Aoibheann traînait toujours des pieds mais cela faisait bien dix minutes qu'elle avait arrêté de tempêter. Elle avait bien fini par comprendre que Kilian avait plus de résilience qu'elle quand il s'agissait de faire la sourde oreille aux sons chouinards que l'irlandaise était capable de produire avec ses cordes vocales. Elle devait bien lui reconnaître ça à son (presque) cousin, il était la kryptonite de son pouvoir chiantos. Mais qu'elle idée de vouloir l'emmener pêcher aussi ! Le poisson, elle détestait déjà le cuisiner (elle avait beau frotter ses mains avec du jus de citron, l'odeur écœurante lui restait accrochée et aux doigts jusqu'au soir) alors l'attraper… Beurk ! Mais on lui avait gentiment fait comprendre au camp qu'elle n'était pas en vacances et qu'il fallait qu'elle participe à la vie en communauté si elle voulait s'assurer une place sous une tente et sa portion au dîner. Et comme elle avait fait un caprice parce qu'elle avait refusé de mettre ses doigts dans le liquide marronnasse qui servait d'eau de vaisselle, Kilian ne lui avait pas laissé le choix et l'avait traînée par les oreilles vers l'effroyable marais qui leur servait de réserve à poiscaille. Aoibheann ne doutait pas qu'au final ça resterait elle la plus grosse prise du cousin de la journée.

La rouquine échevelée trottinait difficilement pour suivre les longues enjambées de monsieur chasse et pêche. Elle regrettait maintenant d'avoir insisté pour garder sa jupe qui accrochait la moindre branche dissimulée dans les hautes herbes. Un certain Assan, Hassan… bref un type du club O'Reilly s'était bien moqué d'elle en la voyant accoutrée comme pour aller à une Tea Party de Silverstone mais ce n'était pas sa faute si elle était là seule demoiselle décente parmi cette bande de barbares imbibés à longueur de journée. Elle avait néanmoins accepté le compromis d'enfiler un pantalon trop grand sous sa jupe de laine, au moins les apparences étaient préservées. Enfin les apparences pesaient quand même vachement lourd sur ses hanches maintenant qu'elles commençaient à s'imbiber de la rosée hivernale de hautes herbes qui ne s'evaporait jamais.

Alors elle clopinait derrière son cousin en espérant que s'il l'avait choisie comme victime de sa lubie de pêcheur ce n'était pas simplement pour s'amuser à la voir jouer les Tom Sawyer mais aussi et surtout pour l'éloigner de Maxence qui aujourd'hui avait décidé de ne pas décoller ses fesses du camp. Elle avait bien remarqué depuis les années qu'elle connaissait Kilian que s'il se conduisait en véritable kékos des plaines devant témoins, son attitude son attitude virait à 180 degrés quand ils ne se retrouvaient plus que tout les deux et il la couvrait de tant d'attentions que le tonton le plus gâteau de l'ouest paraissait encore moins aimable qu'une porte de prison en comparaison. Aoibheann espérait qu'il avait peut-être récupéré en douce quelque breloque précieuse d'un de leur butin récent et qu'il cherchait à lui faire passer en douce loin des regards. Un nouveau collier de jade valait bien une heure à patauger dans l'eau boueuse.

Alors elle le suivit sans (trop) faire la tête, écouta (presque) patiemment ses explications sur la manipulation de la canne à pêche et ne râla même (presque) pas quand elle manqua de s'arracher l'œil avec l'hameçon en lançant sa ligne. Il se passa quelques minutes qui parurent à Aoibheann comme trois éternités pendant lesquelles le poisson ne mordait pas.

- Mais on va vraiment pêcher en fait ? dit-elle quand sa jauge de patience se fut complètement vidée (au bout d'environ dix minutes).

Elle voulait bien faire semblant d'y mettre du sien mais il fallait que Kilian mette un peu de poids de l'autre côté de la balance aussi. Elle commençait à être reconnue comme une redoutable adepte du marchandage auprès des marchands de légume de la place du marché de Silverstone et ce n'était pas la famille qui allait lui faire perdre ses bonnes habitudes.

