Il fait rarement beau à Imogen. Les Nuages suspendus au-dessus de cette cuvette naturelle ont décidé de faire de ce petit bout de ciel leur résidence principale. Trois cent jours par an, la grisaille règne en maître et teinte le paysage, les gens, leur vie et leur humeur ( une triste exception en Californie ). Un brin de mélancolie dans le fond de l’air, voilà ce qui fait des villages américains de véritables purgatoires à ciel ouvert.
Mais aujourd’hui, le soleil a gagné la bataille ( quoique la guerre soit perdue d’avance ) : il fait tout simplement beau, les oiseaux chantent et le vent souffle dans les arbres. On se croirait dans un de ces poèmes pastorales - ne manque que les bergères de blanc vêtue, hélas ici remplacées par un écossais aussi bourru que trapu. Mais Benicio n’est pas un homme compliqué : il n’a pas besoin du tableau complet pour profiter de cette belle journée.

Debout sur le pas du temple, une tasse de café à la main, il respire dans l’air frais les notes d’un été qui s’installe.
Aujourd’hui sera un jour de partage - il ne faut pas se relâcher après l’effort du mois passé. Puisqu’il se sent d’humeur à supporter les autres, le sermon de ce matin sera un message d’espoir et de bienveillance, un appel à l'insouciance - non pas à sa poursuite, mais à la réalisation collective qu’un tel objectif est à portée de main. Il suffit de croire pour pouvoir, après tout.

Comme à son habitude, il détaille donc la petite colonie qui se réveille en contrebas.
D’ici, il a une vue imprenable sur la cité de clous et de bois qui se dresse au milieu des hauteurs, comme un champignon qui sort de terre. Il aime l’observer avec les yeux d’un père, plein de douceur et de projets pour un avenir qu’il sait déjà radieux ( tout simplement parce qu’il y emploie tant d’énergie et de temps qu’il ne peut douter du résultat ).
Ce qu’il adore, dans ces moments de contemplation, c’est découvrir les petites habitudes de chacun : qui se lève en premier, qui va d’abord aux champs ou échappe à un mari jaloux - le boucher, généralement, reçoit le mercredi soir la femme d’un trappeur qui lui même fréquente une Kiowa dans la réserve d’à côté.
Sans en penser grand-chose, ces petits manèges du quotidien l'amuse. De tous les détails, il n’est pas curieux : c’est les besoins de chacun qu’il essaye d’établir par ces observations. L’humanité a bien des formes et des visages - le pardon, aussi. Sûrement que Madame Shaw voudra discuter des liens sacrés du mariage après le service ( vu qu’il la voit sortir par l’arrière boutique ).
Il y a d’ailleurs une nouvelle tête, qui, récemment, a fait son entrée dans ce grand jeux des septs familles ( il y en a sûrement moins que ça à Imogen ) : Jeremiah Todd - un genre de vagabond comme la justice n’en fait plus. Un brave homme, en tout cas.
Bien qu’il ne le connaisse pas vraiment, Benicio s’est contenté de prendre pour acquis les dires d’une petite vieille qui l’aurait croisée un matin de pluie. “Un homme charmant” lui a-t-elle confié. Et il n’y a effectivement pas de quoi en douter, puisque depuis quelques jours, Mr. Todd fait ses messes, comme tout le monde. Il dit bonjour et merci, a l’air humble et tout à fait tranquille - et en plus de ça il connait ses prières. Presque aussi bon que Nuttah en matière de bondieuserie, ce candidat au salut éternel a de quoi ravir le pasteur.
 
“ Bonjour, Madame Shaw. Comment va votre mari ? “ Benicio s’interrompt un temps dans ses divagations, le temps d’accueillir la première ouaille de ce petit poulailler.


La fin de messe est un véritable rite en soit : tout le monde se presse au dehors mais profite de l’ombre que projette le bâtiment pour échanger quelques banalités. En général, les femmes ne trainent pas longtemps, histoire de rentrer les enfants - mais aujourd’hui, leurs voix visiblement échauffées par les cantiques, elles bavassent en traînant de la pâte, pas tout de suite décidées à regagner leur foyer. Alors, les messieurs qui d’habitude attendent leur départ pour aller sonner les matines à l’unique saloon du coin, sont finalement les premiers à partir. Ils se saluent, l’air de rien, tout en sachant qu’il vont se retrouver dans quelques instants autour de la même table.
Benicio les laisse filer au compte goutte - pour une fois, il n’est pas contre prendre son deuxième café en leur compagnie. Mais voilà, pour que la journée soit un parfait exemple de générosité, il manque un membre de cette belle église pour compléter les bancs de la tablée : le nouvel arrivé compléterait bien cette Cène.

“ Monsieur Todd ! Je vois que vous êtes assidu cette semaine. “ Le pasteur, en ayant fini avec madame Shaw, fait mine de continuer son tour d’aurevoirs pour atteindre sa cible. “ C’est un plaisir de vous accueillir dans notre paroisse, sachez-le. “ Tout sourire, il pointe du bout du nez une ancienne qui, pas à pas, s’en retourne à son fauteuil et son vieux chien. “ La veuve Jenkins n’a pas tarit d’éloge à votre sujet. “ Il espère seulement que la bigleuse ne se soit pas trompé de personne - ce qui arrive souvent quand la vue et l’intellect vous quittent. “ Vous vous installé pendant la belle saison, vous avez bien raison. Tout se passe pour le mieux, j’espère ? “ Les mains dans le dos, la bedaine en avant, il se tient comme un padre en balade à la fin d’un repas, descendant tranquillement les marches de bois blancs. “ Vous verrez, c’est un endroit bien tranquille ici. Il y fait bon vivre. “ Il acquiesce, surtout pour lui-même, et se tourne enfin vers son interlocuteur quand ses semelles foulent l’allée de terre qui sert de rue principale. “ Je crois que les hommes se retrouvent au saloon, est-ce que vous voulez vous joindre à nous ? J’offre le café. “

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