Plus tôt, Maxence était arrivé en héros à l’avant du corbillard tiré par deux chevaux noirs, étrangement trayeurs de bonne augure. Toujours aussi fou de joie de se retrouver, les cousins eurent tôt fait de déclouer les couvercles des trois cercueils remplis d’alcool de contrebande qu’il conduisait depuis Silverstone. Leur petit trafic était rodé depuis si longtemps que même la distillerie ne se méfiait plus du tout de l’étrange combine que les frères O’Reilly avaient inventés avec la complicité de leur croquemort germain.
En peu de temps, l’alcool coulait à flot sur le campement luxuriant des gangsters les plus redoutés du New Hanover.

La nuit s'était abattue sur la pinède comme une léthargie. Le gang des O'Reilly se nichaient dans une joie nouvelle planque, à l'abri des sapins immenses. La musique et la fête colorait le silence de la forêt comme un grand feu de joie qui crépite.

-Comment ça qu’est-ce que je fais là ? Sourit-il. Il ne cessait pas de sourire depuis qu’il la voyait tituber en sa direction, depuis presque cinq minutes.

Assis sur le large tronc scié, ses grandes jambes repliées devant lui, il tenait un banjo dont il grattait nonchalamment les cordes. Deux bouteilles vides jonchaient à ses pieds et une troisième à moitié entamée était dans sa main gauche. Des poils de barbe roux mal taillés parsemaient ses joues creuses et ses cheveux étaient mêlés de poussière. Il portait toujours son même complet noir qui lui donnait, à la lumière des flammes, un air de pacte avec le Malin, à la croisée des chemins. En tout cas dans le regard de Mae Matthews qui n’était plus très aligné.

-J’ai froid. On se caille le jonc dans votre pays.

Il était aussi épuisé par son voyage. Ce n'était pas tous les mois qu'il faisait pareil périple et à chaque fois, il en revenait lessivé. Mais l'enjeu valait la peine, tout cet alcool qu'ils ne boiraient pas serait vendu et Maxence repartirait les fouilles pleines.

Désespéré de la voir autant souquer pour allumer sa cigarette, il lui tendit une allumette qu’il tint jusqu’à ce qu’elle arrive à inhaler. Il se gardait de trop remarquer la poitrine découverte le chemisier sale car de Mae Matthews, il ne retenait pas que des politesses. Son impulsivité légendaire avait déjà coûté pas mal de vies et Maxence préférait rester de ce côté du Styx.

Il faut dire que Maxence avait connu un certain nombre de femmes qui avaient des sacrées personnalités. Mae Matthews atteignait presque, en autoritarisme et en amabilité, ce qu’il pouvait retrouver chez sa propre mère mais il l’aimait bien à cause de ses idéaux. Il y avait un petit éclat rêveur dans son regard dont il comprenait qu’il ait ravi le cœur d’un ou deux irlandais vaniteux. Ses deux yeux avaient l’air de marcher, elle n’avait pas de brûlure sur le visage et il lui restait encore la plupart de ses dents entières. Tout ce dont on ose plus rêver de nos jours.

Profitant toutefois de son état de faiblesse, il ôta son chapeau d’un geste rapide pour le poser sur sa propre tête. « Alors Matthews, qu’est ce qui te revêche ? »

Il eut un rire pas bien franc sur la dernière réflexion de son interminable laïus à épisodes, caractéristique de la viande saoule. Lui-même n’était plus de première fraîcheur mais de toute évidence, il encaissait mieux. Les silences au milieu du monologue de Matthews qui bafouillait ses inepties étaient alourdis par les craquements de la forêt. Tout juste si Max acquiesçait ou secouait la tête, amusé et habitué à l’entendre décocher ses flèches dans sa direction. Les deux se connaissaient depuis plus de dix ans maintenant, leur rencontre avait très rapidement suivie celle de Mae et des deux frères. S’il n’avait jamais souhaité s’installer avec le gang, il en avait couvé le berceau et détenait le statut de membre un peu à part. Alors qu’elle le veuille ou non, il serait là car dans une famille, on ne choisit pas tout le monde.  