Aoibheann regardait son cousin affalé dans l'herbe avec son petit froncement de nez habituel qui était depuis bien longtemps le signe de sa frustration. Un tic dont elle n'avait probablement même pas conscience. Assise sur le bord de la berge avec sa canne à pêche campée entre les deux mains, elle se sentait stupide, elle devait ressembler à la dernière des gueuse. Elle imagina brièvement la tête qu'aurait fait sa mère si elle l'avait surprise dans cette activité de pécore et le résultat la laissa hésitante entre la terreur et le fou rire.

Elle se sentit soulagée lorsque Kilian affirma que la pêche à la truite n'était pas le véritable but de leur expédition avant de plisser les yeux d'un air soupçonneux. Non pas qu'elle n'ai pas envie de le croire mais son ton n'était pas des plus assurés. La jeune fille se demanda ce qu'il pouvait bien manigancer. En tout cas, il lui demandait de remballer sa canne à pêche et cela lui faisait plaisir. Elle y succéda tant bien que mal à grand renforts de jurons irlandais sifflés entre ses dents et sans l'aide du brigand elle aurait emmêlé sa ligne au moins trois fois. Pas qu'elle en ai quelque chose à faire mais cela semblait embêter son cousin alors elle le laissa patiemment lui expliquer la technique en faisant semblant d'écouter. En réalité les mots étaient déjà oubliés à peine avaient-ils franchi les lèvres du cadet O'Reilly.

Elle le suivit clopin clopant entre les broussailles qui encombraient la berge du lac jusqu'à une barque dissimulée entre deux arbustes. La vue du frêle esquif la raidit quelque peu. Elle ne savait pas nager, les occasions de prendre des leçons de natation étaient rares à Silverstone et ce n'était pas un talent que sa mère avait jugé utile pour draguer du bourgeois. Mais Kilian avait déjà sauté dans la coquille de bois au milieu du matériel de pêche et lui tendait maintenant la main dans une imitation de guichetier des bateaux de grande ligne. L'accent poli plutôt inhabituel dans sa bouche d'irlandais des bas-fond de Cork lui donna envie de pouffer et adoucit quelque peu l'angoisse qui lui etreignait le cœur à l'idée de grimper dans la barque qui semblait prête à couler plutôt qu'à naviguer sur les eaux pourtant tranquilles du lac.

Ses bottines claquerent sur le bois alors qu'elle enjambait le bastinguage en s'aidant de la main tendue de son cousin, et elle rampa plus qu'elle ne marcha vers la planche clouée en travers de la coque prévue pour accueillir les passager. Elle n'avait pas un sens particulièrement aiguë de l'équilibre sur la terre ferme alors sur un bout de bois tanguant sur les eaux, elle avait l'impression qu'elle risquait de passer par dessus bord à chacun de ses mouvements. Aoibheann prit avec un air déconfit la rame que Kilian lui tendait. Visiblement elle n'allait pas simplement jouer les passagères de plaisance, il lui faudrait participer à l'effort si jamais elle voulait découvrir la fameuse surprise de son cousin.

Les deux irlandais voguaient donc avec plus ou moins d'adresse (sans les conseils avisés de Kilian la jeune fille les aurait fait tourner en rond jusqu'à ce que mort s'ensuive) et arrivèrent jusqu'au milieu du lac de Moonpond. Killian posa sa rame sur ses genoux et la fausse petite bourgeoise limita avec un geste moins expert. Elle trempa complètement sa robe mais elle ne s'en souciait pas. Elle regardait le jeune brigand avec une expression avide sur le visage. Elle attendait la suite du programme. La mention du collier de perles fit naître une lueur de convoitise dans ses petits yeux bleus. Oh s'il y avait bien quelque chose dont elle n'avait jamais assez, c'était bien des toilettes et des parures. Non pas à cause d'un défaut de coquetterie (bien que sa mère eut tout fait pour l'implanter en elle, Aoibheann n'était pas plus vaine que les autres filles de son âge) mais parce que le monde bourgeois avait ses exigences et on ne manquait pas d'y remarquer et étiqueter la pauvresse qui ne se pavanait pas avec de nouveaux effets aussi souvent que les autres. Si l'irlandaise voulait garder ses entrées dans ce milieu de forfanterie, il était impérieux qu'elle ne se fasse pas distancer dans cette course ostentatoire.
Et peu importait qu'elle dusse pêcher ses perles plutôt que de les acheter dans une boutique respectable en ville. Cette mésaventure serait tout oubliée quand les yeux envieux se poseraient sur les reflets irisés de son coup lors de la prochaine réception bien fréquentée de Silverstone. Elle s'imaginait déjà pêcher un bijoux digne d'une princesse européenne et en oubliait que quelques minutes plus tôt, elle avait la pêche à la ligne en horreur. A présent, elle n'avait plus qu'une obsession : tremper son hameçon jusqu'à ce qu'elle remonte ce coffre au trésor, quitte à passer la semaine à arpenter tout le lac.

