La bouche sèche comme un désert, toutes les sensations complètement amorties. Dans son rêve, Nadie était retenue captive, attachée par une corde comme un chien de ferme. Un grand homme en noir avec de très beaux yeux clairs se penchait sur elle et son aura était douce comme celle d’un ange. Son visage lui était familier mais elle ne se rappelait pas de le connaître. Il lui donnait de l’eau fraîche qui coulait dans sa gorge comme un torrent de vie et alors sa vision se brouillait et elle tombait, submergée, tout au fond d’un lac gelé…

Brutal, le réveil lui presse un rebord froid sur les dents et elle inspire une gorgée d’eau sale en commençant à suffoquer. Dans l’herbe mouillée, ses pieds s’agitent et l’arrière de son crâne se presse contre un poteau. Nadie essaie de tourner la tête pour se dégager du goulot enfoncé dans sa bouche. Tandis ce qu’elle se démanche, sa gorge produit des râles asphyxiés. L’eau âcre coule sur ses vêtements dans l’air glacé.
Pour se dégager dans un spasme, elle repousse à deux pieds le genou de la silhouette accroupie devant elle. La gourde presque vide tombe au sol et ses poumons éclatent en une quinte de toux. Bouche ouverte, elle aspire bruyamment des goulées d’air, choquée.

Sonnée, la réalité ne lui revient pas immédiatement. La douleur se rappelle à son visage d’un seul coup, sa mâchoire et ses pommettes la brûlent. Du sang séché a coulé dans son œil et une infâme torture lui fouette le dos. En panique, elle tire sur ses liens pour sentir l’entrave qui lui maintient les mains, les chevilles et lui compresse le thorax. Ses yeux écarquillés s’habituent très lentement à la nuit et elle ne distingue pas immédiatement la face qui la méprise dans l’obscurité.

-William ? -qu’est-ce qu’…

Non, non, certainement pas. Reconnaissant le petit homme fourbe qui l’a ceinturé dans le jardin des Glass, elle s’éloigne des quelques millimètres rendus possibles par le cordage en poussant un soupir d’animal traqué.

-Toi m’touche pas… , ordonne-t-elle comme si elle parlait à un chien enragé.

Ses yeux le gardent en joue en lançant des œillades rapides à l’environnement étrangers. Des arbres,, l’air humide et mordant… L’ombre d’un cheval toute proche lui arrache un petit cri effrayé.

Dans quelle merde s’est-elle embourbée cette fois-ci ?

Sous le déferlement de frappes, Nadie serre les dents. Le menton retombé contre son sternum, elle feint de perdre connaissance. Quelques mots l’interpellent dans ses invectives déshonorantes. Le nom que se donne leur petite tribu et à quelle hiérarchie elle obéit. A nouveau murée dans le mutisme, elle l’observe de son œil ouvert sous les mèches de ses longs cheveux. Le discours qu’il lui sert est inutile: la fille de Wikimak sait toujours exactement où est sa place.
« Compris, compris » acquiesce-t-elle.
La forêt ne lui rappelle rien, pas plus que cette petite digue isolée. L’obscurité ne lui permet pas de voir tout le campement. Une fois seule, elle se contorsionne pour voir derrière les pins. Quelques chevaux, des tentes, des installations et de temps en temps une silhouette qui passe.
Un renard traverse juste devant ses pieds et s’arrête un instant pour la regarder.
-Je suis bien baisée…, observe-t-elle tout bas.
Il s’échappe et la laisse à une somnolence pleine de cauchemars confus.
Au petit matin, le premier rayon du soleil fait briller un éclat du bol à quelques centimètres de ses pieds. Après plusieurs minutes à essayer d’étirer ses jambes au maximum, elle fait glisser le débris sous sa jupe.

***

« Awîna êtikwê, awîna êtikwê kiskânak kosisan » se dolentait Nadie aux questions pressantes des gros durs du campement.
Tantôt affamée et privée de sommeil, ses baragouinages incompréhensibles la rendait encore plus inoffensive aux yeux de ses geôliers. Ils hésitaient de moins en moins à avoir des conversations près de son piquet d’attache. La peur dans ses yeux en adoucissait quelques uns, à commencer par le "vrai" chef. Celui avec les yeux bleus la libéra le premier pour un bol de soupe.
Au début on l’a détachait pour manger son repas assise par terre, puis pour partager aussi un café le matin. Une des femmes l’emmena se laver avec une bassine et lui donna des vêtements le lendemain. Ses liens n’étaient plus aussi serrés qu’avant. Les gangsters ne semblaient pas aussi dangereux, seulement très grossiers et souvent ivres. Ils vivotaient autour d’elle, allaient et venaient dans le campement.
Finalement, un matin, la femme de la bassine la détacha sous les yeux de tout le campement pour déclarer qu’à partir de maintenant Nadie l’aiderait avec la lessive. De fil en aiguille, elle aida aussi à nourrir les chevaux, faire la vaisselle dans le lac, même couper les légumes et raviver les flammes.
« Ay-ay, ay-ay, miss Clayton, merci miss Davis... » Son attitude servile, toujours à hocher la tête et à sourire bêtement, baissait la vigilance de tous, sauf un peut-être.