« Si tu crois que t’es mon genre, ma petite chérie, rassure-toi tout de suite. Plutôt m’taper le King. », la remercia-t-il avec un éclat affectueux dans le regard.

Tout de même c’était bizarre qu’elle vienne de son plein gré lui faire la conversation alors il imagina qu’elle avait l’estomac dans un sale état, pour ne pas réussir à parcourir l’autre moitié du chemin.
On entendait quelques clapotis perturber l’eau du lac, des grenouilles ou des rongeurs déambuler dans la terre froide.  

-Pourquoi tu penses qu’on est pas cousins ? Tu dis ça parce qu’ils sont plus beaux que moi ? railla-t-il, toujours si goguenard, avant d’arracher un bouchon de bouteille avec les dents et de le cracher dans le feu.

Il grattouillait toujours quelques cordes, lentement, sans prêter attention à la migraine de la petite gangster.
Même s’il était évident que les trois garçons ne partageaient pas réellement de sang, Sean, Kilian et Maxence s’appelaient ainsi depuis l’enfance. Les irlandais du Nouveau monde formaient déjà une sorte de vaste famille et ces trois-là avaient plus que des ancêtres en commun. Malgré ce que pouvait en penser cette jolie harpie, ils partageaient plus qu’un sourire d’imbécile. Comme Kilian, Maxence était un puits de récit et de contemplation, comme Sean il était passionné et ambitieux. Les disparités entre eux étaient importantes mais ce qui les liait était au-delà du langage.  Il avait beau être le cadet, l’outsider, ils étaient liés par le teaghlach.
Il tira pensivement sur sa pipe, la guitare encore sur les genoux.

-Quand on était mômes, on venait de Cork...c’est une ville comme il en existe aucune sur ce continent, vraiment gigantesque...puante comme t’imagine pas, des gens qui crèvent de faim à tous les carrefours, ...et des petits gosses qui vivent dans les caves un peu partout. Il désigna le reste du groupe du menton. Tes deux amoureux y f’saient déjà les poches des passants avant d’savoir parler, de la vraie petite racaille. Et ils dormaient dans le grenier d’un vieux dégueulasse qui leur faisait pas des tonnes de cadeaux…

La fumée s’échappa de ses narines.

-...et moi, ma vraie mère m’a accouché dans la rue et laissé dans un tas d’ordure.

Il soupira et chassa l’histoire d’un geste en même temps qu’une volute qui lui chatouillait le nez. Il y avait eu un soupçon de sincérité inhabituel dans sa voix souriante. Il n’en raconterait pas plus. Ça n’avait plus une très grande importance et il n’aimait pas énormément penser à tout cet enfer. Aux frères eux-mêmes, il n’avait jamais tout dit.

-Enfin bref. Le sel des amitiés éternelles, tu vois bien. Qu’est ce que ça peut te faire de savoir ça ?

Soucieux de ne pas la voir s’écrouler sur lui ou dans le feu, Maxence assurait sa chorégraphie maladroite en levant parfois une main pour la rattraper, quand elle tanguait trop d’un côté. Alors qu’elle lui tomba entre les genoux, il écarta rapidement du pied une braise qui allait brûler les jeans de la cowgirl. « Attention à toi... » Mae lui imposait une proximité à laquelle il ne s'attendait pas. Elle avait le visage très proche du sien, écroulée entre ses grandes jambes repliées, et il pouvait voir le fond de ses yeux fatigués. C'était vrai qu'elle était jolie. Il posa les mains sur ses épaules dans une parade de sécurité affectueuse. « Mon Dieu, t’es vraiment pleine comme une outre... » Il replaça son chapeau qu’elle récupèrait avec une telle désinvolture qu’il vacillait déjà sur sa tête. « Je suis rien de plus qu’un petit con pas méchant du tout, c’est pro-mis… »  Si elle continuait à l’enquiquiner comme ça, il la soulèverait comme une botte de foin pour aller la jeter dans le lac gelé. Même avec toute sa robustesse, à ce stade d’ivresse elle serait plus facile à enlever. « Aller range ça mon ange c’est des jouets pour adulte... » s’inquiéta-t-il en replaçant le colt qui était dans sa main dans le bon sens et en l’accompagnant jusqu’à son étui, à la ceinture de Mae, précautionneusement. Quand elle fut secouée d’un hoquet suspect, il se figea, prêt à l’aider à vomir ou du moins à l’empêcher de tomber dans le feu. Fausse alerte, mais elle devait voir le sol onduler sous ses pieds comme des sables mouvants. Il déplia sa longue colonne vertébrale pour la saisir et l’aider à s’asseoir convenablement sur son rondin. Si Kilian finissait par l’épouser, aucun doute qu’ils feraient un couple d’ivrognes complètement ingérables. En guise de remerciement, elle lui souffla une espèce de fumée claire et un brin de tabac postillonné en plein visage. Il soupira en lui ôtant de la bouche sa cigarette roulée à l’aveugle qui s’était complètement fendue.

