Aoibheann passa un dernier coup de pinceau appliqué et le reposa sur la table en bois pour admirer son œuvre.  C’était la première fois que son frère la laissait s’occuper du maquillage d’un mort et elle y avait porté une attention toute particulière, minutieuse, obéissant à ses consignes à la lettre et reproduisant avec soin les gestes qu’elle avait observé des dizaines de fois. Elle voulait que Maxence soit fier de sa petite sœur, lui montrer que c’était une tâche dont elle était capable de s’acquitter.  En plus elle aimait bien. C’était relaxant. C’était comme peindre un tableau en volume.

Bien sûr l’aîné des Burke ne laissait pas encore sa sœurette chérie toucher aux produits chimiques qui abîmaient les mains et faisaient tourner la tête.  Et bien qu’Aoibheann cultive une grande curiosité sur ce savoir faire, elle ne souhaitait pas particulièrement mettre la main dedans pour le moment. Quand elle serait mariée en revanche, et n’aurait plus besoin de se vendre comme un bout de viande de choix sur le marché des célibataires elle se repencherait sur la question. Plus besoin de se soucier de la douceur de la peau de ses mains quand on a déjà la bague au doigt. Mais pour le moment elle assistait déjà son frère dans le lavage des morts, elle les habillait, les coiffait, recousait les occasionnelles plaies, son activité préférée d’autant que son savoir-faire de couturière lui donnait la main sûre (mais elle n’avait le droit de s’occuper que des plaies qui seraient dissimulées par les vêtements du dimanche des cadavres). Et maintenant, elle espérait qu’elle aurait droit de s’occuper du maquillage. Elle avait toujours aimé jouer à la poupée.

Elle prit une inspiration, replaça derrière son oreille la mèche de cheveux roux qui lui chatouillait la joue, se décala d’un pas pour que son ombre ne gène plus l’admiration de son travail. Il était un peu pâle, non, ce monsieur ? Elle jeta un coup d’œil vers son frère qui lui tournait le dos en vaquant à quelque occupation. Elle avait toujours trouvé que les maquillages des morgues manquaient un peu de couleur, les cadavres ressemblaient trop à des statues de cires (ce qui était certes une amélioration) et l’adolescente se dit qu’elle pouvait mieux faire. Parfaire le concept. Maxence serait content.

Sur la pointe des pieds elle se dirigea vers sa besace abandonnée sur un tabouret et en ressorti un petit objet qu’elle cacha vite au creux de sa paume. Elle rejoint sa table avec les mêmes enjambées de souris et se replaça de sorte a camoufler ses actes si jamais le croquemort se retournait. Elle ouvrit le petit récipient rond de métal qui contenait un rouge qu’elle avait chipé sur la coiffeuse de sa mère il y avait trop longtemps pour qu’elle s’en souvienne et commença à en étale sur les joues du macchabée. D’abord en frottant avec un geste concentrique puis en tapotant du bout du doigt pour finir d’estomper la crème pour obtenir un rose naturel. Bon, on avait maintenant l’impression que le mort rougissait, mais le résultat était quand même bien plus mignon que les figures pâles habituelles.

- Maxence, j’ai terminé ! elle se retourna fièrement.  C’est bien, non ?

Mais qu'est-ce qu'il en mettait un temps pas possible ce grand échalas ! À croire que la cour arrière se trouvait sur la lune avec Barbicane et l'autre français dont elle ne se souvenait plus le nom. Un truc imprononçable de toute manière.

- MaxeeEeeEeeEeence!

Sa voix muée en couinement aiguë tressautait au rythme de son pied droit qui martelait le sol, comme si chaque coup porté sur le plancher pouvait accélérer le pas apathique de son frère à l'instar d'autant de coups de pied dans le derrière.

