La chape du soir était tombée sur l’allée unique et principale d’Imogen, heure favorable aux mines patibulaires des locaux affalés sur des chaises grinçantes, plus ramollis, pour certains, par la chaleur et la bibine que réellement belliqueux. Jacob assistait au passage des montures et des piétons dans le chemin de terre, à l’ombre des toitures, sur le perron du shérif. Le bureau derrière lui était encore éclairé mais Clayton Cogburn avait rendu son étoile pour s’empyjamer. Une autre lumière au bout du tunnel appelait les âmes vers le Snip Saloon, elles se laissaient guider par les notes du piano martelé.

Depuis la fermeture du bordel local, le vieux saloon était redevenu le cœur névralgique des passions et autant dire que leur carte avait rapidement su s’élargir pour répondre à la demande. Jacob n’avait pas connu le Golden Cat. Pour ce qu’il en savait, toute la racaille du coin se pressait dans cette aimable auberge quand la socialisation commençait à manquer. Le patron ne s’en plaignait pas car malgré les bagarres et les effusions de sang, son business tournait à plein régime. Les croquemorts récupéraient à l’occasion un macchabée tiède dans la rue et on en parlait plus. Pas plus tard que la semaine dernière, un visiteur de passage avait eu la peau trouée à peine une heure après avoir franchi les portes battantes du Snip.

Jacob rongeait son frein dans sa chaise à bascule, déterminé à farcir la tête d’une de ces racailles quand l’occasion se présenterait.

-C’est quoi ça encore… ? marmonna l’adjoint aigri en agitant le mégot qui fumait entre ses dents.

La pétoire sur les cuisses, le roquet de la loi fit basculer son siège en avant et son long nez pointa hors de l’obscurité. Devant ses bottes passaient des trublions qui n’étaient pas encore de sa connaissance. Leur tronches d’étrangers ne lui revenaient pas. Ils dépassèrent sa terrasse mais Jacob les suivit du coin de l’oeil. On le confondait encore très souvent avec un chasseur de tête, aux abois sous les wanted.
L’heure approchait et Jacob finit par se déplier pour tourner un coup de clé dans la porte du bureau. Son cabanon de vieux célibataire l’attendait pour une nouvelle soirée à sculpter des rondins et ronfler sous la lune. S’il avait pu rencontrer des filles respectables dans la région, il aurait pu essayer d’en détourner une mais ça ne semblait pas être le plan de Dieu.
Jacob décida de faire un crochet au Snip Saloon, seul pour une fois.

« Ce sera une bière alors », dit-t-il dans sa gorge rocailleuse au tenancier de la maison. Il fit glisser ses petites pièces sur le comptoir du plat de la main.

Debout, accoudé au bar, face à la salle, il bavardait avec le patron sans se déranger.
Observateur, il avait appris très vite à différencier les locaux du reste. La population d’Imogen se caractérisait par un protestantisme exacerbé, beaucoup de femmes portaient leurs cheveux voilés et l’église était bien plus fréquentée que les saloons. Le Snip accueillait essentiellement des outsiders, les trappeurs et autres voyageurs étrangers à la construction de la ville. Un pied à terre pour ce que la région comptait de moins honnêtes et respectables, chasseur de prime et autres marchands.

Le gérant lui parut nerveux. Jacob se tourna plus franchement vers le petit groupe qui semblait concentrer autant de défiance.  

-Est-ce que tous les irlandais parlent aussi fort ? demanda-t-il dans sa moustache. On n’entend même pas le piano.

La giclée de bière explose en plein dans son visage comme une grosse bombe à eau tiède et amère. Distrait par le grabuge qui s’est soudainement déclaré dans tout le saloon, Jacob ne barre pas non plus la seconde attaque : KLONG ! Joe Dalton fracasse la pinte en verre sur le crâne du justicier. Jacob n’a pas le temps de l’avertir avant qu’il commette ce délit. Déséquilibré, il se heurte au comptoir, renversant toute une rangée de commandes. Son chapeau roule de l’autre côté du bar vers d’autres aventures. En voulant se rattraper, l’adjoint glisse dans une flaque de bière et se cogne au rebord. Un gros homme tout emballé dans sa fourrure sale est propulsé vers eux dans la bagarre.