-Ma mère ? Ah oui...elle est morte de toute façon ! Ils l’ont pendu juste après.

La pipe coincée entre les dents, il se rassied en enfourchant le tronc couché pour être tourné vers elle. Il roula une autre cigarette en une poignée de seconde, lui mit dans le bec et retrouva les allumettes dans sa poche. « Tu veux qu’j’te ramène à ta tente ? Je m'suis déjà fait trouer par Baxter cette année, Kilian a dû te raconter... j'aimerais éviter ça... » demanda-t-il en allumant le bout de sa clope. « Y en a un ou deux que ça ferait bien marrer …. »

« -Tut tut tut tu sais que c’est pas vrai…à Silverstone j’ai un harem de maîtresses… » Il lui tape la main comme une mauvaise mouche quand elle veut lui enfoncer le doigt dans l’œil. Il n’y avait aucune forme de possibilité pour qu’il ait les mêmes yeux que Sean et Kilian mais ça, Mae était sûrement beaucoup trop saoule pour le percuter. Toute sa vie il avait assumé le rôle du cadet un peu moins bien gâté avec ses cheveux trop roux, sa peau trop pâle et son visage creusé. La migration exacerbait sa laideur car pareils traits n’avaient plus rien d’habituel de ce côté du Pacifique. Ses cousins avaient des corps robustes et les traits fins, ils étaient authentiquement beaux. Sean était à tomber par terre depuis que la puberté avait corrigé son problème aux dents. Quant à Kilian...il était le plus réussi de la bande. Maxence avait compensé la différence en cultivant des traits de personnalité extravagants et en s’octroyant à la longue la distinction d’être celui des trois qui parlait le mieux (et le plus).

Il imite son ricanement mesquin avec un sourire placide quand elle se moque de son histoire de famille précoce. « T’es une sacrée marrante, hein... » Son ironie le pique un peu au vif et il regrette déjà de lui avoir raconté cette sinistre affaire. De toute façon dès demain elle aura tout oublié. « Ils l’ont pendu parce que c’était une sale petite meurtrière comme toi » lui sourit-il, toujours sur le même ton pincé et ironique qui rythmait leurs échanges complices depuis des lustres.

L’histoire de Baxter la réveille. Sur le coup il y prête moyennement attention. Ses propres pensées sont un peu confuses à cette heure de la nuit et les cadavres de bouteilles à ses pieds bâtissent son propre état. Le récit lui semble insignifiant. « Baxter ? Hannah ? Bah non c’est pas un boy, c’est Hannah… Mais si tu sais elle a un ranch pas très loin d’ici, de l’autre côté du bras des castors, au lieu d’aller vers la petite Doyle tu prends l’embranchement nord cap sur le bois de Sainte Anne et... » il agite la main pour désigner vaguement la direction où se trouve le ranch d’Hannah. « Elle habite pas loin de chez ma mère » précise-t-il encore comme ses ces détails géographiques avaient la moindre importance. Toujours heureux de raconter une anecdote, porté par l’alcool illégalement distillé dans le désert par des trappeurs, Maxence ne prête absolument pas attention au piège grossier dans lequel il s’élance. « On parlait d’elle avec Kilian quand il est v’nu à Silverstone et il me disait tiens je connais une fille, Hannah Baxter, tu vois, et j’ai dis un peu mon lapin, elle m’a tiré dans la jambe le mois dernier. » S’apprêtant à relever son pantalon pour révéler la cicatrice qui avait failli tuer de rire son cousin adoré, l’irlandais bavard remarque alors le regard différent de Mae. Subitement elle lui paraît beaucoup plus alerte. « C’est bizarre qu’il t’en ait pas parlé... » L’évidence le frappe en plein front mais il est trop tard. S’ils avaient commencés à parler d’Hannah, c’est parce que ce playboy de basse campagne lui avait composé un beau poème en blason sans oublier d’être consciencieux.

