La nuit plongeait le désert dans les étincellements vertigineux de son ciel. A lever la tête vers les étoiles, Pearl en avait facilement le vertige. Le ciel était comme un puits dans une mine de diamants. Pas âme aux alentours, que les glapissements des coyotes, dans l’enclave rocailleuse où les bandits se donnaient rendez-vous. A environ une heure de Silverstone, les Hennessy avaient investi diverses cavités rocheuses pour stocker armes, alcools, matériau nécessitant encore d’être blanchis ou transmis pour s’approcher des villes. Pearl se tenait à cheval, le visage presque entièrement dissimulé par le drapé de son châle et le tombé de son chapeau. Boutonnée jusqu’à la gorge, gantée et corsetée de jupons, on ne voyait presque plus sa peau, seulement la très longue tresse noire qui pendait dans son dos. Rares étaient les occasions où Pearl Hennessy se rendait en personne au décompte. Il y avait eu une altercation malheureuse entre quelques hommes de son clan et ceux d’une nouvelle meute étrangère composée d’anciens soldats. La rencontre avait résulté par une prise d’otage et une demande de rançon. Un minot du gang qui, si sa vie en valait tout à fait une autre, était problématique pour Pearl et Liam car il avait déjà rencontré l’un et l’autre. Le gang garantissait la protection de ses membres, dans la mesure du faisable. La situation était aussi accablante que ridicule.
A ses côtés, deux hommes du gang de Silver étaient venus régler la rançon. Tous étaient masqués. Le plan n’était pas très compliqué. Les Hennessy paieraient quelque chose puis quelqu’un pisterait les malfrats pour trouver leur planque. Ensuite, en fonction, le gang organiserait un feu de joie sur leurs cadavres où recourrait ironiquement à la justice. Les cinq déserteurs dépêchés étaient railleurs, piquants, goguenards, ravis de leur méfait. Ils ignoraient vraisemblablement à quoi ils avaient à faire, mais peu importe. La victime de l’enlèvement était étendue comme un sac de blé sur la croupe d’une monture, derrière l’un d’eux. Tout le temps que dura l’opération, Pearl ne parla ni ne toucha à rien. Ses hommes opérèrent l’échange prudemment, refoulant leur désir de commettre un massacre immédiatement.
Tout le monde se sépara enfin. Pearl chevaucha avec ses quatre hommes puis ils se séparèrent à leur tour. Les hommes prirent la direction d’une ferme investie par le gang à l’écart de Silverstone tandis ce qu’elle rentrait seule vers la ville. Cette sombre affaire avait été une épine dans le pied pendant une semaine. Ce nouveau gang de rustres pensait s’en être pris à une modeste entreprise d’armement locale qui arrondissait ses fins de mois en commerçant un peu d’alcool de contrebande. L’association avec les Silver n’avaient pas été faite. Le gang Hennessy, quand il le pouvait, trouvait moyen de conduire la justice vers ses rivaux, évitant ainsi de se faire remarquer en laissant des scènes de guerre derrière lui. Avançant dans la nuit, elle laissait son châle glisser de son visage, songeant déjà à porter plainte pour vol à main armée dans le désert.
Pearl n’aimait pas chevaucher seule dans le désert et sa hanche, blessée il y a longtemps par un imbécile, lui faisait toujours mal quand elle restait trop longtemps en selle. Le banditisme les rappelait tous parfois violemment à l’ordre avec toutes ses contraintes physiques, bien qu’ils étaient devenus l’association de malfaiteurs la plus prolifique du territoire. Les hors-la-loi restent des hors-la-loi même s’ils portent des caleçons de satin.
La ville n’était plus qu’à quelques dizaines de minutes quand, apercevant une silhouette dans le désert, elle changea totalement son attitude. Pearl avait bien l’intention de porter plainte pour vol et de se faire escorter.

-Gentleman ! Aidez-moi ! A l’aide ! J'ai été volée ! On a braqué mes économies !

La pauvre femme éplorée avait toujours été un de ses rôles préférés.

Ces imbéciles de sudistes sont tellement arrogants qu’ils s’imaginaient que les rôdeurs de la région se montreraient assez stupides pour braquer un représentant de la loi. Pearl n’avait aucune pitié pour eux, ils vivaient dans un État débilitant. Elle remarqua la main sur le colt, l’attitude méfiante du patrouilleur qui, de toute évidence, n’était pas le shérif du comté auquel elle était habituée. Sans qu’elle s’explique encore pourquoi, l’apparence du texas ranger lui rappelait vaguement une histoire racontée par un membre du Silver Gang.

