À cette heure-ci de l'après-midi, le Temple est désert. Désert de vie, désert de prières ; le pasteur s'occupe des affaires de la paroisse dans son bureau, sûrement à prévoir qui ou quoi pour les prochaines journées, tout ce à quoi Jaime ne touche pas, en somme. Lui, on le retrouve affairé çà et là de la ville, il y a toujours quelque chose à faire. Récemment, on lui a permis d'emprunter un cheval en salaire pour son service rendu à une ferme. Le travail va plus vite, désormais, et l'animal a son activité de la journée plutôt que paître les trois quarts du temps dans un pré que les fermiers pourraient bien cultiver. D'aucun dirait que c'est un maigre paiement, mais à Imogen, il s'agit d'échange. Tout le monde se connaît, ici. Plus encore quand on est croyant, et encore plus quand on est vicaire. Les visages sont familiers, et si on vous croise à l'église, c'est avec certitude qu'on vous croisera de nouveau ailleurs. Par là, les nouveaux visages se font rares dans le coin.

Et quel nouveau visage.
Pas tant que ça, à vrai dire. Elle a le cheveux d'une femme sage qui lui dégage la nuque, celle-ci brandie comme une bête sacrificielle devant l'autel du Tout Puissant. Rien de ce qu'elle est véritablement, donc : ni une femme sage, ni une bête à sacrifier. Le caractère trempé de Matthews lui fait, chaque fois qu'il visite son neveu, l'effet d'une taloche maternelle derrière la tête, et Dieu sait qu'il s'en est pris. Alors il s'étonne, le vicaire, de la voir agenouillée là, dans le plus grand silence et la plus grande solitude, sur un banc du Temple (si elle presse du genou droit, il va grincer - il le sait, c'est lui qui l'a éclaté, puis réparé), à adresser ses paroles muettes à celui qui écoute. Soit disant. S'il s'attendait à voir une gangster débarquer aux horaires creuses de l'église, Jaime aurait peut-être parié quelque chose avec Clyde. Celui-ci affirme que les O'Reilly, on les verra pas foutre une botte sur le parquet tout propre de la maison de Dieu - et Jaime le croit sur parole. Quelque part, il a presque hâte de lui donner tort. Avant ça, il faut s'assurer que… Non, c'est bon, c'est bien elle. Il reconnaît son profil et ses traits durs. Ne souhaitant pas perturber son moment privilégié avec le Seigneur, le vicaire s'allume une cigarette sur le perron de sa demeure.

***
Le banc grince finalement. Elle a pressé du genou droit, comme pour se relever, et le vicaire sait qu'elle ne tardera pas à voir sa silhouette toute droite dressée face à l'hiver du New Hanover. Le mégot jeté, le voilà qui passe les portes sans lui laisser le temps à elle de le faire. Il a les bras croisés lorsque tous deux s'immobilisent, reconnaissant le visage de l'autre. C'est bien elle.

― Si t'espérais t'échapper discrètement, c'est raté ", ricane-t-il tout bas. Il ne lui bloque pas le passage, oh non. Il suffirait qu'elle le contourne pour lui fausser compagnie ; lui, il a eu ce qu'il voulait. " J'savais pas qu'tu s'rais l'genre à v'nir d'mander un truc au grand Patron. " Il a posé ses yeux sur la croix, au fond du bâtiment. Immense croix de bois, s'étirant sur des mètres au dessus des fidèles. Piètre croix de bois, sommaire et çà et là craquelées, héritée du pasteur avant le pasteur avant le pasteur avant lui. Passation qui a bien perdue de sa superbe, à en croire le maigre chapelet pour toute tenue de vicaire qui pend au cou de celui-ci.

― @MAE MATTHEWS

À la voir croiser les bras comme ça, Jaime en retiendrait presque un rire. De femme gangster assurée, elle est passée à petite fille de bonne famille grondée pour une bêtise qu'elle n'a pas faite ( elle en a les manières, il semblerait ). L'agacement à son minois lui sied comme un gant - il faut dire, le vicaire n'est pas sûr d'avoir déjà vu autre chose sur le visage de Matthews. Ni au camp, ni ailleurs. Et toi ? Il suit des yeux la manœuvre contre son chapelet, les fossettes de son sourire bien rangées derrière sa gueule fermée. Il s'amuse pourtant sincèrement du ton sec et contrarié qu'elle lui sert, ravi à l'idée de donner tort à Clyde concernant sa foi. Et si jouer n'est d'habitude pas son fort, les chamailleries légères sont devenues de rigueur entre les deux individus. J’savais pas qu’t’étais son larbin. À ça, le vicaire hausse vaguement les épaules. Pas son problème si elle se renseigne pas préalablement sur les gens qui passent au camp des O'Reilly. " Chacun sa croix ", ironise-t-il d'un ton bas. S'il y a bien une chose dont il ne rougit pas, c'est vouloir servir la parole de Dieu - la foi, c'est encore autre chose. Et quelque part, voir Matthews presque aussi pieuse que lui irrite profondément son égo meurtri par le silence du Tout Puissant. Tu m’as pas vu ici, compris ? Il lève les mains, Jaime.

― Ch'uis pas très bon menteur, tu sais. " Loin de lui le ton de la menace : il avoue simplement une de ses rares vertus. Personne, sans doute, n'ira directement poser la question d'une potentielle visite de Matthews au temple, mais Brooke a tout de même un certain devoir relatif au père de son neveu. L'alcool coule facilement entre eux, et les langues se délient tout aussi vite. " J'f'rai d'mon mieux. " Envers et contre tous ses propres vices, Jaime n'a absolument pas envie de recevoir le courroux de la dame sur le dos. Le temple a déjà assez souffert des affres de l'hiver (et des moutons) pour qu'une bande de brigands viennent en plus s'en prendre à lui ; il ignore à quel point Clyde pourrait freiner ce genre de folies. Aussi, autant ne pas prendre de risques. " T'es croyante ? " Il la dépasse de quelques pas en direction de l'immense croix vieillie et mal entretenue qui les surplombe de toute sa fantomatique superbe. Qu'est-ce qu'une gangster pourrait bien vouloir demander au Tout Puissant ? Jaime se le demande. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables, et si tant est qu'il ait encore de l'amour pour sa création, peut-être que les prières de ses fidèles trouveront un jour une réponse. Ou du réconfort. Ou l'absolution.

― " Apparemment, Dieu pardonne à tous ceux qui s'repentissent. " Là est sa propre confession : Brooke est autant pieu que Matthews l'est. Pour l'une, c'est de rigueur, pour l'autre, c'est un comble. S'il ne s'attend pas réparer l'âme meurtrie de la jeune femme ( c'est le travail de Benicio, ça ), il espère la réconforter dans sa propre foi criblée de plomb. Le vicaire n'oublie pas ce qu'il est : un vicaire. Berger des âmes perdues - bien incapable d'insuffler cette foi qui manque à lui-même. Finalement, il fourre les mains dans ses poches au lieu de montrer patte blanche. " Si tu t'posais la question, c'est jamais trop tard. "

― @MAE MATTHEWS