Croyant pouvoir encore se tirer de ce mauvais pas, Maxence se tape les genoux en changeant brutalement d’avis. « Wouhou, il fait soif pas vrai ? Je vais aller nous chercher quelque chose ! Si Clyde n’a pas encore tout bu – haha ! » Vite, de l’air.

Saisi par la surprise, Maxence oublia aussitôt ces histoires de cousin. Ses paroles le désarçonnèrent complètement de la situation qu’il croyait avoir comprise. « De quoi est-ce que tu parles… ? » s’enquit-il, très méfiant, avant qu’elle ne l’enlace maladroitement. Il joua son jeu, avec un sourire inquiet, baladant ses doigts comme des grosses araignées sur ses petites épaules débraillées. Le baiser, qui s’amorça comme un coup de tête, lui percuta la lèvre. Il eut juste le temps de lui glisser une main dans les cheveux, faisant rouler le chapeau plus loin dans l’herbe, avant de l’accompagner jusqu’à son épanchement en retenant plus fermement sa queue de cheval. « Aller...évacue tout ça... » soupira-t-il en regardant de l’autre côté. Un de ses bras l’enlaçait tandis ce que l’autre restait cramponné à sa crinière pailleuse, le temps qu’elle ruine complètement son complet noir. Il jeta un coup d’œil. « Encore un peu ? » Oui, sur sa chaussure. « Jesus Christ... » Quand elle eut fini et déglutissait de longs filets de bave le long de sa lèvre brillante, il lui caressa fraternellement le dos. Mais sa bouche se rappelait du baiser moins fraternel que lui ne comprenait pas encore complètement.

« Ça doit faire du bien » maugréa-t-il en regardant son pantalon avec désolation.

Grand seigneur, il fouilla dans son veston et trouva un vieux mouchoir qu’il imbiba d’alcool. Lui saisissant le visage, il lui débarbouilla la bouche.
Son cœur battait très fort depuis une minute. Avec le même mouchoir, il entreprit de frotter son pantalon pendant que Mae semblait reprendre ses esprits. Un sourire d’adolescent niais, celui qu'elle assimilait tellement à Kilian, étirait ses lèvres pleines. Elle cracha un jet d’alcool qui créa une petite boule de feu. Sa question lui parut du small talk destiné à couvrir la gêne de l’instant précédent. « Tu m’as pas loupé... » continuait-il de sourire.

Jetant son mouchoir dans le brasier, il se redressa pour regarder vers le campement. Ils entendaient encore un peu de bruit, des conversations, de la musique. Dans cette obscurité, personne ne les voyait.

-On s’en fout d’Hannah Baxter…

Sans prévenir, il se pencha vers elle, entoura sa taille de son bras et plongea sa main à nouveau dans ses beaux cheveux bruns en y enfonçant ses doigts. Il l’embrassa sauvagement, avec un tel désir qu’il la renversa du rondin et tomba sur elle, bloquant ses hanches entre ses genoux. Allongé sur elle, il l’enlaçait avec une précipitation caractéristique des nuits d’ivresse. « T’es trop belle Mae » susurra-t-il, consumé par cette opportunité inattendue. Il lui plaqua une main sur les yeux, ravi de jouer à ce jeu là. "T'es chiante mais tu ressembles à une déesse..."

Quelque part dans sa pensée, il y avait un petit singe qui lui criait que c’était mal. Ses cousins n’allaient pas être contents. eut-être même qu’il y aurait des conséquences. A 29 ans, Maxence restait un gamin qui cédait à l'impulsion quand il n'avait pas envie de réfléchir. Il se doutait que l’alcool illégal qu’il avait colporté, très violemment dosé, était la cause de ce soudain intérêt. Mais elle était devenu tellement désirable à la lumière du feu que lui, à ces jeux là, il craquait comme un con. Quelques secondes avant, il avait calculé le pourcentage de chance pour qu’elle lui casse une cote et avait déduit que le risque était le prix de la beauté du geste.