Accroupie près du feu, elle tisonne le bois ardent avec une branche. La robe d’un jaune d’ocre traîne dans la poussière. Le linge fraîchement étendu sèche à l’air humide entre deux pins.
Un silence de défiance pèse autour du chaleureux brasier. Il y en a quelques uns avec qui elle ne moufte pas trop, la grande gigue russe, le butor, la rouquine et surtout « Kilian », le petit frère. Une étincelle suffit à l’enflammer et peu sont-ceux qui s’opposent à lui.
Tandis ce qu’il boit son café du soir, un livre ouvert aux pieds, Nadie surveille le feu en silence, les genoux contre la poitrine. La petite flamme engloutit les poignées de petit bois qu'elle jette et grandit jusqu’à ce qu’ils ne puissent presque plus se voir au travers.
Un duo joue aux cartes derrière les rondins. Finalement, quelqu’un commence à chanter et des notes de guitare approche dans les bras du grand Joshua. Il y a sûrement une chose à célébrer mais elle ne sait pas trop quoi. Nadie dodeline doucement de la tête au rythme de la musique. D’autres viennent s’installer au chaud près du foyer, une bouteille commence à tourner.

Les chansons s’enchaînent et le rhum arrive aux mains du plus proche d’elle. Sans qu’elle s’y attende, l’écossais lui donne la bouteille.
Après une hésitation et une parole d’encouragement, (« cul sec ! ») elle lève la bouteille pratiquement terminée et la vide dans son gosier, applaudie par quelques-uns.
En baissant les yeux, elle croise ceux de Kilian et un petit sourire intelligent lui échappe. S'essuyant la bouche avec sa manche, elle s'empresse de regarder ailleurs avec une expression de gratitude.

Sans un mot, Nadie s'intègre à la fête. Parmi les sioux, elle avait appris que le partage signifiait qu’on passait de l’acceptation à l’adoption.

Elle a peut-être entendu, ou peut-être pas. Elle a très certainement compris, mais a décidé d’ignorer la cause des couleurs soudaines du visage de la jeune femme. La situation dans laquelle Mae se trouve pourrait pourtant la pousser à la solidarité, et il est vrai qu’elle a longtemps hésité. Souvent, elle s’est mise en retrait pour la regarder. Ils n’avaient pas l’habitude de faire cela. Certes, ils ont déjà retenu quelqu’un contre son gré, mais il y avait toujours une raison derrière. En Louisiane, la fille du maire de Baton Rouge a eu l’occasion d’effectuer un petit séjour avec eux avant que son père paye enfin la rançon qu’ils exigeaient pour pouvoir se sortir du merdier dans lequel les avait mis Cole Borden. Ce petit enfoiré leur avait assuré que le maire ne serait pas chez lui ce soir-là. Non seulement, il était là, mais il avait en plus toute une légion avec lui, au courant de ce que les O’Reilly avaient préparé. Emmener sa fille avait donc été légitime au vu du préjudice. Ce soir-là, ils ont perdu un homme. Même la fille du maire qui, pourtant, appartenait à une classe qu’ils méprisaient n’avait pas eu le traitement auquel la native avait eu le droit. Matthews était partagée entre l’envie d’agir et celle de laisser faire.

Et puis, l’intérêt soudain d’une grande partie du campement pour cette vagabonde avait fini par énerver la jeune femme. Pourtant, Mary Davis avait eu le courage de faire ce qu’elle n’osait pas, terrorisée à l’idée qu’il puisse recommencer à nouveau. Il lui arrivait encore parfois de sentir le souffle chaud de la fumée noire qui tentait de se frayer un chemin au-delà des mains du cadet. Alors, elle avait décidé d’adopter la même attitude que celle qu’elle avait eu face à Sean. Régulièrement, Mae faisait comme si de rien n’était, allant chasser avec le père Davis le matin et plaisantant avec ses camarades le soir autour du feu. Elle avait mis les œillères qu’elle tentait d’enlever au monde.