Cette fois son lancer de ligne ne fut presque pas catastrophique. Qui aurait pu croire qu'on devient plus adroit de ses mains quand on met du cœur à l'ouvrage ? Son visage jusque-là plutôt bougon s'était enfin fendu d'un large sourire joyeux. Décidément Killian savait s'y prendre pour lui faire plaisir. Mais elle ne resta pas silencieuse bien longtemps. Cependant Kilian la connaissait assez pour savoir qu'elle ne tenait pas longtemps en place. Et de toute facon pourquoi se taire puisqu'on ne chassait plus le poisson. Les coffres de bois n'étaient pas dotés ouïe ni de nageoires pour s'enfuir à l'approche des chasseurs.

- Tu crois que j'ai assez déroulé la ligne ? S'enquit-elle avec une inquiétude réelle. Comment je sais si ça racle le fond ?

Elle se pencha vers le lac en faisant dangereusement tanguer la barque.

- Tu me rattraperas si je tombe, hein ? Je ne sais pas nager.

Sans compter qu'elle coulerait à pic à cause du poids de toutes les couches de vêtements qu'elle portait.

L'eau vaseuse ne lui renvoyait rien d'autre qu'un reflet trouble et glauque. Aoibheann soupira de frustration en se rendant compte que malgré tous ses efforts pour scruter les profondeurs de l'étendue d'eau il lui était impossible d'en percevoir le fond tant la vase la rendait opaque.

- Rame un peu ! Il faut qu'on bouge pour pouvoir attraper le coffre !

Elle ne fit pas mine d'attraper l'autre rame, après tout cette corvée revenait à Kilian à présent. De son côté elle s'auto-proclamait préposée à la canne à pêche.

Il ne fallut pas longtemps pour que le fili' se tende et le bout de bois fin se torde. La jeune fille laissa échapper un hululement strident à en faire pâlir une chouette.

- CA MORDS, KILIAN ! J'AI UN TRUC !

Elle tirait de toutes ses forces sur la canne avec ses petites mains pâles sans réussir à la faire bouger d'un centimètre.

- Regarde comme ça a l'air lourd !! Ça doit être le coffre ! Aidez-moi à le remonter, j'y arrive pas toute seule !

Aoibheann s'échinait maintenant sur la ligne qui la séparait de son précieux trésor, debout dans la barque, soufflant et se tordant en tous sens pour réussir à remonter ce qui avait agrippé son hameçon. La coque était agitée de soubresauts à chaque mouvement de la rouquine et se soulevait et retombait dans l'eau dans des gerbes d'éclaboussures qui troublaient les eaux troubles du lac avec des cercles concentriques. L'irlandaise avaient tout oublié de sa crainte de basculer par dessus bord bien qu'elle n'avait jamais été aussi près de le faire depuis qu'elle avait posé le pied sur les planches en bois flottant, rien d'autre n'occupait plus son esprit que le collier de perle qu'elle voyait déjà parer son cou blanc. Elle voyait déjà les regards d'envie de Rose Hennessy si clairement qu'elle en ressentait la douce brûlure sur la poitrine.

