de couleur, et les ventres de la famille, une véritable nourriture. Les soupes, ces derniers mois, avaient plus un goût de sel que de légumes.

“ Marché conclu. C’est bien aimable, merci. Après l’hiver que l’on vient de passer, je ne dis pas non à un peu de charité chrétienne. “ Il s’amuse de cette remarque, réalisant que leur affaire tourne au troc, comme partout sur ces terres encore trop sauvages pour ses standards européens.
Dans l’Ouest, il n'y a pas, ou en tout cas, peu, de don de soi. Il faut dire que quand la survie est de mise, la générosité n’est pas permise. Il faut savoir être égoïste - c’est le monde moderne qui l’exige : sans profit, ou en tout cas, remboursement, donner s’appelle perdre.

“ Elle va bien. ” Continue-t-il en chargeant la cargaison dans sa propre embarcation.
Une femme qui peut correctement cuisiner est sûrement une femme heureuse, alors Bencio connait déjà la réponse à sa question. “ Elle s’implique de plus en plus dans la paroisse, elle travaille - je crois qu’elle s’intègre bien. “ Formé à répéter cette phrase il y a une vie de cela, quand il prêchait encore dans les réserves, ce bilan lui vient tout naturellement. Il n’y a, de toute façon, pas grand chose à dire de plus : nadie est discrète et coche toutes les cases de la bonne épouse ( ménage et repassage formellement inclus ).
“ Je lui transmettrai tes amitiés, si tu veux - Tiens, pousse la caisse. Celle à gauche - merci. “ En prenant son temps - et surtout, en faisant bien attention à ne pas glisser en remontant le petit ravin - il apporte le dernier paquet qui lui pèse sur l”épaule. La carriole frémit et Becky souffle sa fatigue prochaine, déjà pas assez jeune et trop borgne pour traîner son maître sur les routes.
“ Et toi ? Comment vas-tu ? “ Il se tourne un instant vers Nuttah, plus curieux que inquiet. “ Je veux dire, hormis l’histoire du chariot. “ Comme si une roue cassée était plus marquante que les derniers faits d’hiver du coin - mais, encore une fois, il faut tout oublier, pour aller de l’avant.
“ J’ai cru comprendre que tu avais recruté du nouveau personnel. J’imagine que la récolte s’annonce meilleure. “ Il repense à la soupe au sel, et aux ragoûts à venir. Enfin, les choses vont avoir une saveur : il en est sûr, la saison qui débute va sortir Imogen de sa torpeur et chacun pourra profiter d’un automne plus heureux : On n'espionne plus son voisin entre plus entre les lattes des volets pour passer le temps et la neige qui doucement disparaît permet aux pas de porte de se rouvrir, et aux chemins d’être dégagés. Les maisons ne sont plus des prisons, et le village, un enclos.
“ Et Maya ? Toujours fidèle à son poste ? “ Cette petite chienne qui a jadis ruiné ses projets lui est maintenant sympathique  - bien qu’il estime que sa gentillesse envers la bête ne soit pas forcément innée, mais plutôt intéressée. “ Si j’avais su - j’ai mis les os du dernier bouillon de côté, pour elle. Vas - Je te les donnerais une prochaine fois. “ De toute façon, ça l’arrange d’en faire directement cadeau à l’intéressée : on se méfie rarement de la main qui nous nourrit. “ Ah - tiens, justement : si un jour tu as trop de travail, toi et tes employés, je pourrais toujours passer pour vous faire la messe directement aux champs, avant celle au temple - comme ça je ramène les os, au passage. ”

Tandis qu’il se hisse à la place du conducteur, la mule frappe du pied, à priori elle aussi pressée de partir pour plus vite livrer le poids d’un lourd labeur. “ Tu peux attacher ton cheval à l’arrière, si tu veux. Il y a un crochet. “

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