-Où sont vos hommes ? On m’a pris 20 000 livres…, poursuivit-elle, essoufflée. Je rentre à Silverstone pour retrouver ma fille… je v’nais d’vendre quelques productions au fort… la Hennessy Company…

D’emblée, le type ne lui paraît pas particulièrement coopératif. Pourtant depuis une quinzaine d’années, le désert n’a jamais été aussi calme. Les Hennessy ont veillés à faire disparaître toutes les bandes rivales et le plus gros risque à traverser la région appartient davantage aux cougars qu’aux étrangers. Elle pose sa main sur sa poitrine, pour apaiser sa feinte angoisse suffocante.

-Bon Dieu...j’ai eu tellement peur… J’ai cru qu’ils allaient abattre ma Mila… , ajoute-t-elle en caressant l’encolure de sa monture.

A la lueur du ciel, elle distinguait l’expression du type qui n’avait pas l’air d’avoir envie d’aider. On  ne pouvait plus compter sur la loi de nos jours. L’accent du sud, Pearl l’avait aussi quand elle voulait, ayant passé la moitié de sa vie au Texas. Cependant, il était de si mauvais goût dans la région qu’elle était parvenu à s’en presque débarrasser.
Feignant toujours l’idiotie, elle regarda à son tour autour d’eux comme si l’attitude de l’étranger l’alarmait d’un danger qui la viserait également.

Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas fait preuve d’autant de mépris à son égard. Un rugissement de haine se retenait dans sa poitrine tandis ce que Pearl gratifiait son sauveur d’un immense sourire gratifiant.

-Vous êtes un gentleman, monsieur.

Ces types du sud manquaient tellement d’imagination qu’ils étaient incapables d’imaginer une femme avec son corps et sa couleur faire du marchandage à son propre compte. Encore moins concentrer autant de pouvoir que Pearl Hennessy. Mais si cela pouvait flatter son égo de mâle, elle se laisserait volontiers accompagner dans la ville qui lui appartenait entièrement. S’il y avait un employeur dans la région, c’était elle et personne d’autre. La situation était comique malgré tout. Elle ne le corrigea pas, il découvrirait bien par lui-même.

-Je suivrais vos conseils. C’est très bon à vous de ne pas me laisser rentrer seule.

Flatter l’égo masculin avait toujours été un hobby. Même Liam ne s’en rendait pas toujours compte qu’il était déjà en train de lui porter son sac. D’ailleurs, à cette heure-ci, Liam dormait probablement sur son perron s’il ne jouait pas aux fléchettes avec son meilleur ami du moment. Il ne s’attendrait certainement pas au beau Texas Ranger qu’elle lui ramenait. Toutefois il faudrait rester méfiant. Ce genre de jeu est dangereux. Certains hommes de lois sont assez bêtes pour ne pas avoir envie de se laisser corrompre. On pouvait difficilement en dire autant du shérif du comté qui leur mangeait dans la main.

Silencieusement, elle chevaucha aux côtés de son garde-du-corps improvisé. La lune éclairait le désert et leur deux visages. L’homme avait le masque du guerrier fourbu. Son rasage était à la mode mais il y avait une fierté sur son front qui ne disait rien de bon à Pearl. Chemin faisant, elle refaisait ses belles tresses noires tandis ce que la ville se rapprochait d’eux.

-Venez jusqu’à chez-moi un moment, chevalier, votre bonté sera récompensée ! Sourit-elle en lui indiquant la direction de cette grande allée où, avec Liam Hennessy, elle partageait une des plus belles demeures de la cité. Mon mari vous offrira un remontant pour m’avoir accompagnée.

Difficile d’avoir autant de superbe que le vieux créancier dans ses plis de satin. L’apparition de Liam sur le perron fut un soulagement. Les mimiques circonspectes de son escorte l’inquiétait de plus en plus et elle aurait tôt fait de paniquer s’il continuait à poser des questions suspicieuses. Et s’il avait vu ses hommes prendre la route de la ferme ?
Pearl sauta de sa monture et l’attacha devant la demeure. S’il saisissait la situation assez vite, Liam parviendrait sans mal à la sortir de ce mauvais pas.