Et soudain la pression lâcha, envoyant les deux passagers culbuter au fond de la barque dans un amas de bras et de jambes emmêlés. Aoibheann se dégagea difficilement du poids du corps qui l'écrasait avec peu d'égard pour son cousin qu'elle repoussa sans ménagement. Il fallait qu'elle récupère la canne qu'elle avait lâché dans sa chute avant qu'elle ne tombe à l'eau. Elle ignora la douleur qui lui vrillait la tête et le coude, la ou elle avait heurté le bois plus violemment et entreprit de remonter sa ligne. L'hameçon apparut enfin avec ce qu'il avait attrapé toujours entortillé à son bout. Le visage de l'irlandaise se décomposa si vite qu'il donna l'impression de fondre comme la sorcière de l'ouest à qui on vient d'envoyer un seau d'eau à la tête. Une algue. Elle avait ma'qué de s'assommer pour une algue. Aoibheann ne savait pas trop si elle avait envie de rire ou pleurer et ses yeux et sa bouche furent assaillis de tics incertains. La jeune fille prit une grande respiration et décida de ne pas se laisser abattre.

- On peut pas réussir du premier coup, ce serait trop facile.

Sa voix tremblait un peu à travers ses dents serrées. Elle relança sa ligne avec moins d'excitation que la première fois et recommença à attendre en pincant les lèvres.
Usant un instant de sa matière grise, elle adressa un regard suspicieux vers son cousin.

- Et comment l'hameçon pourrait attraper un coffre ? Il a des poignées ?

Les explications de son cousin se faisaient de plus en plus vaseuses, à l’image des fonds du lac desquels Aoibheann n’arrivait qu’à ramener des prises minables.Elle relança tout de même son hameçon en silence, elle ne renoncerait pas à un collier de perle aussi facilement même si sa réalité se faisait de plus en plus douteuse, mais son esprit dans sa caboche étriquée ne pouvait s’empêcher de tourner. Pourquoi l’emmener voguer sur un lac si ce n’était pas pour ce fabuleux trésor? Cela n’avait aucun sens.

Une bourrade de Killian l’envoyant au fond de la barque l’empêcha de verbaliser ses doutes (si la babysitter improvisée s’en était douté il aurait sûrement été heureux d’apprendre qu’il avait réussi à la faire taire). Elle retomba sur son coude déjà endolori et lâcha un juron sonor qui aurait fait rougir toutes les bourgeoises de Silverstone. L’irlandaise mal-lunée s’apprêtait à tempêter contre son idiot de cousin quand elle vit du coin de l’oeil la canne à pêche qui se faisait la malle en glissant hors de du frêle esquif telle la plus gracieuse des sirène.

- Non… souffla-t-elle en essayant de se dégager.

Mais la poigne du cadet O’Reilly la maintenait plus fermement qu’un boulet de forçat et lui empêchait tout mouvement. Aoibheann fut surprise de constater qu’il avait de sacrés biscottos sous son costume de gentil tonton.

Deux types sur la rive? Le cœur de la demoiselle se mit à battre plus fort et elle n’eut subitement plus envie de gigoter. Pour la première fois depuis son arrivée au campement, la réalité de sa situation la rattrapa. Elle s'était incrusté dans un monde où la menace était partout, où la première réaction d'un homme devant ce qu'elle prendrait pour deux promeneurs était : danger. Aoibheann se mordit les lèvres dans un réflexe de nervosité, elle priait la vierge Marie et tous les saints du ciel pour que les deux badauds ne soient effectivement que deux pêcheurs en quête du meilleur coin à truites.

- Comment veut-tu que je sache que c'est Hartley, couina-t-elle d'une voix si aiguë qu'elle même se surprit d'être capable de produire un tel son, je sais même pas à quoi il ressemble ton Hartley.

Elle passa tout de même le bout de son nez parsemé de taches de son par-dessus le bord de la coque. Ce qu’elle y vit confirma ses dires. Ils étaient trop loin pour qu’elle distingue leurs traits et de toute façon rien ne ressemblait plus à un paysan qu’un autre paysan.