Quand Clayton entre au Snip, personne ne lui cherche de noise parce que tout le monde sait qu’il est le shérif de la ville. Jacob comprend qu’il a raté une belle occasion de forger sa réputation. Paradoxalement, il a dû accomplir depuis sa prise de poste plus que ce que Cogburn a fait en cinq ans mais ses missions l’emmènent loin d’Imogen où il n’est pas encore un visage familier (bien qu’atypique). Ceux qui ne le prenne pas pour un « peau-rouge » le confonde avec diverses ethnies orientales, aussi Joe marque un point avec son injure raciste. Toutefois le paniolo n’en est pas à son coup d’essai avec les bagarres de saloon.

Furieux (et excité) par le sang, il se redresse en cherchant des yeux son assaillant. Le tavernier hurle « Pas les chaises ! Pas les chaises ! ». Jacob aperçoit les irlandais qui échangent des pains avec les trappeurs et, uniquement porté par la volonté justiciable de protéger le mobilier du Snip Saloon, s’élance vers eux. En une enjambée, il grimpe sur une chaise puis une table et se jette comme un opossum en colère sur sa proie. Il s’abat sur Kilian de tout son poids, distribuant autant de gnons qu’il y parvient dans ce bal de roulés-boulés sous les tables.

Avant de faiblir face à la hargne du petit irlandais (par la grâce de Dieu, il n’a pas eu à sauver son honneur face à un type trop gigantesque), Jacob dégaine son privilège et arrive à lui écraser le canon de son flingue sur son gros nez de leprechaun.

-Au nom de la loi, STOP !

Le dos écrasé au plancher, il se dégage comme il peut dans le silence qui vient de tomber. Gardant en joue l’attroupement approximatif de rednecks qui lui fait face, il se racle la gorge. Son visage est encore humide de bière et ses cheveux emmêlés s’élèvent vers le plafond.

-Adjoint Jacob Kalawai’a, je représente l’autorité du shérif Cogburn, récite le super flic en exhibant l’étoile à son veston, sous sa veste froissée.

La respiration haletante, il s’éponge le front avec sa manche.

-Aller. Toi, celui qui a lancé le seau de crachat, tu payes les chaises cassées et je revois plus jamais ta face de pet dans cette ville. Toi et toi, et toi, si dans une heure je vous revois à Imogen, j’ouvre le feu. Toi, dit-il en désignant le petit teigneux avec qui il a vigoureusement martelé le plancher, tu me suis au bureau du shérif. J’aime pas ta gueule.

"Outrage à agent" était une meilleure explication, mais Jacob préférait lui donner la vraie. Se palpant la tête, il fustige après son chapeau en regardant le sol. Le tenancier, resté caché derrière ses planches, lui tend. Jacob le pose sur ses cheveux décoiffé et se retourne vers Kilian.

« Aller ! Les mains en l’air, tu passes devant ! »

Quelque chose lui dit qu’il connaît déjà la route.

« Oh oui, tes droits ! » s’exclame Jacob qui tient le scélérat en joue sur tout le trajet, une main en étau sur son épaule pour le pousser en avant. Profitant d’arriver au bureau du shérif, il écrase la tête de son nouveau pensionnaire contre un des piliers de bois du perron. « Quelque chose à propos de garder le silence, c’est ça ? » Il espère que sa grande bouche, déjà saignante depuis la bagarre au saloon, arrêtera de s’agiter.

Le dos tourné, il est surpris de voir que son copain arrive encore à articuler dans sa cellule. En fouillant le bureau de Clayton pour un formulaire, il pense à son vénérable supérieur. Clayton n’approuverait pas que Jacob abuse de son pouvoir pour punir correctement un raciste alcoolique. D’un autre côté, les absents ont toujours tort.
Comprenant qu’il n’obtiendra aucune vérité pour son fichage, il regarde la main tendue que son prisonnier tend à travers ses barreaux, éclairée par le plafonnier. « Monsieur Byrne, ... » Il s’approche silencieusement des barreaux et sort de sa poche un petit boitier en fer, qu’il ouvre et dont il sort un cigarillo. De sa poche, il tire une boîte d’allumette, la gratte, allume son cigare. Il souffle une bouffée en direction de Kilian. Puis une autre. « Avec un y ? » demande-t-il en écrasant tout à coup son cigare dans la main provocatrice du fanfaron.

Ce métier comportait de bons côtés. Aider les vieilles dames, le sens de la justice mais surtout la violence policière.