Enfin, il était là, après qu'il se soit déroulé au moins cent ans et quelques heures. Aoibheann grogna pour la forme quand sa grande paluche lui ébouriffa la tête, mais au fond, elle aimait bien ces petits gestes de tendresse agaçante. Elle se lissa le haut du crâne de ses deux mais, dans une tentative malheureuse de se recoiffer, et leva son petit nez blanc ponctué de tâches de son vers se grand fêtu de paille qui lui tenait lieu de frère et de patron. Même plié en deux sur son défunt ouvrage il la dépassait de plusieurs centimètres.

Aoibheann joignit les poings sous son menton, ses lèvres se plissèrent en un sourire figé, elle se balançait d'une jambe sur l'autre avec l'impatience d'une gamine chez le confiseur dont c'était le tour d'être servie. Bientôt. Les compliments viendraient bientôt. Dans une minute. Une seconde. Le visage de Maxence revêtirait le plus beau des sourires, il la féliciterait, la prendrait dans ses bras et la ferait tourner comme à l'époque où elle portait encore des langes. Oh oui ! Dans une seconde, une petite seconde il…

C'était tout ?

C'est bien? N'y touche plus? Le visage de la rouquine passa graduellement du blanc, au rose pour finir dans la plus belle teinte pivoine. Elle eu soudain envie de lui faire avaler sa pipe et puis son tabac et ses allumettes avec tant qu'à faire. Oh il avait beau jeu de froncer les sourcil en regardant son travail, mais Aoibheann savait les froncer plus fort. Et elle savait gonfler les joues aussi !

Va me faire un café.

Ça, c'était la goutte qui faisait déborder le vase. Le commentaire qui faisait exploser l'irlandaise.

Elle se précipita vers l'étagère où il gardait son sac de grains, à côté de poêle en fonte qui servait à la fois de chauffage et de cuisinière, et en prit une pleine poignée qu'elle puisa directement dans la toile de jute.

-Tiens le voilà ton café !

Les petits grains fendus filèrent à travers la pièce comme une volée de plomb de carabine.

- ET OUBLIE PAS TA CUILLER !

Le bel objet de métal ouvragé se vit lui aussi pousser des ailes.

- Espèce de vieil ingrat PUANT! J'espère que tu vas t'étouffer avec ton tabac et que le prochain macchabée que j'aurais à maquiller ce sera TOI !

L'irlandaise éprouva une pointe de regret face à l'emportement de son geste en voyant le doigt crochu comme une serre de son frère pointer d'un geste accusateur le visage dégoulinant comme une vieille bougie trop usée désormais fichu du pauvre monsieur Glenn. Paix à son âme et à sa dignité perdue jusque dans l'au-delà. L'aîné Burke avait la foudre jusque dans le regard tel Zeus face aux habitants d'Arcadie et quelqu'un de plus sage aurait sû que la dernière chose à faire était d'attiser ce feu qui ronflait dangereusement dans la poitrine de l'irlandais. Mais Aoibheann n'était pas sage et balancer de l'huile sur les brasiers était sa spécialité.

Non pas qu'elle prenne les menaces de son frère à la légère, bien au contraire, Maxence quand il avait ses yeux fous et sa voix d'orage, la terrifiait. Et plus il se montrait calme et raisonnable, plus sa folie serait violente lorsqu'elle éclaterait. Et pour l'heure son humeur était encore trop réservée pour qu'elle se sente seraine. Des nuages gorgés d'électricité s'amoncelaient au dessus de leur deux têtes, et Aoibheann n'était encore qu'une enfant. Et que faisaient les enfants quand on leur présentait un ballon trop gonflé ? Ils le faisaient éclater d'un coup d'aiguille.

