Meredith n’était pas un amateur. Loin de là. Il était français, et plus que ça, il était breton, il savait boire et il savait tenir l’alcool. Dieu seul savait le nombre de tables, de tavernes et de saloon qu’il avait fréquenté à travers l’Europe, jusqu’en Amérique en passant par l’Inde. Il avait goûté une multitude d’alcool différents, il avait joué d’innombrables parties de poker et c’était donc loin d’être la première fois qu’il était dans cet état.

Cela faisait déjà un moment que le tailleur ne distinguait plus vraiment les cartes qu’il avait en main, même en plissant les yeux et en bougeant la main. Est-ce que c’était un sept ou un huit de carreau ? Est ce qu’il avait un carré dans la main ou pas ? C’était que les signes sur les cartes ne cessaient de bouger et de changer de place ce qui rendait ce jeu encore plus compliqué qu’il ne l’était. Surtout que Meredith n’était pas très bon au poker. Il ne l’avait jamais été mais cela ne le dérangeait pas vraiment. Il participait aux soirées pour la compagnie et pour l’ambiance plus que pour l’appât du gain. Meredith avait d’ailleurs l’habitude de n’emporter qu’une somme d’argent avec lui et rien d’autre, et de s’arrêter lorsqu’il avait perdu celle-ci.

Enfin ça c’était en temps normal parce que ce soir, Meredith ne se souvenait même plus de combien il avait joué mais il avait vaguement l’impression qu’il aurait dû cesser depuis un bon moment déjà. Le tailleur était encore en train de tenter de déchiffrer le jeu dans sa main quand le gérant du Saloon perdit enfin patience et les jeta dehors sans autres formes de procès. Il se serait bien joint aux protestations mais il préféra finir son verre de whiskey, manquant de tomber à la renverse à cause du mouvement. Il accepta l’aide bienvenue de Clyde et faillit s’écrouler sur le plancher, le sol tanguant dangereusement. C’était comme être sur un bateau, un bateau mais pour la terre. La pensée le fit glousser sans qu’il puisse s’arrêter tandis que Clyde le menait dehors.

L’air frais ne le dégrisa pas, loin de là, mais il retrouva suffisamment ses esprits pour poser un pied devant l’autre sans trop s’appuyer sur l’écossais. Ce dernier tentait de communiquer mais Meredith avait bien du mal à comprendre ce qu’il lui disait …

-Whatchu … Whatchuu …

Son anglais lui échappant pour le moment, il tenta le français.

-Kesketudi ? Oh …

Ce ne fut qu’en voyant la cigarette qu’il compris ce qu’on lui demandait et il s'exécuta sans se faire prier avant de s’autoriser à tirer une latte lui aussi. Il se rendit compte qu’il ne savait pas où Clyde le conduisait.


-Ouske … oh sorry, wher’ we goin’ ?


Ils continuèrent leur chemin, manquant de s’écrouler tous les deux pas et Meredith incapable de s’empêcher de glousser tout en déclarant son amour pour les étoiles, un cheval attaché au saloon, le poteau qui le retenait et bien sûr Clyde.

-Y’kno’, I r’lly, r’lly, like you. Lots an’ lots an’ lots an’ lo…

Les deux étaient à présent devant la porte qui menait au couloir où se trouvait l’escalier qui séparait la boutique de chez lui. Ils restèrent comme ça pendant un moment, observant la porte fermée jusqu’à ce que Meredith se souvienne que c’était lui qui avait la clé. Quelque part … Il approcha sa tête de Clyde pour lui “chuchoter” à l’oreille, sans vraiment se rendre compte qu’il parlait en fait à voix haute.

-I dunno wher’ the key is !

Et de repartir dans un déluge de gloussements, comme une poule aliénée.

Si on plissait les yeux, la faible lumière du réverbère qui se reflétait sur la serrure de la porte ressemblait à un soleil. Et si on penchait la tête, cela ressemblait à un soleil qui dansait. Meredith était en train de tenter l’expérience avant de s’arrêter quand il faillit suivre le mouvement de sa tête et s’écrouler au sol. Se furent les mains de Clyde sur lui, cherchant quelque chose, sans doute la clé, dans ses vêtements qui fit revenir le français à l’instant présent. L’action le fit glousser encore, plus doucement.

-Mind your hands miste’, m’ not that easy …

C’était le problème quand il buvait trop, en plus se métamorphoser en dinde gloussante, il devenait aussi beaucoup plus libre dans son affection et surtout beaucoup, beaucoup plus bavard, sans prendre garde à ce qu’il disait. Cela l’avait mis dans des situations souvent cocasses, parfois dangereuses mais ce soir, il était en compagnie d’un ami et il n’était de toute façon pas en état de se rendre compte de sa bourde. Avec de la chance, ils ne se souviendraient de rien au matin de toute façon.

