Filippa observait le crâne brillant du chef et surtout, les deux boudins de chair à l’arrière de sa nuque, jaillissant de son col tricolore comme des lèvres, tandis qu’ils cheminaient hors de la salle de bain. Les hurlements du cuistot imprégnaient encore les murs et vrillaient leurs oreilles comme des carillons désaccordés. Les soupirs charnels étaient bien loin ; ils seraient bientôt remplacés par des murmures de frustration provoqués par un appareil que l’on ne parviendrait pas à lisser ou d’un riz que l’on aurait trop cuit (et qui nécessiterait une plaquette de beurre breton pour rattraper le désastre).
 
Mais Dante avait en tête un tout autre désastre alors qu’il se rapprochait de l’italienne. Elle inclina sa tête pour recueillir ses paroles, son souffle chatouillant sa gorge.
 
« Ne vous inquiétez pas, » susurra-t-elle en se redressant.
 
« C’est ça la restauration, une passion qui prend aux tripes, mais souvent, les événements de la vie ou une mauvaise gestion prennent le pas sur l’affaire et hop, c’est la clé sous la porte ! » tonna Espelette en pénétrant dans les quartiers des domestiques.
 
La napolitaine glissa un regard interloqué au banquier. Enfin, de quoi et à qui parlait-il ?
Durant leur absence, les domestiques s’étaient affairés en cuisine. Une délicate odeur citronnée nappait la pièce de notes acidulées. Les plans de travail étaient désormais rutilants, les casseroles rangées à leur place et ce qui avait pu être sauvé du festin était sagement regroupé sur le gaz où, contre toute attente, l’osso buco continuait de mijoter.
 
« Et aujourd’hui, nous retrouvons Dante et Filippa de la brigade bleue ! Bon alors, racontez-moi l’histoire de votre plat. Je veux du terroir, je veux voyager, alors étonnez-moi ! »

Sur cette épreuve, Filippa le sentait. Il fallait prendre tous les risques, c’était maintenant ou jamais. Elle voulait se faire plaisir et tant pis si on ne comprenait pas ses partis pris.  

Elle souleva le couvercle du faitout. Une vapeur parfumée s’échappa, rapidement avalée par les deux grosses narines du chef.

« Quoi c’est tout ? » ragea-t-il. « Tu crois que c’est avec ça que tu vas convaincre les autres ? Non mais tu rêves ! »

Filippa retroussa ses manches, son commis à ses côtés.

« Je vais partir sur un beau morceau de haddock que je vais fumer au foin. Ensuite, je vais l’agrémenter d’une sauce au yuzu que je vais faire monter en espuma. Pour le pep’s, du citron caviar. »

L’ogre basque acquiesça, la mine renfrognée. Il ignorait simplement que le citron caviar, Filippa le tenait d’un petit producteur italien local et qu’il ne tarderait pas à voir des étoiles et pas forcément à côté du nom de son restaurant. Elle ne lésina pas sur les doses, la bête était d’un bon gabarit et une erreur risquait de lui être fatale.

Une fois l’assiette dressée en trompe l’oeil (le poisson était devenu un mille-feuilles parfaitement reconnaissable), le chef Espelette n’hésita pas une seule seconde à y planter sa fourchette.

« Alors, c’est bon hein, on peut pas dire que c’est pas bon, mais alors est-ce que le haddock est la pièce maîtresse, ça je suis pas - »

Il s’interrompit brusquement, la bouche entrouverte et l’oeil torve. Puis, il s’affaissa à travers la table, la tête dans l’assiette creuse et la bave aux lèvres.
Filippa essuya ses mains dans son tablier.

« Il ne se réveillera que dans quelques heures, » assura-t-elle, les yeux brillants d’avoir réussi son coup.
  

