Accroupit sur les pierres glissantes, Chuy restait particulièrement concentré pour ne pas vaciller, sourcils froncés et lèvres pincées. Il ne s’amusait pas à jouer les équilibristes quand le risque était un plongeon dans une rivière glacée. L’eau lui paressait agitée mais c’était peut-être sa trouille qui parlait. Ici il devait bien avoir pieds… difficile à dire. Et dans le doute il ne préférait pas s’y risquer. Il regarda ses mains grossièrement décrassées, les faisant tourner sous ses yeux pour une inspection rapide. Il y avait encore des traces de sang séché mélangé à la boue sous ses ongles ce qui n’était pas évident à voir tant elles étaient rouges et bouffies par le froid. Chuy les plia et les déplia en espérant y retrouver quelques sensations. Tout doucement, avec grande précaution, il s’avança encore un peu sur le bord. Ses orteils s’agrippaient comme  les serres d’un oiseau pataud sur la roche glaciale. Il se pencha pour immerger ses mains et les porter à ses joues, les frottant avec des mouvements circulaires.

Son épaule encore endolorie ne tarderait pas à se farder d’un beau bleu. Chuy avait bien été obligé de se plié aux ordres de Nuttah, non sans avoir tenté de protester plus pour la forme. On ne désobéissait pas les ordres de Nuttah. En tout cas pas quand elle était dans les parages (sinon, oui, c’était plutôt facile). Le bras de fer contre le géant de boue avait été vite avorté, malgré son coup de poker pour lui tenir tête, Chuy s’était tout simplement fait broyer la main. Maintenant il essayait simplement d’ignorer les réflexions qu’il pouvait faire ou ses divagations verbales pour ne pas partir dans un nouvel élan de colère. L’exercice aurait pu être plus compliqué s’il n’était pas autant concentré sur sa toilette timide. De temps en temps Chuy lançait un coup d’œil au père de Nuttah pour s’assurer qu’il gardait une bonne distance. Et s’il ne la considérait pas suffisante, il s’éloignait de quelques pas. Ses bottes et ses chaussettes reposaient maintenant à quelques mètres de lui.

Tout son visage était douloureux. Il essayait de le décrasser au mieux, tâtonnait les plaies et griffures qu’il pouvait sentir sous ses doigts en ravalant des grognements de douleur. Son menton saignait de plus belle, Chuy tira sur le col de sa chemise pour l’appuyer sur la petite blessure. Maintenant que l’adrénaline redescendait il pouvait prendre conscience de nombreux muscles dans son corps qu’il avait réussi à oublier et que cette bagarre avait réveillés. Principalement à cause des coups qu’il avait reçu. Il essayait de dissimuler sa difficulté à respirer alors qu’une douleur vive lui pinçait les côtes à chacune de ses inspirations ou expirations. Toujours occupé à faire pression sur son menton, Chuy se laissa tomber sur les fesses. Son visage était encore partiellement dissimulé par le sang, la boue et les bosses qui commençaient à y grossir. « Eh. » Chuy attrapa un caillou à côté de lui et le jeta en direction de l’indien pour avoir son attention. Plouf. « Tarado ! »

Toujours accroupi sur la berge, Chuy pointa le gros manteau familier (quoi que maintenant, aussi abimé et souillé il l’était largement moins) du doigt qui avait été abandonné plus loin. « Tu l’as acheté où ? C’est combien.» Un fin début d’enquête pour ce Valente Quintana en devenir. Il se leva finalement pour s'en approcher, jouant le(s) bête(s) curieuses.

Le cœur plus léger, parce qu’il fallait au moins ça pour pouvoir sautiller d’un caillou sur l’autre sans risquer de s’ouvrir le pied sur une roche trop pointue, il rejoignit le précieux manteau tant convoité et cause de tous les maux. L’air de rien parce qu’il ne savait pas comment être moins suspect. Le conservatoire n’en ferait jamais rien. Toujours se faire plus stupide qu’il ne l’était, exercice qui demandait de déployer bons nombres d’efforts mais qui pouvait parfois porter ses fruits. Parfois. On enterre la hache de guerre. Il rôdait autour du grand indien amoché et la fierté d’en être la raison déjà oubliée. A la place il tentait de mettre ses petites pattes sales sur la fourrure boueuse.