Tenant plus ou moins debout, même s’il tanguait et avait l’impression d’être sur des sables mouvants, Meredith observa avec curiosité la scène qui se jouait devant lui. Clyde en train de jurer, rien de nouveau sous le soleil, avant de se mettre à donner de grands coups dans la porte en bois. Il fallut un moment au tailleur pour se rendre compte de ce qu’il se passait et sa protestation mourut sur ses lèvres alors que son ami parvenait enfin à ses fins. Et se retrouva par terre, déclenchant un fou rire chez Meredith qui tituba tant bien que mal à l’intérieur du bâtiment, tout en s’excusant auprès de la pauvre porte qu’il referma aussi soigneusement que possible, même si elle ne tenait plus que par un gond. Il retrouva son calme, évoluant comme il le pouvait dans la pièce sombre, cherchant l’interrupteur à tâtons.

-... j’pense qu’y a … a bottle in the kitchen or somew’re. C’mon !

Il parvint avec difficulté à allumer la lumière, se dirigeant vers les escaliers qui menait jusqu’à l’appartement au-dessus, en se tenant à tous les obstacles possibles. Il gloussa encore à la remarque de Clyde.

- Not all of ‘em believe you me ! The … how do you say … the guy with all the drugs and the elixirs and thingy, his wife … ugh … she doesn’t believe in soap apparently. T’s why he likes post … prots … whores so much.

C’était une véritable horreur lors des séances d’essayage mais heureusement, ces dernières étaient rares. L’apothicaire était simplement beaucoup trop pingre, en particulier avec sa femme, il n’y avait que le bordel qui trouvait grâce à ses yeux. Ce que le tailleur pouvait comprendre.

- De toute façon, I just like it y’know ? Its beautiful and soft, the clothes. An’ it pays really well. Du coin de l’oeil, il vit Clyde, en train de caresser un tissu de son doigt. Don’ touch this, ‘s gonna smell like w’isky

Meredith atteignit enfin les marches sur lesquelles il trébucha sans tarder, se rattrapa tant bien que mal et commença l’ascension pris d’un nouveau fou rire. Il ne marchait pas vraiment droit mais il se débrouillera.

-C’mon, lets drink some mo’e. You can sleep on the couch.

La femme de l’apothicaire était une de ses clientes les plus difficiles mais elle n’était pas la seule. Homme ou femme, il y avait toujours ces personnes qui existaient dans le simple but d’apporter tristesse et désolation aux honnêtes commerçants qui ne demandaient qu’à vivre de leur savoir-faire. Évidemment, il y en avait bien moins ici, à Silverstone, qu’il avait pu y en avoir à New York ou à Paris mais c’était une manne qu’on retrouvait décidément partout.

-Yeah her. She awful, makes me happy I’m not ‘er ‘usband. She a mess ! An’ she’s not the only one believe you me !

Son métier offrait à Meredith un regard sans pareil sur les citoyens de la ville et des alentours, sa boutique souvent pleine de monde échangeant les dernières nouvelles et surtout les derniers potins et ragot tel le plus mondain des salons de Paris. Meredith était donc au courant de beaucoup de choses, et encore plus avec le fait qu’il les habillait. Cela créait une relation de confiance avec le client, les longues heures à être mesurer sous toutes les coutures, les moments où Meredith passait derrière le paravent pour aider ses dames et ses messieurs. Les langues se déliaient souvent et le tailleur était là pour offrir une oreille, une épaule ou un mouchoir si besoin était. En général, Meredith ne brisait pas cette confiance mais la femme de l’apothicaire le méritait bien. Et il était complètement soûl de toute façon.

Une fois arrivés dans l’appartement, tant bien que mal, Meredith invita Clyde a y entrer et se dirigea vers la cuisine où se trouvait une bouteille de bourbon presque pleine. En temps normal, Meredith préférait boire du vin ou du cognac mais il lui arrivait de s’accorder un verre d’autre chose de temps en temps. Il faillit perdre l’équilibre en revenant dans le salon après s’être cogner contre le chambranle de la porte mais se rattrapa in extremis au dossier du canapé avant de se laisser tomber près de son ami, la bouteille toujours en main.

-T’be ‘onest, sometimes I miss it like a lot. but like many, many lot.

Comme beaucoup de monde, il lui arrivait d’être atteint par le mal du pays, toujours au moment où il s’y attendait le moins. Mais il aimait voyager et surtout il aimait sa liberté encore plus qu’il aimait sa patrie et il n’aurait changé de vie pour rien au monde.

-I miss my fam’ly an’ my old ‘ouse. And yeah, automobile are really fun and scary. My father got one. It’s noisy and really fast.

Il se souvenait encore de la tête de sa mère quand son père était apparu un jour au volant d’un mastodonte de fer, l’air fier comme un paon. Meredith et ses frères et soeurs avaient été enchantés de la découverte et avaient pris à malin plaisir à faire peur à leur mère en poussant le patriarche à aller aussi vite qu’il le pouvait. Tout à son ivresse, le français ne se rendit pas compte qu’il en dévoilait un peu trop sur la richesse de sa famille.

-It’s ‘eally amazing y’know and they want to create machine to fly in the sky. Like bi’ds !

Il avala une gorgée de sa bouteille avant de la tendre à Clyde.

-That would be som’thin’ right ? Flying in the sky … Free like a bi’d … I miss France but I love my freedom more y’know … It would be great tho … thro… cela dit ..; flyin’...Maybe they’ll put rail in the sky.