Les inconnus se mirent à leur adresser de grands signes de la main, voilà autre chose, mais Aoibheann ne se redressa pas pour autant. Ses yeux bondissaient entre les joyeux compères de la berge et le visage de son cousin. Ce dernier ne semblait pas tout à fait détendu, ce qui constituait en une preuve bien assez suffisante pour que la jeune fille se décide à rester sur ses gardes. Pendant que Killian se démenait avec les rames, elle restait bien cachée au fond de l'embarcation dans un amas de robes et de jupons éparpillés. La canne à pêche évadée était entièrement sortie de son esprit.
Le premier coup de feu qui arracha un bout de vieille planche à la peinture écaillée tout près de son visage la fit hululer comme une chouette scandalisée. Elle plissa les paupières et se mit les mains sur la tête ce qui lui évita probablement de se prendre des éclats de bois dans les yeux qui l’aurait rendue plus aveugle qu’une chauve-souris.De son côté Killian n’en menait pas plus large, si elle ne pouvait pas le voir gesticuler, elle pouvait en revanche tout à fait deviner son état d’agitation par les soubresauts qui agitaient leur barque à l'imperméabilité compromise, et elle entendait en revanche très distinctement ses vociférations catastrophées.

- Mais de quoi tu parles? Je t’ai dit tout à l’heure que je sais pas nager!

Un deuxième coup de feu qui cette fois heureusement termina dans l’eau finit de la faire s'aplatir dans les kilomètres de tissus qui lui servaient de vêtements. Elle rabattit sa jupe bordeau sur sa tête à la manière des enfants qui s’enfouissent sous leurs draps pour se protéger des monstres rôdant sous leurs lits. Les “Jesus, Marie, Joseph” s'enchaînent dans son esprit comme si ce mantra catholique pouvait faire disparaître la menace qui les canardait de la berge. Un troisième coup de feu la fit rouler de terreur vers le banc qu’elle se prit en pleine tête. Cette fois la balle les avait touchés en dessous de la ligne de flottaison. Elle le devina en sentant son derrière s’humidifier à une vitesse plus qu’alarmante. La fraîcheur de l’eau tourbe du lac ou bien le coup sur la tête, peut-être, lui fit reprendre le peu d’esprit qu’elle possédait.

- Qu’est-ce qu’ils veulent Killian? Qu’est-ce que tu leur as fait?

Question stupide. Les O’Reilly avaient probablement fait beaucoup de trucs à beaucoup de monde et l’attente devait être longue sur la liste des Gens-Qui-Veulent-Casser-La-Gueule-Aux-Frères. Prenez un ticket SVP et attendez qu’on appelle votre numéro comme tout le monde. Elle se défit à contrecoeur du lainage maintenant imbibé d’eau qui lui alourdissait les hanches et entreprit de colmater le trou dans la coque du mieux qu’elle pouvait tout en sachant que cela ne les empêcherait pas de sombrer. Elle ne faisait que gagner du temps, et encore, pas beaucoup.

- Mais t’as pas un revolver pour répliquer? Tu es un brigand, non?

Elle s’empara d’une rame pour essayer d’accélérer leur fuite, mais la panique rendait ses mouvements complètement désordonnés et tout ce qu’elle réussissait à faire était de faire tourner la barque sur elle-même. L’affolement fit place à une bouillie d’épouvante et de frustration. La vue d’Aoibheann commençait à se brouiller d’eau salée.

- Killian... Je suis trop jeune pour mourir...

L'eau était froide sur la peau d'Aoibheann. Ca puaot la vase et le poisson, elle se dit que même si elle prenait un bain tous les soirs avec du savon elle n'arriverait pas à se débarrasser de l'odeur avant la fin de la semaine au moins. Mais surtout l'eau était horriblement mouillée. Elle s'infiltrait partout entre les couches de ses vêtements, imbibait le coton jusqu'à ce qu'il paraisse aussi gluant qu'un piège à mouche, alourdissait la laine qui pesait déjà sur ses épaules quand elle était sèche mais qui lui semblait maintenant faite de mailles d'acier à la manière des cottes des chevaliers d'antan. Aoibheann se sentait couler, couler, malgré les efforts de Killian pour maintenir sa tête pâle hors de l'eau. Emportée par sa coquetterie. Une fin narcissique qui lui seyait bien finalement. Partie comme elle avait vécu. Cela aurait plu à sa mère.