« Sympa de te rencontrer enfin, je suis Monsieur l’Adjoint », dit-il calmement, « ...et toi et tes copains, on vous voit pas souvent pour autre chose que foutre le bordel en ville. »

Il est conscient qu’il n’a pas le droit de tabasser un citoyen, même Jonas. Toutefois Jacob songe que rien ne lui interdit de lui faire peur, de discuter un peu. En quelques pas tranquille, il rejoint la porte d’entrée pour la fermer. Click. La verrouiller en fait.

« Tu dois t’en douter, je suis pas né ici. Mais Clayton, si...et je suis sûr qu’il serait vraiment chagriné de savoir que tu saccages le bar où il a fêté son mariage. »

Sur le même pas tranquille qui avait fait sa réputation pour les interrogatoires à Hawaï, il rejoint une petite armoire fermé à verrou. Avec une clé, il ouvre les portes grinçantes du meuble le plus précieux ici aux yeux du shérif : celui où il range son équipement de croquet.

« Moi j’ai deux, trois questions, toi tu peux répondre. On peut passer une bonne soirée. »


Faisant mine d’hésiter, il s’empare d’un des maillets. Avant de rencontrer Cogburn, Jacob ignorait que des modèles pour adulte existaient. Il fit tourner la poignée peinte en noire et fit mine de tester un shot dans l’air, comme un golfeur.
De sa main libre, il approche la chaise de son bureau (il n’a pas de table, juste une chaise, c’est un homme d’action) des barreaux de la cellule, se plaçant juste sous le faisceau du plafonnier.

« Je pense que tu connais Joshua Patterson. Vous êtes amis non ? Tu sais ce qu’il fait dans la vie, celui-là ? »

Voir ses deux là rôder avec leur air balourds l’avait rendu suspicieux dès le premier jour. Peut-être qu’il était « obsessif » comme disait son boss, « obstiné », que « l’ennui le rendait trop créatif ».
Peut-être pas.

Le regard des deux hommes se croisent, dans un instant de stupéfaction. Jacob, qui jusqu’alors bouillonnait à l’écoute des provocations du détenu, se jette au sol et passe le bras à travers les barreaux pour s’emparer le premier de la liasse de billets tombée au sol. Pour la récupérer, il se cramponne à la lanière de la pochette, prêt à disputer son combat. Avec le maillet, il repousse son suspect à travers les grilles en lui battant la tête et les mains. Le sachet craque finalement en sa faveur et l’homme de loi s’empresse de rouler à l’écart de la cellule.

« Nom d’un chien, mais ça c’est beaucoup de fric ! »

Le shérif saute sur ses pieds et se met à soupeser la liasse en la jetant en l’air, un grand sourire sur le visage. L’imbécilité de son captif vient de lui fournir une bonne raison de le soupçonner un peu plus. Il agite les feuillets verts en direction de Kilian.

« Combien ? C’est combien ? C’est plus que mon salaire ! » De retour sur sa chaise, il écarte les genoux et se penche sur le pécule en commençant à le compter entre ses doigts, à voix haute. Malgré son excitation cynique, il est stupéfait de trouver autant d’argent sur un bête trappeur. Ce qu’on dit chez lui, trop de monnaie c’est pas ça qui rend pas l’homme heureux.

« ...trois cent quatre vingt-dix, trois centre quatre-vingt dix neuf ! Hé ! Mon petit singe ! Qu’est ce que tu fais avec autant de coupures sur toi ? Tu as vendu ta mère ou ta sœur pour gagner autant ? »

Ravi d’entendre ses explications, il l’encourage du regard à lui confier son secret.

A présent, il a entre les mains non seulement un élément tangible à ses suspicions mais en plus l’équivalent d’une caution tout à fait généreuse pour le faire sortir quand il en aura assez.

« Oh ! C’est peut-être la fille qui est avec tes amis, oui, la brune, sacré morceau de viande. »

Il veut croire que tout ce qui va sortir de la bouche de l’irlandais ne sont que des mensonges. Ces salopards n’amènent avec eux toujours que des ennuis. Ça fait des mois que Jacob les voit loubarder sur les sentiers. Depuis leur arrivée, les dames se font raccompagner le soir et on est obligé de voyager sous escorte pour sortir du comté. Il les soupçonne de racketter d’honnêtes citoyens et de sustenter leurs hivers à la dure en attaquant des étrangers. A Hawai, il avait fréquenté une petite faction de ce genre. Des bandits qui campaient dans les hauts, à la détente facile, et qui s’en sortait en volant du bétail ou en détroussant des randonneurs. A l’époque, on en avait même pendu un dans son village.

