Il y a un pommier mais pas de paradis

« Regarde, c’est là-bas ! C’est l’étang que je te disais ! » Chuy pointa du doigt le fameux oasis au milieu de la plaine désertique. C’était surtout le pommier, plutôt grand pour ce qu’il en était, qui se découpait à l’horizon, qui s’étirait vers le ciel comme s’il souhaitait toucher les nuages. Cet arbre et cette petite étendue d’eau était un mystère de la région et de nombreuses histoires plus abracadabrantes les unes que les autres s’y étaient ancrées. Puisqu’il n’y avait rien de rationnel qui pouvait expliquer la présence de ce lieu on y prêtait facilement quelques choses ou magie et religion s’entremêlaient.

Chuy était sur le dos de Caballo qui avançait d’un pas lent et régulier, la tête basse cherchant à attraper quelques brins d’herbes secs à l’occasion. Peu prêteur et malgré tout méfiant, il n’avait pas proposé au jeune garçon qui l’accompagnait de grimper avec lui. Il avait toutefois consenti à lui laisser le foulard qu’il portait habituellement autour du cou. Le soleil tapait fort au-dessus de leur tête, déformant le paysage qui s’étendait devant eux et asséchant les gorges. Il fallait se protéger du mieux qu’ils pouvaient. « On va se reposer un peu et boire. Après le Fort est pas très loin. Tu leur diras bien que c’est moi qui t’a ramené, hein ? » Le ton ne laissait pas beaucoup de choix à la discussion.

C’était par hasard que les deux garçons s’étaient trouvés. Chuy avait vu la vieille carriole complètement désossée de tout matériel pouvant être utile (chevaux compris bien entendu) mais s’y était approché dans l’espoir d’y trouver quelque chose d’intéressant malgré tout. A défaut de nourriture, il avait découvert un jeune garçon en costume de prisonnier qui patientait à l'abri du soleil, protégé par les restes de la charrette et libre de ses chaînes. Plus loin, des vautours se régalaient des restes des gardes assassinés quelques heures auparavant. Le tout petit convoi avait été intercepté par les complices d’un des bagnards et l’affaire avait été rondement menée. Quand Hiro avait expliqué à Chuy avoir refusé de les accompagner dans leur fuite, il n’avait pas hésité à commenter la bêtise de ce drôle d’énergumène. Et quand celui-ci lui avait demandé de le raccompagner jusqu’au Fort Randall, il en avait presque pleuré de rire. Ses tentatives pour faire changer d’avis ce drôle de garçon avaient été vaines et il avait concédé à sa demande. A condition qu’il soit celui qui ramenait un fugitif afin de pouvoir se remplir les poches d’un peu de monnaie ou d’un quignon de pain pour sa peine.


Après près d’un an à vagabonder en dehors du Nevada il revenait aussi riche qu’il était parti, de rien. Peut être d’expérience, mais Chuy en faisait rarement bon usage. Le grabuge avec les O’Reilly et la Pinkerton l’avait poussé à prendre la poudre d’escampette. Il était parti du jour au lendemain sans demander son reste, craignant des représailles de la part du gang des irlandais. L’herbe n’était pas plus verte ailleurs et sa route l’avait reconduit dans la région.

Bien qu’ils avançaient côte à côte depuis plusieurs heures, Chuy et Hiro avaient peu échangé. Parce qu’ils devaient s’économiser mais aussi parce que les langues étaient lourdes et pâteuses dans leur palais. Chuy avait accepté de partager le contenu de sa gourde avec le bagnard, mais il n’y avait que peu d’eau.

« Il y a quelqu’un déjà. Ils sont plusieurs je pense. Il a crié quelque chose et pas à nous. Tu fais attention. » Il détailla le garçon qui n’avait pas d’arme. L’arme à feu que Chuy avait sur lui ne comportait plus de munitions . Elles coûtaient bien trop cher ou étaient difficiles à voler. Et les rencontres par-ici pouvaient rapidement dégénérer, surtout aussi proche d’une base militaire et surtout avec un duo aussi culturellement impactant. Il était néanmoins hors de question de faire un détour et de ne pas passer par l’étang. Ils ne tiendraient pas jusqu’au Fort sans un peu d’eau.


Chuy était descendu de son cheval et celui-ci le suivait paresseusement, attentif au mouvement de la main qu’il laissait pendre le long de son corps. Il alla jusqu’au bord de l’étang, ayant pris soin de rester à l’opposé de l’arbre et de l’homme qui s’y reposait. Bien sûr Chuy n’essaya pas d’enlever ses chaussures pour se rafraîchir les pieds. Il restait pour l’instant sur ses gardes et méfiant. « Croise pas son regard, ça risque de l’exciter. Il leur faut pas grand chose souvent. » Chuy parlait sur le ton de la confession, le ton bas et la voix sans sourire, jamais avare en conseils quand il s’agissait de se protéger des blancs. Les pommes ne lui donnaient plus envie, pas plus que de se laisser aller à quelques rêveries le temps de retrouver l’énergie dépensée. Caballo, que les questions de racisme et de discrimination atteignaient beaucoup moins, s’était approché du bord de l’étang pour se désaltérer. Il n’avait pas encore aperçu les fruits gâtés au sol et se contentait pour l’instant des touffes d’herbes vertes qui poussaient autour de la source d’eau stagnante. Chuy garda une main sur l’encolure du cheval et la flatta pensivement.