Le coup lui arrache un râle de douleur et lui fait aussitôt lâcher sa prise. Il roule sur le côté, coupé net dans ses élans passionnés. Les insultes restent au fond de sa gorge, tassées par le choc qui lui électrise les organes. L’impact enfonce un pic dans son cerveau, pendant une seconde il est complètement interdit. « Espèce de garce ! » Il gémit, puis s’esclaffe. La situation est tellement incongrue qu’il est mue d’un rire incontrôlable pendant que Mae lui grimpe dessus. « Je suppose...que je l’ai pas volé celle-là... » s’étrangle-t-il. Il veut encore jouer, tant pis s’il n’a pas le droit à sa séance de passion dans la terre froide. Plus elle s’énerve, plus il s’amuse. « Ne me rejette pas mon amour... » s’esclaffe-t-il « j’ai besoin de toi, tu as changé ma vie » elle lui répète qu’il est malade et il saute dans son jeu à pied joint « Je suis malade de vous, je suis amoureux de toi et de ton cul Matthews... » Il se protège avec ses bras tout du long pour éviter de s’en manger une trop violente dans un coin. Ses parties sont encore affreusement douloureuses. « Tu m’as ensorcelé, je veux te faire pleins de petits irlandais tout roux ! On les appellera Tagdh, Siobhan, Llewyn... » il gueule de plus en plus fort, décidé à alerter tout le campement. Il ne sait plus pourquoi mais son désespoir le plonge dans une rage hilare. Il a envie de se venger d’elle et de sa grande fierté, de ses manières de rebelle, de son assurance insupportable, ses caprices de petit chef, il a envie de se venger de cette cause de merde et surtout il a envie de la faire chier.

Le déclic du chien le calme un peu. Sa poitrine se baisse et se soulève, il sourit mais cesse de crier. Cette pauvre Mae ne lâche jamais rien. Pas un centimètre de terrain. Son ton impétueux et exigent l’énerve. Il est frustré. Qu’est ce qu’elle croit ? Qu’au corps à corps elle peut le vaincre ? Cette naine ? Heureusement qu’on a son petit colt parce que sinon, il aurait aucun mal à lui enfoncer la tête dans la boue (du moins il le suppose).
A la lueur des flammes, il a un éclat méchant dans le regard.

-Ah, essoufflé, tu veux savoir qui c’est Hannah Baxter ?

Il se redresse enfin mais reste assis où il se trouve. Il passe une main dans ses cheveux humides.

-Je vais t’dire qui c’est, Hannah – Baxter.

D’ordinaire affable, drôle, détaché, avec une forme de réserve, il est rare que Maxence se montre aussi vicieux. Depuis le temps que cette conversation traîne, avec l’alcool qui bouillonne dans ses veines et ce baiser qui fait déborder le vase, il la fixe dans les yeux.

-Hannah Baxter, c’est l’adorable, gentille, super belle petite fermière que Kilian va baiser quand il en a marre de toi et de ta sale gueule de fouine et de ta voix nasillarde insupportable. Les flammes dansent sur son visage. Il se laisse complètement aller à ce torrent de cruauté en articulant bien chaque mot. Tout à fait son genre de fille, brunette, garçonne, fleur au fusil, tu connais le schéma pas vrai ? Sauf que celle-là elle le fait pas attendre depuis des siècles et elle lui brise pas le cœur tous les quatre matins. Hannah Baxter c’est la meilleure chose qui soit arrivée dans la vie de Kilian et putain, tu sais quoi Mathews, il la pointe du doigt, j’espère qu’il va t’oublier pour toujours et que tu vas arrêter de lui pourrir la vie. Mon cousin, contrairement à toi, je l’aime, et j’espère qu’il va enfin trouver la paix avec Hannah Baxter parce qu’il mérite, écoute moi bien petite, il mérite qu’on le respecte, il lève un doigt, qu’on l’aime, un deuxième, il compte les points, et qu-qu-qu’...tu crois que tu les connais mais tu les connais pas, il mérite qu’on lise ses poèmes de merde et qu’on lui suce sa putain de queue. Il prend une inspiration. Et pareil pour Sean. Il crache et s'essuie la bouche.