- Parce que tu crois que tu m'fais peur ? dit-elle sans réussir à empêcher un coup d'œil où pointait l'inquiétude vers l'arme de fortune bien enfoncé dans la serre de Maxence. T'as le cerveau tellement grillé que t'arrive même pas à faire un pas devant l'autre, alors courir…

Elle détala tout de même, peu pressée de vérifier sa théorie, en envoyant le pot de peinture à présent vide en direction de son frère pour se donner bonne mesure. Elle fit le tour des tables en remontant sa jupe d' une main pour éviter de s'y prendre les pieds et en cherchant du regard de quoi se défendre en cas d'attaque à la pince. Elle bondit dans la cour, évita le cercueil tout juste vernissé, attrapa quand même le pinceau qu'elle lança derrière elle sans même un regard. Elle poussa d'un coup d'épaule la porte qui menait vers la cave où Maxence gardait les corps au frais pendant les 24h rituelles précédent l'embaumement. Elle glissa dans l'escalier, devala les trois dernières marches sur les fesses mais se redressa promptement. Il lui semblait sentir le souffle de son frère sur sa nuque. Elle ne se rendit compte de sa bêtise qu'une fois arrivée au fond de la pièce. La cave n'avait qu'une issue.

Aoibheann se saisit d'un des sceaux contenant les glaçons pour rafraîchir la pièce pendant l'été et le brandit comme un bouclier et se campa sur ses deux pieds prête à faire face à son sort qui aujourd'hui comme beaucoup d'autres avait le visage d'un épouvantail irlandais aux cheveux cuivrés.

Maxence n'était pas du tout à ses trousses contrairement à ce qu'Aoibheann avait cru. Quand elle s'était retournée pour affronter son frère avec son seau comme un chevalier des arts ménagers, elle n'avait fait face qu'à du vide. Ou était-il ce bougre d'âne? Plus les secondes s'égrainaient et plus l'irlandaise se sentait assaillie de sueurs froides. Qu'il reste invisible aussi longtemps ne présageait rien de bon, il était peut être en train de lui fomenter un sale coup pour la faire regretter ses impertinences.

Son pas retentit enfin sur les marches croassantes qui descendaient vers la cave et Aoibheann resserra sa prise sur le bouclier de fortune. Mais la voix qui parvint à ses oreilles était étrangement calme. Elle fronça les sourcils. Elle ne se laisserait pas avoir par une ruse aussi sommaire. S'il croyait l'amadouer pour qu'elle baisse sa garde alors il était vraiment plus stupide qu'il en avait l'air.

- Depuis quand t'en a quelque chose à fiche des voisins ? S'enquit-elle d'un ton qui transpirait la suspicion.

Mais non, il avait l'air sérieux. Le pot qu'elle lui avait lancé sur la tête avait vraiment dû le cogner fort. Si ses mains en l'air de banquier en plein hold-up n'avaient pas tout à fait convaincu l'adolescente, la menace de rester enfermée dans le noir avec deux cadavres en revanche, eurent raison de ses dernières réticences à montrer patte blanche. C'est qu'elle le savait capable de mettre sa menace à exécution. Tremblante, elle reposa son seau à terre et se rapprocha de son aîné d'un pas hésitant.

- Promis? Tu me pardonnes ? Couina sa petite voix vacillante.

Et comme le grand épouvantail ne montrait aucun geste d'hostilité, elle se rapprocha encore, assez pour poser une main dans la sienne.

- Tu sais j'ai vraiment fait de mon mieux pour monsieur Glenn. Je voulais vraiment te faire plaisir, je… les sanglots qui se bousculaient dans sa gorge ne rendaient pas sa locution facile, et chuis désolée si je t'ai fait mal je voulais pas te viser tu sais, j'ai pas fais exprès. Aoibheann a présent pleurait carrément. Je vais aller ranger je… je vais ramasser les grains de café…

Tétanisée à l'idée d'avoir déçu son frère et qu'il lui refuse à jamais le droit de l'assister dans son travail, elle guettait de ses petits yeux rougis de chagrin le moindre signe de pardon sur le visage fermé du croque-mort.

- Pardon, je ferais deux fois plus d'effort, même trois fois ! Promis ! Je suis désolée… pardon…