« Peut-être si je suis convaincu, je prend le coût de ta liberté là-dedans. Tu sais déjà comment ça marche pas vrai ? »

Prêt à rivaliser de stupidité avec le petit teigneux, qui agit sur lui comme un miroir déformant, Jacob tend son doigt vers la cage d’un air de menace.
« Tu laisses ma mère en dehors de tes saloperies ! » Règle d’or du clan Kalawai’a, personne ne touche à la daronne. Il en a dérouillé pour moins que ça.
Mais son prisonnier tangue, il est rond, bah tiens, comme un irlandais. Et ce que ça braille. D’un air exaspéré, le flic enfourche à nouveau sa chaise et s’accoude au dossier, face à celui qui déblatère son histoire cousue de fil blancs. Pourtant, il semble s’adoucir devant le récit fleuve d’une tragédie moderne, peut-être enclin à croire qu’il y a des raisons à ces vilaines actions.

Il hoche la tête quand chaque nouveau détail martèle le misérabilisme.

« C’est moche, vieux, les temps sont trop durs. » A travers les barreaux, il lui jette sa liasse. « T’as une famille à nourrir, Byrne, sors moi 35 dollars et je te fais sortir. »

L’air contrarié, il se lève déjà pour aller chercher le trousseaux de clés dans le bureau du Chef.
Bien-sûr il ne gobe pas un seul mot de ces histoires d’ours et de caribous, mais que leur bande soit une mosaïque de putains et de voleurs, il peut se l’imaginer.

Il attend que l’irlandais lui fasse passer la somme avant de déverrouiller sa cellule et de le contempler, chancelant, à essayer de se rechausser.
« Les bonnes femmes...tu sais, je peux sûrement demander au père Beaver de lui donner un boulot honnête. Je lui en parlerais quand... » Il s’écarte pour le laisser passer en le poussant en avant, la main qui serre la toile de sa chemise, derrière l'épaule. La liasse de billets, rapidement comptée, est enfouie dans sa poche. « ...enfin, la prochaine fois qu’elle viendra m’sucer la queue derrière le bureau. »

Sans laisser le temps à Kilian de rétorquer, il le pousse vers la rue comme un malpropre. Au passage, il lui arrache la sacoche superbement ouvragée par son ami Joshua Patterson, le repousse vers le milieu de la rue en profitant de l’ébriété manifeste de ce pauvre européen, et s’attache la pièce d’artisanat à la ceinture. Il lui semble être digne de porter la griffe d’un trappeur aussi connu dans le pays.

« Tu sais c’que je pense Byrne ? » Il se craque les doigts. Kalani lui dirait non, arrête là petit frère, plus loin et ça créé des emmerdes. Mais il l’a dans le nez, il l’a dans le nez ce petit fouille-merde qui lui raconte n’importe quoi. Pas besoin de s’appeler Murphy pour voir ça. « Je pense que tu te fous bien de ma gueule. »

D’un coup de poing dans le dos, il l’abat au sol. La rue déserte est le théâtre complice de cette soirée violente.
Jacob a un combat, une justice à défendre. Mais est-ce qu’on peut vraiment changer si vite un garçon bagarreur, une fripouille des hauts de la péninsule, le petit frère sinistre et inquiétant toujours dans les pattes d’un grand plus charismatique ? Ni celui qui mord la poussière, ni celui qui lui fait bouffer ne prouvent le contraire.
En dehors des murs du bureau où règne la loi du pays, l’hawaïen se déleste dans la rue du poids de l’honneur. Il prend son élan en levant la jambe pour asséner un coup de pied dans les côtes de Kilian.

« Tu ne sens rien, pas vrai ? Ça ne fait pas mal, ça, hein ? »  Il appuie ses mains sur ses genoux pour se pencher en avant, vers lui. « T’es un dur, toi... »

L’insigne à son veston brille à la lueur de la lune, seul rappel de la vraie justice, qui le protège. Il lui colle un coup de poing dans la tête pour le renvoyer dans la boue.

« Si je te revois emmerder les dames sur les chemins, si je t’entends...siffler... » d’une main brusque, il lui caresse les cheveux. « Tu as aucune idée de ce que je peux avoir envie de te faire. »

En guise d’adieu, il lui tapote l’épaule.