Ne pas s’inquiéter, elle en avait de belles ! Qu’est-ce qu’elle préparait ? Il sourit malgré tout, la trouvant particulièrement charmante lorsqu’elle complotait. Il n’était néanmoins pas tranquille. Plus le temps passait, plus il avait des doutes sur ses allégeances. C’était bien connu, on ne pouvait pas faire confiance aux femmes, elles étaient prêtes à tout pour être qualifiées pour la semaine suivante…

Il ne comprenait rien du tout à ce que racontait le chef cuisinier et il avait bien l’impression qu’il n’était pas le seul. Un plat avec une histoire ? Comme si la nourriture pouvait parler ! Ce type était fou, il était plus qu’urgent de s’en débarrasser. Il s’en était douté, Filippa continuait de jouer les lèche-bottes, elle lui sortait même une recette toute prête à laquelle il ne comprenait pas grand chose, si ce n’était l’usage du citron-caviar. Tout le monde savait que le citron-caviar était le nouveau citron.

Il coupa deux ou trois légumes - très mal - histoire de donner l’impression qu’il faisait quelque chose tout en cherchant une solution. Il avisa alors la collection de couteaux de cuisine qui se trouvaient un peu plus loin. Voilà qui pourrait faire de bonnes armes… Certes il allait encore salir sa cuisine - qui miraculeusement avait été débarrassée de toute trace de suie - mais considérant ce que l’homme avait osé interrompre, ce ne serait pas cher payé.

Sous le prétexte de débarrasser le plan de travail, il se dirigea vers les couteaux et prit celui qui lui semblait le plus affuté, avant de l’accrocher à sa ceinture, sous sa blouse. Il revint vers Filippa pour l’aider au maximum de ses compétences - donc pas grand chose - à dresser l’assiette. Ca avait l’air bon dis donc, il en aurait bien profité pour picorer un morceau… Mais le chef ne l’entendait pas de cette oreille et donna directement un coup de fourchette.

Dante décida d’en profiter pour se glisser derrière lui et, dissimulé par la silhouette massive du chef, sortit discrètement le couteau et le brandit, prêt à frapper. C’est alors que la silhouette massive de cet homme massif s’affaissa. Il entendit le commentaire de Filippa, mais il était déjà trop tard. Le banquier, pris dans son élan, enfonça la lame du couteau dans la nuque d’Espelette. Il se sentit évidemment un peu idiot de ce geste grandiloquent qui s’avérait finalement parfaitement inutile et la seule chose qu’il trouva à faire fut de retirer le couteau, faisant gicler le sang qui créa des marques pourpres sur sa blouse immaculée et son visage.

Il regarda de nouveau Filippa, puis s’exclama d’un ton agacé. « Ecoutez, il fallait me prévenir, je ne pouvais pas deviner ce que vous alliez faire ! » Puis, il regarda de nouveau le cuisinier immobile. « Bon qu’est-ce qu’on fait ? Il doit peser une tonne, je suggère donc qu’on le découpe en morceaux, ce sera bien plus pratique à transporter. » Il ignorait en vérité si le chef était bel et bien mort, mais bon, c’était tout comme.

« Pas de jury, pas de problème, » songea Filippa en observant le manche du couteau jaillir de la base de la nuque d’Espelette, comme une langue métallique entre ses boudins de chair. Désormais, elle n’avait plus aucun doute ; la victoire était assurée et de la lame orange, elle ne verrait pas la couleur. En revanche, c’était à une lame rouge qu’elle était actuellement confrontée et il ne lui semblait pas que pareil rebondissement ait été prévu dans le script.

Dante retira l’arme de la nuque du chef comme si elle eut été plantée dans du beurre, aspergeant allègrement de sang la cuisine tout juste propre et sa blouse à peine sale (témoin de ses maigres efforts à la préparation du trompe l’oeil). Filippa avait songé à intégrer un coeur coulant à sa recette, mais elle ne l’avait certainement pas imaginé comme cela.

À sa remarque agacée, elle eut un geste désabusé vers la montagne de muscles affalée.

« Très clairement, c’est moi qui ne pouvais pas deviner ce que vous, vous alliez faire, » soupira-t-elle.

Enfin, on ne tuait pas les gens comme ça, chez soi, sans y avoir réfléchi un minimum.