-Le marshall est venu à mon secours alors que des brigands venaient de me braquer tout l’argent de la vente. La compagnie est ruinée ! dramatisa-t- elle en guise d’introduction. Marshall, je vous présente mon mari, Liam Hennessy.

Théâtralement, elle se jeta dans les bras de son complice éternel. « J’ai eu horriblement peur... » gémit-elle en lui pinçant légèrement l’épaule par derrière, lui signifiant que la situation était tendue. « Plus jamais je n’irais m’aventurer seule la nuit, cette région est devenue un...un guet-appens ! »

Se détachant tout aussi brutalement de l’étreinte, elle pénétra à l’intérieur de la demeure.

De façade, la maison Hennessy ressemblait à n’importe quelle bicoque bourgeoise de Silverstone. Légèrement en dehors du bourg principal, on apercevait encore depuis les fenêtres la ligne du désert, en direction de la Hennessy Company. Le ponton où Liam les recevait était en bois, selon la mode architecturale de la région. La peinture était fraîche et les piliers sculptés avec orgueil.

Une fois dans la maison, elle grimaça en profitant d’être hors-de-vue. De l’intérieur, elle annonça « Je vais nous servir à boire ! Il faut remercier ce brave homme. »

Se débarrassant de son châle sur un divan, elle se dirigea vers la cuisine où personne ne travaillait plus à cette heure-ci. On entendit le cliquetis du service en cristal qu’elle organisait sur un plateau d’étain, puis le tintement des bouteilles de leur impressionnante collections de brandy. A l’abri des regards, elle en profita enfin pour s’inspecter les mains et les habits, à la recherche d’un accroc qui pourrait la rendre suspecte. Il n’y avait rien qui lui paru dangereux. Hâtivement, elle glissa son arme encore irrévélée dans un tiroir à torchon et remonta sa chevelure de bourgeoise respectable.

-Entendu pour un café, marshall ! lança Pearl depuis la cuisine d’où elle entendait tout de leur échange.

Bien que les Hennessy disposaient d’une gouvernante à présent, Pearl savait toujours se servir de sa propre cuisine. La société silverstonoise l’ignorait mais pendant les cinq premières années, les Hennessy avaient beaucoup feints la prospérité sans l’avoir encore tout à fait. Si à l’extérieur ils avaient soignés leur paraître, derrière les portes de la maison c’était Pearl qui avait nourri toute la famille. Peut-être était-ce une bonne chose que ce soir Miss Daisy soit déjà partie. Comment mettre un homme du sud plus à l’aise qu’en le faisant servir par une femme noire ?
Les déblatérations de Liam lui accrochait un sourire amer sur la bouche. Ce salaud trouvait toujours à la perfection ses marques dans le rôle du bon mari. Pearl aimait jouer la belle en détresse, la mère courage, la bourgeoise impitoyable mais l’épouse stupide ça n’avait jamais été son goût. Leurs stratagèmes ne les conduisait pas toujours à paraître héroïques. Ce qui l’énervait c’est qu’elle savait que Liam s’amusait beaucoup à la traiter de cette façon devant des inconnus.
En entendant le remue-ménage des deux toutous qui dévalaient les escaliers, elle retrouva ses esprits. Depuis la cuisine, elle frappa machinalement deux coups dans ses mains. Les chiens cessèrent aussitôt de tourbillonner autour du Marshall et s’assirent autour de lui avec un air joyeux. D’un petit sifflement, elle appela la meute vers elle dans la cuisine. Ces chiens n’obéissaient pas du tout à Liam Cooper.
Le percolateur en main, elle plaça l’eau bouillante dans la cafetière DuBelloy et la déposa sur le foyer. Avec les températures qu’on se tapait en ce moment dans la région, le feu restait toujours allumé. En attendant que ça se chauffe, elle craqua une cigarette dans la cuisine.
Tandis ce que le marshall avait le plaisir de découvrir leur salon, décoré des armes estampillées Hennessy, elle servit les tasses sur un plateau d’étain.
Avec des vieux gestes, elle déposa le plateau sur la petite table encerclée de fauteuil devant la cheminée. Souriante et aimable, elle remplit les trois tasses et tendit la première à Bartel avec un sourire de bienvenue. Puis, elle tendit la sienne à Liam avec un très large sourire aux dents apparentes qui voulait dire « Meurs ».
Pearl s’installa dans un fauteuil en osier, penchée en avant vers la tasse qui fumait dans ses mains.