« Non, non, tu racontes n’importe quoi. Mais peut-être il me va encore. Si tu n’en veux plus. Regarde comme il est moche, là. » Il croassa une réponse sans intérêt qui n’était de toute façon pas écoutée. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés (ou violemment percuté) c’était un dialogue à un sens qui opérait chez l’un et l’autre. Difficile de causer convenablement quand on bouffait de la boue et du sang de toute façon. Chuy louchait pour soutenir le regard du géant, étouffant le bon sens qui lui soufflait de le laisser et de filer sous sa bêtise et sa fierté. Le bon sens avait la voix de John. Et sa gueule, éclatée dans la neige écarlate. Les tripes à l’air. Toujours le même œil. Le garçon grimaça un sourire en montrant ses dents barbouillées de rouge. Il n’écoutait plus. « Oui, oui. Okay, le grand chef. »

Okay rien du tout.

Ce n’était peut être pas le moment d’avoir des doutes. Ni de se pencher pour récupérer l’amas de cuir troué aux touffes de poils largement éparpillées. Chuy ne bougea pas tout de suite, tanguant d’avant en arrière comme un coucou trop bien réglé et serrant la serpillère dans ses bras comme pour se faire engloutir par un doudou gigantesque qu’on ne lave pas. C’est moche.
(Il n’a pas l’esprit aussi revanchard qu’il l’avait espéré)

Tant pis pour les godasses trouées qui attendaient encore sur la berge qu’on vienne leur donner un coup de brosse. L’ordre claqua comme une gifle, plus efficace que toutes celles échangées durant cette dernière heure. Les muscles ne protestèrent pas, tout du moins ils se firent plus discrets. Cours. Prie. La suite s’improviserait facilement comme un air de guitare.

Le destin était une pute qui prenait la forme d’un peau rouge sans nom. Mais avec une belle tête de con.
(Et qui vise sacrément bien)

Chuy s’écroula par terre avec la grâce d’un pantin désarticulé, son front allant à la rencontre du sol avec un claquement somme toute ridicule en comparaison du chant d’impacte de la glace contre son crâne. Ça le brulait. On lui ouvrait la tête en deux, deux mains plongeaient dans la peau et la chair pour les séparer. Ça remuait là-dedans. Le froid de la glace à l’intérieur n’apaisait rien. Des minuscules tisons laissés trop longtemps dans le feu glaciale qui venaient fondre pour ne rien souder. Chuy resta silencieux un bref moment parce qu’il avait le souffle coupé. Il se mit à hurler (plus que de raison, à n’en pas douter) une fois ses poumons en mesure de se remplir d’air. Ses mains se portèrent immédiatement à son visage alors qu’il insultait avec la rage d’un putois malade, qui maîtrisait parfaitement l’espagnol, l’entièreté des ancêtres de la déjection de cougar en face de lui. « Mi cara está llena de sangre hijoputa. Por culpa tuyo, !soy ciego! » Il lâcha finalement son faciès, découvrant un œil clos. Un fin filet de sang lui coulait du sourcil jusqu’à la joue qu’il avait barbouillé de rouge à force d’y frotter ses paluches. A la place il alla tâter l’arrière de son crâne. Chuy regretta immédiatement le geste. Au moins son arcade sourcilière ne lui faisait plus aussi mal et tant pis pour la poussière qui avait épousé le petit amas ensanglanté.

Mais c’est qu’il n’était pas question de bivouaquer ici. En titubant parce que le sol et le ciel tournait, oubliant tout semblant de dignité, Chuy tenta de se relever dans l’idée de reprendre sa fuite qui commençait déjà très mal. Une fois debout il se pencha en deux pour rendre à la terre ce qui mijotait au fond de son estomac dans des râles qui n’avaient rien de très humain.

Comment Chuy s’était-il échappé de ce bourbier ?