Comme souvent, ils se réunissent donc autour du feu une fois la nuit tombée. Il n’y a rien d’autre à faire entre deux braquages, si ce n’est attendre. Et lorsque l’attente devient trop longue, ils s’occupent comme ils peuvent. Les journées se réchauffent peu à peu mais les nuits restent froides. Ils trompent la solitude au rythme de la guitare de Patterson et d’une bouteille qui tourne, le dernier ayant bien souvent peu de chance de se réchauffer. Nadie est d’ailleurs en bonne position, juste à côté de Clyde. Il ne faut en général pas être après lui, au jeu de la bouteille il est souvent le plus fort, une descente que l’on n’aimerait pas remonter à pied. Mais l’écossais est d’humeur partageuse et offre la tentation à la jeune femme.

Mae, qui jusque-là se tenait en retrait approche du groupe en poussant Léonora (privilège d’être parmi les chefs) pour prendre place à côté de la captive. « Tiens. » Sans aucune délicatesse, elle pose une gamelle de ferraille remplie du repas du soir sur les genoux de leur prisonnière. « Pour pas tomber, faut manger. » Mae s’empresse d’essuyer sa fourchette contre sa jupe avant de la tendre à Nadie, tentant un rapprochement dans un sourire forcé. « Hé, mange avec ça, on est pas des sauvages hein ! »

L’ambiance s’est relâchée depuis quelques jours. Nadie accepte le bol de ragoût en remerciant abondamment la femme aux colts, bien qu’elle ait elle-même coupé ces petits morceaux de carottes qui flottent dans le bouillon. La soupe chaude lui apporte du réconfort – de courte durée. Les santiags à lacets du cow-boy qu’elle déteste le plus sur tout le campement s’arrêtent devant elle. Aussitôt, la pauvresse plonge sa mine renfrognée dans son ragoût.

Le stratagème qui consiste à faire la bénie oui-oui, Nadie l’a écumé dans sa carrière de servante. Son sourire de ravissante idiote et ses mimiques de bon sauvage apaisent les blancs autour d’elle. Ainsi elle n’est pas surprise de voir Miss Matthews s’asseoir à son côté. Nadie a remarqué les œillades malheureuse de la cogneuse qui n’aime pas la voir attachée à sa clôture,. A un moment, la prisonnière avait même mis son espoir sur Mae en essayant d’accrocher son regard ou de lui sourire. Bien qu’elle ne croit pas en une quelconque solidarité féminine, la jeune indigène avait pensé l’émouvoir. Malheureusement, l’autorité des chefs semble peser trop lourd sur les épaules de la scélérate.

Il n’y avait qu’à certains moments, comme celui-ci, que Nadie perd son naturel à mentir. Aspirée dans la contemplation d’une braise, elle écoute les paroles du petit chef avec une expression décomposée. Un imperceptible haussement de sourcil glisse sur son visage quand il énonce sa condition malencontreuse parmi eux. Le nom d’une tribu autochtone célèbre dans la région l’arrête au milieu d’une aspiration bruyante de soupe.

Une fois que Kilian a terminé, elle avale tout doucement le bouillon chaud qui lui restait dans la gorge.

Voyant que les regards se posent sur elle alors qu’elle fixe Kilian depuis plusieurs secondes, elle sourit. « Comanche, non, pas non comanche » elle se désigne «  moi, nêhiyaw, nêhiyaw tribe, ... ! »

Hors de question d’aller vivre chez les cavaliers-sans-rite, Nadie préfère encore être vendue sur le marché. La compagnie des autres autochtones n’est pas quelque chose qu’elle recherche, encore moins celle des autres ethnies. Les cris n’enseignent pas cette curiosité.
Entre les deux bouseux qui décident de son destin, elle feint de ne rien comprendre en ouvrant grands ses oreilles. Une conversation donnée il y a une semaine à quelques mètres seulement de son point d’attache lui avait appris qu’il y avait une histoire d’amour avec ces deux-là. Nadie tente d’imaginer comment utiliser cette connaissance à son avantage.

Miss Davis lui fait signe d’aller laver les plats sales en l’appelant et en claquant des doigts. La petite autochtone se lève et ramasse quelques écuelles sales autour du feu. Avec un sourire, elle se poste auprès de Kilian et Mae pour que la belle lui donne son bol. « Petite femme, toi, owîcimosiw, miss … Ay-ay, merci, ay-ay... » Les lèvres étirées de malice, elle jette un coup d'oeil à Kilian en lui désignant de la tête, avec un petit clin d'oeil.