« -C’était vraiment horrible. Je me rendais au fort pour distribuer la marchandise de la compagnie. Tout s’est bien passé. Quand sur le retour j’ai été abordée par ces inconnus je ne me suis pas méfiée, les routes de Silverstone sont tellement calmes de nos jours. Ils m’ont faire croire qu’ils étaient perdus. J’ai cru qu’ils voulaient connaître la route. Et là ils ont pointés leurs armes sur moi, c’était affreux, affreux. Honnêtement mon amour je n’ai pas cherché à négocier, je leur ai donné tout ce que j’avais. »

Liam reconnaîtra sûrement dans son récit la signifiance que la rançon a bien été donnée, l’avertissement que des bandits étrangers zonent encore dans la région, -et l’inspiration d’anecdotes anciennes où ils étaient eux-mêmes les individus louches.
Pearl avait le visage rempli d'émotion en racontant son histoire. Mentir était aussi naturel que respirer. Son œil brilla même un peu pendant un instant. "Je suis vraiment désolée."
Elle soupira avec un sourire brave et résilient.

-J’irais parler au shérif demain ! La compagnie va s’en relever mais autant d’argent c’est quand même dommage. Merci encore Marshall, je suis bien rassurée que vous m'ayez conduit jusque là.

La désinvolture de Liam face au danger demeurait inchangée depuis ses jeunes années. Il était fanfaron, provocateur, toujours le mot qui fait mouche, toujours cette débonnaireté impitoyable qui avait totalement ravi l’amour de Pearl il y a longtemps déjà. Lorsque ses proies réalisaient que derrière ce sourire irrésistible se profilait la mort, il était bien trop tard. Avec les années, le charme ne se dissipait pas mais il se révélait comme cela arrive dans tous les couples qui durent. Il fallait qu’elle se retienne de rire devant ce numéro musical totalement impromptu mais le gag durait pourtant depuis des années : Liam se foutait toujours d’absolument tout.

Dès lors que l’instrument apparu dans cette séquence qui n’avait pourtant rien de festif, Pearl balança furtivement le menton de gauche à droite. « Enfin, ce n’est pas... » Il n’écoutait déjà plus rien. Le récital entamé, elle dû déplacer subtilement sa main devant sa bouche pour dissimuler l’hilarité qui menaçait de s’emparer d’elle.
Le rire était pourtant nerveux car, nom d’un chien, il n’y avait rien de drôle à recevoir le marshall, dont la réputation féroce n’était plus à construire, dans leur salon. Qui savait ce que Murphy pourrait noter dans ses petits carnets mentaux après une telle visite ?

« Il a déjà joué sur une vraie scène à la foire une fois » précisa-t-elle en souriant au marshall pendant un couplet avant d’entonner, avec la même stratégie :


You were lost and gone forever
Dreadful sorrow, Clementine


Ce qu’il avait pu lui casser les pieds, sur les berges de Stillwater Creek à lui faire répéter sa synchronisation.

-Je me sens beaucoup mieux, c’est vrai. Merci mon sucre…, prétendit-elle en applaudissant doucement.

Se relevant avec un sourire aimable, elle entreprit de réunir les tasses de café vides. « Avez-vous fini Marshall ? Venez, je vais vous raccompagner jusqu’à votre cheval. »

Il n’était pas bon que Murphy assiste à davantage de folie. Pearl sentait que chaque nouvel élément alimentait ses suspicions. Leurs méthodes habituelles ne prendraient pas sur un bonhomme de son genre et il allait maintenant falloir beaucoup se méfier des allers et venues du jeune et élégant marshall.
Elle ramena les tasses à la cuisine, permettant aux deux hommes de se serrer une dernière fois la main. Son cœur battait vite et elle eut tout petit rire discret, un souffle de nez, en repensant à ce qu’il venait de se passer.

-Merci encore pour votre aide… N’hésitez pas à venir nous voir pour quoi que ce soit, quoi qu’on puisse pour vous être utile… On est des bêtes citoyens de cette ville mais on croit en notre justice.

En lui ouvrant la porte, elle lui tendit la main. La lune faisaient des reflets dans ses beaux cheveux noirs et son sourire formaient de petits plis autour de ses yeux. « J’étais vraiment enchantée. »