Cela resterait pour toujours entre Makoyepuk Blackfoot (ce qu’il ne faut pas faire pour avoir ses papiers en règle) et lui. Tu as vu juste. Tout simplement parce que les deux personnes derrière leur écran n’ont pas la moindre idée pour justifier tout ça et que toutes les bonnes choses ont une fin. Ce rp étant une bonne chose, il a sa fin.
(Enfin rendons à César les torts qui lui appartienne : l’improvisation de fin et la paresse sont à me mettre sur le dos. Je plaide coupable.)

Quoi qu’il en soit la première chose que l’on sait en tout cas, et quel plaisir de savoir ça, c’est qu’évidemment Makoyepuk s’il est un homme d’honneur devrait manger son pied comme promis plus haut.

Mais une deuxième chose que l’on sait, et pas des moindres, c’est que Makoyepuk n’est pas un homme d’honneur.

Ainsi par une pirouette scénaristique (à vous de vous imaginer laquelle, il n’y a rien de plus puissant que l’imagination libérée de la prison des mots comme le dit si bien Musso) Chuy se retrouva à chevaucher Caballo, s’éloignant de la menace autochtone et du ruisseau glacé. En réalité il y a deux pirouettes (bientôt le Cirque du Soleil). Certainement plus, mais deux suffisamment grosses pour être soulignées avec insistance. Même si ce n’est pas parce qu’on souligne une erreur sur un ton humoristique qu’elle n’existe pas et peut être pardonnée. (eh).
Bref.
La première roue libre est l’échappée intrigante, nous sommes d’accord. La seconde est que Chuy se trouvait sur un cheval parfaitement scellé. Or qui prend le temps de sceller son cheval quand le but est de partir fissa fissa tout en craignant pour sa vie ? Personne, nous dira dans un futur proche Christophe Hondelatte (de la tribu du Raksism’Oordinehr, tu t’en doute). Le bon sens est une denrée de plus en plus rare.


« Un cinglé ! Un cinglé !! » insista Chuy en frappant de son talon nu, qu’il sentait à peine, le flanc du cheval. De la buée sortait des naseaux de l'étalon mais il ne fatiguait pas encore. C’était un excellent cheval. En tout cas Chuy en était persuadé. Le meilleur. Il flatta l’encolure de la bête qui transpirait, restant penché pour éviter de se faire fouetter le visage ou pire (renverser) par une branche sur le chemin. Le garçon était trempé, ses vêtements étaient encore imbibés d’eau. Il avait abandonné son pull sur le chemin. Au final il n’allait pas mourir noyé mais de froid. « La prochaine fois que je le vois, je-je… » il claquait des dents à s’en décrocher la mâchoire. Parler l’empêchait de s’endormir. Une douleur lancinante lui transperçait le crâne à intervalles irréguliers et se propageait dans ses tempes. Il se concentra dessus, essayant d’éclipser toutes les autres. « Je lui fais bouffer ses mocassins à ce fils de pute! » Pour l’instant aucune menace plus terrifiante ne lui venait en tête. Il aurait le temps de s’en préoccuper plus tard. « Caballo, je crois que je vais perdre mes doigts. » Il soufflait comme un bœuf lui aussi, tenant fermement la crinière de son cheval alors que les rênes étaient enroulés autour de la scelle. Il avait plus chaud comme ça. « Les doigts de mes mains, de pieds… tous ! J’aurai l’air malin comme ça, hein ! » Pour l’instant il n’y avait pas de plan. Chuy en avait rarement, incapable de voir plus loin que le bout de son nez. Il avait du se résoudre à exceller dans l’improvisation depuis de nombreuses années maintenant. Et la chance l’avait toujours accompagné.
Ne pas rester trop longtemps en forêt. L’indien la connaissait mieux que lui. Rejoindre une ville puis improviser. Il ne pourrait pas rester dans cet état trop longtemps. Et tant pis pour la fatigue pour l'instant. Il fallait l'ignorer et continuer d'avancer. Idée fixe un peu bête mais bien encrée.