Mais l'irlandaise n'en avait pas encore fini avec la vie, et de toute façon elle avait toujours préféré Viola à Ophelia. Hors de question de finir en nourriture pour les poissons. Pendant que Kilian se débattait pour la maintenir hors de l'eau, ses doigts s'agitaient frénétiquement à son cou pour la libérer de sa cape de laine qu'elle devrait abandonner au lac si elle voulait avoir une chance d'en sortir. Un maigre prix à payer pour sa vie même si elle savait que son vêtement lui manquerait plus tard. Les nuits au camp étaient loin d'être douces.

Soufflant et crachant, Aoibheann se hissa sur la berge à la suite de son sauveteur qui, à l'entendre, n'en menait pas beaucoup plus large. "Splof, splof" faisaient ses mains en plongeant dans la boue qui garnissait les bords du lac. Au bord des larmes elle se retourna vers l'étendue d'eau redevenue calme (maintenant que les O'Reilly et Burke en étaient sortis) pour un adieu silencieux adressé à jupe, cape et jupons flottant pour toujours entre deux eaux, ou bien jusqu'à ce qu'un pêcheur ne les extirpe des algues et de la vase.

Pourtant c'est par l'affirmative qu'elle répondit à la question de Kilian. Un simple hochement de tête du ciel vers la boue, mouvement qui résumait bien la dégringolade de sa situation finalement. Et encore. Malgré le froid qui lui mordait les os, elle avait de la chance de ne pas se retrouver cul-nu sur les berges. Certes un pantalon n'était pas des plus décents pour une jeune fille mais ça l'était tout de même plus que ses sous-vêtements. Mais plutôt mourir que d'admettre qu'on avait eu raison de la forcer à enfiler ce vêtement d'homme. En parlant de mourir…

- Comment tu peux en être certain ? Si ça se trouve, ils appellent des renforts et… et… on est pas sur la bonne rive du lac.

L'irlandaise s'humidifia les lèvres. A force de chasser des chimères, tourner en rond à coup de pagaie et nager en cercle pour éviter de se faire canarder ils avaient atterri sur la berge à l'opposé du camp (enfin pas tout à fait mais de toute façon des brigands leur coupaient le chemin le plus court alors on n'allait pas chipoter pour quelques centaines de mètres de plus ou de moins). Aoibheann se précipita à quatre pattes vers son cousin sans aucun scrupule pour la couleur de son pantalon (à elle) et lui agrippa la chemise (à lui) qui était maintenant à peu près aussi brune que le sol.

- Comment on va faire s'ils nous retrouvent ? On peut pas se défendre ! Tes revolvers, ils marchent pas et de toute façon moi je sais pas tirer, je sais pas me battre.

Ses cheveux dégoulinaient de chaque côté de son visage comme un vieux filet abandonné sur un rocher blanc de guano. Ses yeux la piquaient sans savoir si c'était à cause de l'eau du lac, d'une algue ou de son désespoir. Elle faisait déjà une piètre jeune fille, mais elle était encore plus piètre sirène d'eau douce et ressemblait plus a un petit ragondin au pelage trempé et au museau tâché de vase. En tout cas du ragondin, elle en avait la voix.

- Je peux pas c… courir, j'ai froid. Si on se fait pas descendre, c'est le v… vent qui nous donnera la mort. Pourquoi on nous a tiré dessus ? Pourquoi ? J'ai rien f… fait moi ! Et tu dis que tu le connais pas ? Lui il av… vait l'air de te connaître en tout cas.

Elle se frictionnait les bras pour se réchauffer en vain. Si elle n'avait pas aussi froid elle se serait mis à hurler, taper du pied comme si un bon caprice pouvait être la solution à tous ses problèmes. Mais sans l'immédiat elle avait l'impression que trépigner lui ôterait juste les dernières étincelles d'énergie qui lui restait, alors elle se contenta juste de fixer son cousin en attendant qu'il trouve la solution à tous leurs maux de ses yeux qui semblaient d'un bleu bien pâle comparé à la couleur de ses lèvres.