Habituée aux fredaines de Sean, son absence n’a pas été notifiée dans les premiers temps. Avec les années, Grace s’est fait une raison aux infidélités et aux fugues de son grand amour. Le lit est souvent vide à côté d’elle, et quand ils le partagent ce n’est pas pour renouer mais pour ronfler. Tout ce dont elle peut s’enivrer, c’est de l’odeur qu’il laisse sur l’oreiller et des paroles banales qu’il veut bien lui jeter. Vivre dans l’attente d’un ravivement de la flamme, voilà son existence, reléguée au rôle de soupirante. Ivre, parfois, il lui passe le bras autour des épaules quand l’ambiance est à la fête. Même si elle voit bien que ses yeux dardent plutôt sur la jolie libertaire du campement, elle ramasse les miettes de son affection comme un petit Poucet tenace.

“Je viens avec vous.” Son ton ne laisse pas de place à la discussion. Les bras croisés, Grace se plante dans la terre à côté d’un Kilian bien affairé pour le grand départ. “Kilian.” Le benjamin a beau l’ignorer, elle insiste. “Kilian !” En apercevant la carcasse enténébrée de Clyde, elle réitère. “Je viens avec vous, c’est à moi d’aller le chercher.” Que ce soit pour le gifler ou le sauver, d'ailleurs.

Tout d’abord, elle n’avait pas prêtée beaucoup d’attention à l’anxiété contagieuse sur le campement. Sean ? Probablement en ville avec une fille. Il reviendra. Si elle voulait être moins pessimiste, elle pouvait imaginer qu’il préparait certainement une attaque quelque part ou qu’il se mettait au vert pour éviter la police. Toutefois, il finissait par donner des nouvelles. Son gang était tout pour lui, il en avait besoin pour alimenter son égo surdimensionné. Jamais le berger du troupeau ne serait parti si longtemps sans une lettre s’il n’y avait pas un problème. La nuit, toute seule sous sa toile de tente, Grace commence à nourrir des scénarios beaucoup plus noirs. S’il était mort ? S’il avait été trouvé ? S’il avait baissé les bras ?

“Où est-ce que vous allez, d’abord ? Si vous...Kilian, si tu ne me dis pas tout maintenant, je pars toute seule.” Évidemment elle bluffe, les attentions dont elle fait l’objet parmi les hommes du campement lui paraissent justifiées. Contrairement à Irina ou Mae, elle serait bien en peine d’affronter seule la nature et sa faune. Grace ne sait pas manier une arme avec la dextérité de ses compatriotes, d’ailleurs elle ne fait rien pour améliorer son score.
“Je peux pas attendre ici qu’on vienne m’annoncer s’il est mort ou s’il a juste décidé de changer d’Etat !” s’énerve-t-elle d’une voix plus aigüe. “Qu’est ce que ça peut te faire ? De toute façon s’il est mort je…” S’il est mort, elle se jette dans le lac sans sommation et tout le monde est parfaitement au courant.

Comme pour se forcer dans leur convoi, elle tend au leader suppléant ses couvertures. Obligeant ce petit frère trop zélé, qu’elle considère depuis longtemps aussi comme le sien, à se tourner vers elle, Grace entreprend de lui boutonner sa veste comme à un enfant. “J’ai besoin de venir… Qu’est ce que je risque avec vous deux ? Clyde est le meilleur tireur du pays et toi tu nous as sauvé assez de fois.” En quête d’un regard approbateur, elle se tourne vers son pilier. “Patterson n’a plus besoin que j’lui donne la becquée, il trotte comme un chevreau !” Quant à Wyatt, Mae peut bien s’en occuper, elle qui semble si enthousiaste à inventer ses propres principes d’éducation.

“Je ne vous encombrerai pas, je peux même aider... Tu ne sais même pas par où commencer ! J’ai quand même l’air plus fréquentable que lui,  non ?” assène-t-elle en pointant Clyde du doigt.

Aucun argument ne plaide vraiment en sa faveur mais elle croit aux vertus du chantage affectif.