Elle ne vit pas tout de suite l’oeil injecté de sang qui l’observait à la lisière de la porcelaine de l’assiette. Et elle n’entendit pas les renâclements bestiaux soulevant la cannelle qu’elle avait délicatement saupoudrée sur le haddock. Ce qu’elle vit, en revanche, fut l’énorme pogne qui raffermit sa prise sur le couteau que le chef avait tenu pour trancher son mille-feuilles.

« Attention… Fin de l’épreuve dans 3… » Il se redressa sur sa chaise, l’espuma collé contre sa joue droite. « 2… » Sa nuque craqua tandis qu’il échauffait ses épaules barbouillées de sang. « 1… On lève les mains ! »

Visiblement, le citron caviar gracieusement offert par Alessio n’avait pas pour effet que de plonger dans un sommeil profond et sans rêve.

Espelette se leva brutalement, laissant sa chaise tomber contre le parquet avec un bruit de tonnerre. D’ailleurs, dehors, une tempête subite s’était levée et les éclairs zébraient le ciel d’encre de blanc. Par le vasistas resté ouvert, un courant froid souffla les lampes à huile et les bougies allumées là par les domestiques, plongeant les cuisines dans la pénombre.

« Toute cette pression, ça commence à bien faire, » songea Filippa en décidant qu’elle avait mené sa bataille et qu’elle était allée au bout de son idée. Elle était fière de son parcours.
Alors, elle grimpa sur le plan de travail et se faufila par la fenêtre ouverte sans demander son reste. Elle se doutait bien qu’elle ne serait pas payée, de toute façon.
  

Elle avait du toupet, il avait pourtant été clair sur le fait qu’il fallait se débarrasser de lui. Ce n’était pas de sa faute si elle n’était pas capable de comprendre une simple phrase. Enfin bon, c’était fait, ils étaient maintenant débarrassés de l’encombrant cuisinier ! Il se sentait tout prêt à reprendre leur parade nuptiale.

Mais c’est alors que, contre toute attente, un son bestial s’éleva de la masse inerte, qui se redressa comme si de rien n’était. Dante poussa un cri de terreur et eut un mouvement de recul. C’était impossible ! Il ne pouvait pas être humain, c’était forcément une terrifiante créature surnaturelle ! Ou alors c’était un coup de Filippa et de son maudit citron caviar ! Ne sachant plus que penser, il se tourna vers Espelette, aussi blanc que sa blouse - enfin là où il n’y avait pas de tache de sang -.

Il sursauta de nouveau lorsque la chaise tomba. C’est alors que la cuisine sembla s’assombrir. Le ciel avait pris des teintes charbonneuses et Dante eut l’impression de se retrouver soudain dans les cercles de l’Enfer.

C’est à ce moment là que la belle italienne commit son ultime trahison en se faufilant par la fenêtre aussi vite que l’éclair. « FILIPPA ! » Le banquier grimpa sur le comptoir comme il le pouvait puis sortit sa tête par la fenêtre. « Filippa, je vous ordonne de revenir tout de suite ! » Mais déjà il ne la voyait plus. La garce ! Elle verrait lorsqu’il la rattraperait, il le lui ferait chèrement payer. Mais avant ça, il devait échapper au chef complètement fou.

Il entreprit de sortir lui aussi par la fenêtre, certes moins gracieusement que la Napolitaine. Mais alors qu’il était près du but il sentit une emprise se resserrer autour de sa cheville tandis que la voix de stentor d’Espelette s’élevait de la cuisine. « C’est le moment de te préparer pour la prochaine épreuve, réaliser un plat gastronomique autour de la pomme de terre ! »

Dante tenta tant bien que mal de se dégager, mais sans succès. « Attention je veux de la texture, des saveurs, du peps dans l’assiette ! » Les bras du chef lui enserrèrent la taille pour le ramener à la cuisine, le forçant à lâcher le cadrant de la fenêtre auquel il s’accrochait désespérément. « NOOOOOOOOOOOON »

Ce cri déchirant fut le dernier que l’on entendit dans la tempête, avant que le générique de fin ne s’affiche à l’écran.