Meredith se laissa doucement tomber jusqu’à se retrouver la tête sur le coussin du siège du canapé, sa voix d’abord étouffée avant qu’il ne tourne la tête pour respirer.

-What ‘bout you ? D’you miss Scotland ? What’s it like ? D’you ‘ave the skirt thing ? ‘Ts really pretty.

Meredith aimait beaucoup le concept des kilts même s’il ne le connaissait pas très bien. Peut-être que Clyde en saurait plus ? Même s’il y avait peu de chance qu’il retienne quoi que ce soit, pas dans l’état où il était.

« …tsss, if mankind wis made tae fly, we would hive wings, ye kno. »

Meredith ne put s’empêcher d’éclater de rire à cette remarque. Des humains avec des ailes ! Imaginez un peu ! Ça serait drôlement cocasse. Et puis comment ils feraient pour s’habiller ? Il faudrait des chemises et des robes spéciales. Ou alors, on irait dos nu comme les gens en Afrique ? Ce serait intéressant cela dit, de devoir créer des vêtements pour des gens avec des ailes. Comme des anges. Mais est-ce que ça ferait des hommes, des anges ? Il ne pensait pas. Il devait sûrement y avoir plus dans le statut angélique qu’une paire d’ailes non ? Il devrait se souvenir de ça pour poser la question au révérend ou au prêtre ou simplement aux gens au saloon.

Ses réflexions nébuleuses sur le concept d’hommes et de femmes ailés prit fin lorsque Clyde lui parla de l’Ecosse. Une description sommaire mais qui semblait correspondre à ce qu’on lui avait déjà décrit auparavant. Peut-être qu’il irait y faire un tour lors de son prochain voyage en Europe, Dieu seul savait quand cela aurait lieu. Il était cependant nettement plus intéressé par ce qu'il appris sur les kilts. Une jupe pour les hommes, les vrais. Une idée intéressante. Peut-être qu’il pourrait en faire quelques-uns pour les hommes de la région ? Une idée à creuser plus tard quand il ne serait plus rond comme un coin.

« But I dinnae miss the dreich weather, I'll tell ye that. It's dreary an' wet, like a never-endin' shower. »

Meredith hocha la tête avec le plus profond air de compréhension sur le visage. Ca il connaissait.

-Yeah, ‘tis the same in Brittany. Rain most time of the year, and cold even when tis sunny.

Il réfléchit à la question suivante. Pourquoi il était à Silverstone plutôt qu’en France ? L’histoire était longue et il n’était certainement pas en état de la raconter toute entière, il en fit donc un bref résumé.

-Well, I’ve traveled vraiment, vraiment far. Many far. But if I’m ‘ere, tis because of love. Bad love, but still love.

Et il prit ensuite une grande gorgée de la bouteille qui était de nouveau en sa possession sans qu’il sache comment. Ce sujet le plongeait toujours dans la mélancolie et il ne voulait pas de ça ce soir. Heureusement, il avait de quoi boire et, surtout, Clyde qui s’était levé il ne savait quand et avait trouver un rouleau de tartan que Meredith avait posé là pour deux tenues de cavalerie commandé par une cliente, un pour elle et un pour son époux après qu’elle ai eu l’idée saugrenue de tenues assorties pour leur prochain voyage en Angleterre. De quoi annoncer à toute la gentry anglaise leur statut de nouveau-riche mais ce n’était pas son affaire.

Clyde déroula le tissu sans que Meredith n’y trouve à y redire. C’était loin d’être le truc le plus précieux qu’il avait donc ça allait. Il préféra l’écouter avec intérêt alors qu’il lui expliquait comment porter un kilt. Ca, c’était autrement plus amusant que de jouer aux cartes ! Sans se faire prier, il passa le vêtement autour de sa taille, ses mains bien plus maladroites que d’habitude.

-Imma find a belt, just wait.

En trébuchant ça et là, il fouilla dans son barda et trouva finalement ce qu’il cherchait, une ceinture de cow-boy qu’il avait là simplement parce qu’il avait trouvé la boucle jolie. Il saisit une autre ceinture juste à côté qui tenait plus de la sangle. Il les brandit triomphalement.

-Find it ! Come, put it on me !

Le kilt autour de la taille, Meredith s’amusa à tourner sur lui-même, doucement vu son état général, regardant les pans qui bougeaient avec lui. La remarque de Clyde lui revint aussi haussa-t-il les épaules, avant de se débarrasser de ses bottes, de son pantalon et du reste, jusqu’à rester en chemise, gilet de costume et avec le fameux kilt. Il gloussa un peu en se regardant puis il se montra à son ami.

-So, what d’you think ? ‘ve wear skirts and dresses before, ‘tis quite different !

Il désigna vaguement le bas du vêtement.

-Quite airy on the … bits though …

Meredith reporta son attention vacillante sur son ami qui semblait beaucoup s’amuser de son état.

-’tis you turn now ! Put one on, there’s fabric left over here !

Il voulait voir un vrai écossais dans toute sa splendeur. Et surtout, il voulait voir Clyde en jupe. a promettait d’être glorieux !