Il récupère sa pipe qui a roulé plus loin avec une expression de rage. « T’avise pas de chialer, t-t-t-t-tu t’emmerde pas pour me cracher dessus quand t-t-t’en as l’occasion. » Son monologue l’a plongé dans une sorte de fureur inhabituelle. Mae lui volait ses grands ffrères et sans le vouloir, elle avait allumé un incendie chez ce gamin enragé. Tout y passe : Elijah, sa mère, la mort qui le harcèle. Il va regretter au centuple chacune des paroles qu’il a prononcé et qu’en général il ne pense pas vraiment. « Alors c’est qui qu’est fou ? » Elle voulait tous les détails ? L’écho de sa voix atteignait la cime des pins.  

Il jubile. Il l’a eu. Touchée en plein cœur. Comme ça a l’air de faire mal.

Ses paroles incohérentes et à côté de la plaque lui font lever les yeux au ciel. « Mais réveille toi Mae... » Pendant qu’elle déroule sa dernière tentative de garder la face, il trépigne. Il ponctue chacune de ses phrases et agite les bras au ciel. « Arrête, arrête... » Incapable de rester calme face à elle, il refuse de s'accroupir à son niveau. Sa grande silhouette agitée, découpée d’obscurité, reste debout à vociférer après la cowgirl, les mains tendues, la silhouette arquée, dans la posture de l’oiseau de proie fondant sur un renardeau. « T’es une lâche, tu m'énerve, ... » Il reprend certaines fins de ses phrases en imitant sa voix « Un " cœur "…. " c’est vraiment pas l’envie qui m’en manque "... ! ». Il lui crie au visage.

« Tu ne fais pas partie de ma famille Mae Matthews ! »

La violence verbale est une façon tout à fait irlandaise de régler les problèmes en famille. Il est sûrement plus en colère qu’il n’a jamais été devant elle mais pour Maxence, les écorchages font partie de la fratrie. Même s’il ne l’admettrait pas maintenant, il la traite exactement comme une des siennes en la brisant ainsi.

Toutefois Maxence aussi à des limites infranchissables. Affection déplacée, colère légitime, revanche ou pas. A l’évocation de sa mère, il ne se tient plus et lui décoche le plus gros crachat dont il est capable. L’exaspération irritée qui tordait ses traits se transforme alors en pur masque de haine. Et sa voix se calme.

« Ne t’avise plus jamais de parler de ma mère... » il la pointe du doigt, tremblant. « Si tu...oses...encore une seule fois...parler de ma mère... »

Il la regarde dans les yeux et elle peut voir qu’il a perdu les pédales.

« Je. Dévore. Ta. Putain. D’âme. »

Comme elle l’en supplie, il dégage.




Sous son crâne, c’est la tempête. Ce chaos a fait monter l’alcool très vite dans son sang. Parti comme une furie, il s’enfonce dans les bois obscurs jusqu’à ne presque plus voir le feu de camp ni presque plus rien. Sa silhouette chancelle un peu, il s’appuie aux pins. Il pouffe un coup contre un arbre en se rappelant d’une phrase qu’il a balancé un instant plus tôt. « J’suis con putain... » En essayant de rejoindre son corbillard, stationné à l’entrée du camp, il longe la tente de Clyde King et s’écroule sur la toile. Son grand corps s’effondre sur ce qui doit être la carcasse de Clyde, momifiée dans la jute effondrée. Le ricanement étranglé de Maxence ponctue sa chute. « Oh désolé... » Il n'arrive plus à se relever. « King ? Tu dors ? » chuchote-t-il très bruyamment en palpant le corps qu’il écrase. « ça te dérange pas si je dors là pas vrai ? » Son rire fatigué se mélange aux injures de son vieux copain écossais pendant qu’il étend ses longues jambes et lève la tête pour regarder les étoiles.