Ses petits pieds l’amènent au bord de l’eau, les bras chargés de vaisselle, à portée de vue du feu de camp. En plongeant ses mains dans l’eau froide, elle songe qu’elle ferait mieux de s’enfuir maintenant avant d’être aux mains de guerriers comanches on ne peut plus difficile à semer. Si seulement elle savait nager. Du bout des ongles, elle récolte quelques restes et les mange, hésitante à voler une fourchette.  

« T’sais personne dit merci à la mère Davis quand elle donne le bol, t’as pas b’soin d’hocher la tête comme un vieux chien là. » Mae regarde alors Nadie dans un soupir et se tourne de façon à être plus en face d’elle, la désignant de son index. « Toi. Pas besoin de dire merci moi. » A son tour elle se désigne et cherche un mot simple en même temps qu’elle désigne le reste du campement. « Nous, gentils. » Elle regarde le visage de la native en essayant de lui sourire dans une grimace. « Parfois, accidents. Tu comprends ? »  Mae n’a pas beaucoup de temps seule avec la jeune femme puisque le cadet O’Reilly qui ruminait dans son coin décide d’intervenir. Matthews marmonne alors en attrapant la bouteille. « Enfin, la plupart. J’crois qu’il t’aime bien en fait. » Voilà, à force d’observer tout ce qu’il se passait, la hors-la-loi avait fini par en déduire que Kilian s’était entiché de la captive, sans vraiment l’avouer à tout le monde. Evidemment, la jalousie de Mae - dont les braises ne demandaient qu’à reprendre vie – se réveillait donc tout doucement. Mais quand il parle, c’est tout autre chose qui se dessine et Matthews ne comprend pas vraiment tout de suite. La jalousie sera pour un autre jour. C’est vrai qu’il y a assez d’Hannah Baxter. La native semble, elle comprendre que l’on parle d’elle et se met à répéter qu’elle n’est pas comanche, mais … ? Mae n’a pas le temps de lui demander, elle s’éclipse déjà en leur jetant des œillades inappropriées à la situation.

Elle lui sourit, parce qu’elle voit bien que quelques regards se portent sur eux. Mae tient à entretenir l’illusion d’un trio uni pourtant, le ton de sa voix n’a rien à voir avec le sourire chaleureux qu’elle force. « C’que j’en pense ? » Assane passe et elle rit en portant le goulot de la bouteille d’alcool dégueulasse à ses lèvres. Une fois leur compagnon éloigné, elle reprend son sérieux en roulant à son tour une cigarette pour occuper ses mains prêtes à trembler. « T’fais c’que t’veux. Tu sais très bien c’que j’pense de ça. » Matthews plisse les yeux en direction de la jeune femme tout en glissant sa cigarette au coin de sa bouche. « M’demande pas mon avis quand ça arrange ta conscience O’Reilly. » Elle sait bien qu’il s’en fiche de son avis au fond. «T’as qu’à d’mander à ton génie d’cousin c’qu’il en pense hein ? Ça a bien marché la dernière fois d’l’écouter. » Mae sait bien que Maxence n’y est pour rien, mais c’est plus fort qu’elle. Elle n’a pas supporté qu’il puisse avoir son mot à dire. Ils ont toujours fonctionné à trois, et la hors-la-loi n’a jamais apprécié que quelqu’un vienne mettre son grain de sel dans leurs idées. Ils fonctionnent à trois depuis toujours et n’ont besoin de personne d’autre pour venir leur dire quoi faire. Il s’agit ni plus ni moins qu’une affaire de territoire, d’ego et d’Hannah Baxter dans l’esprit de Mae. Elle n’a pas peur qu’il recommence, parce qu’il y a du monde. Alors, le temps d’une soirée entourée, elle laisse sa rancœur prendre le dessus sur la culpabilité qu’elle traîne depuis des jours. Et peut être même que ce qu’elle boit depuis le début de la soirée chante à ses oreilles. « Elle l’a dit, elle est pas comanche, franchement, ça s’voit en plus. » Elle hausse les sourcils en pinçant les lèvres, se redressant d’un air hautain. En vérité, Mae était bien incapable de faire la différence entre les comanches et les autres tribus qui, pourtant, faisaient partis du monde qu’elle voulait rebâtir. Elle se lève alors pour aller crier à Nadie de revenir. Elle ne veut pas être seule avec Kilian. « Hé ! Grace le f’ra, r’viens t’asseoir. En plus il fait froid, va pas mettre tes mains là d'dans ! »