Le Serpent retint un sourire grimaçant, alors que ses mains replaçaient machinalement les pans de sa cape sombre autour d’elle. Plus elle était dissimulée aux yeux du monde, mieux elle se sentait. C’était pourtant tout le contraire que Cole lui avait demandé d’accomplir. Se faire sa place dans la bonne société de Silverstone afin de lui préparer le terrain et lui permettre de reproduire le stratagème dont ils avaient fait usage envers Penelope, rien que ça. De préférence en filant avec la dot et laissant la mariée derrière eux, cette fois. Leonora n’avait rien de personnel contre la française, bien au contraire. Elle savait apprécier sa personnalité pétillante, pas encore assombrie par la vie, à l’opposé de la sienne. Sa volonté de se faire sa place au sein du clan, quitte à se salir les mains, était également admirable et, pour cette raison, l’arnaqueuse n’était jamais avare de conseils à son égard. Bien sûr, la blonde les négligeait souvent, trop prise dans ses babillages incessants pour entendre véritablement ce qu’on lui confiait. Elle était encore une fois fidèle à ce constat en cet instant. La brigande avait eu le malheur de marcher droit à sa roulotte après son échange avec son époux. Elle était consciente que la faussaire lui serait indispensable dans l’accomplissement de son plan, quels que soient les aléas regrettables qui venaient avec sa compagnie. Elle lui avait donc demandé son aide et la pauvre Penny n’avait pas ménagé sa salive depuis. L’empoisonneuse se demandait fréquemment comment autant d’air pouvait être contenu dans un aussi petit corps. C’était surprenant. Elle l’avait suffisamment côtoyée pour savoir que la seule parade était d’attendre qu’elle s’épuise. Heureusement pour elle, la patience, elle connaissait.

Un silence tomba entre elles et la Borden d'adoption se fit un malin plaisir de le laisser peser un peu plus longtemps que nécessaire. Elle croisa ses bras sur sa poitrine et haussa un sourcil, demandant de son expression muette à la jeune fille si elle était arrivée au terme de ses bavardages. Elle tira finalement une chaise pour s’asseoir auprès de son interlocutrice, laissant plusieurs dizaines de centimètres entre elles. « I – l’accentuation sur ce simple pronom laissait très peu de place à l’interprétation – need to get closer to them. The Rosenbach and all of them. I was hoping you could help me forge the perfect identity. You know, the one that would already belong, being from the right family. As far as the wardrobe goes… I don’t want to waste time on it. So only what is necessary, as quickly as possible. Even the dancing. » Elle humecta pensivement ses lèvres, son regard cherchant à accrocher celui de l’épouse de son chef. « I am used to playing a part, so, it shouldn’t be a problem for me. I only need to learn their rules, you know, to be able to play by them, or at least pretend I am. Then, I will go and spend time with them. Get intel for the clan and set things up so we can move on with the plan. » Comme souvent dans les arnaques des Borden, Leonora était l’éclaireuse. La première à s’aventurer en terrain ennemi afin de l’étudier et de préparer l’arrivée des siens. Elle n’en dirait donc pas plus à la blonde, tout le reste de leur stratagème dépendant de Cole et uniquement de lui.

La jeune femme suivit d’un regard placide les actions de son interlocutrice, le maniérisme de cette dernière ne la désarçonnant pas outre mesure. Il en fallait beaucoup pour la surprendre et encore plus pour que cela affecte son expression. Elle la remercia d’un signe de tête pour la tasse de thé qu’elle lui avait servi, sachant pertinemment que son contenu ne toucherait pas ses lèvres. Tout dans la roulotte de Penelope, du service à thé aux napperons, lui évoquait une maison de poupée. Son hôte elle-même ne dénotait absolument pas dans cette mise en scène, autant par son apparence, que sa toilette et son attitude. La brune ne savait pas si elle était plus admirative ou irritée par cette démonstration de conformisme et de traditionalisme. Elle ne pensait pas que c’était aisé, non, cela lui semblait certain. Elle-même n’aurait pas pu vivre ainsi, du moins pas en dehors d’une pantomime malhonnête pour le bien du gang. Un froncement de son nez trahit sa désapprobation, alors que la française s’entêtait à s’exprimer à grands coups d’un nous totalement inexistant. Finalement, elle suggéra qu’il lui faudrait effectuer des recherches pour lui trouver un alias, ce à quoi le Serpent répondit en tirant un billet de train de sa poche et le posant devant la blonde. Elle serait de toute façon plus à même de le déchiffrer qu’elle. « Cole already took care of it. Meet Elizabeth Kensington, the daughter of a rich merchant from Baton Rouge, who moved back in with her sick father after she was widowed. She is in town to find an estate for them to move permanently to Silverstone. You understand why I need your help now ? » Le ton de la gangster n’avait rien de patronnisant, il était tout ce qu’il y avait de plus factuel et explicatif. La demoiselle face à elle aurait besoin de comprendre tous les enjeux de sa mission pour l’aider au mieux et elle n’avait aucune difficulté à admettre qu’elle était la mieux placée pour lui montrer comment rentrer dans la peau de Lizzie.

Le soupir qui franchit ses lèvres fut plus qu’audible et elle ferma un instant les yeux dans un effort pour rester intelligible devant l’insistance de l’épouse de son chef. Elle était convaincue que Pénélope exagérait l’usage de tous ces mots étranges pour encore plus la désorienter. « I’ll deal with it. Like I always have. Penelope, you happen to have a lot of useful knowledge for this mission. It doesn’t mean you have any idea of what it’s like to play a part, completely different from yourself, for weeks. I do. There is a big difference, and this is why I am going and you’re not. » Les traits fermés de la femme s’adoucirent légèrement devant l’interrogation suivante de son interlocutrice. Ses prunelles trouvèrent les siennes, bien que sa réponse soit des plus télégraphiques. « It is about getting in with the rich. The rest is up to Cole. » Elle ne ferait pas à Penelope l’offense de la croire naïve. Elle savait visiblement tout ce qu’il y avait à savoir et avait été capable de déduire le reste. La seconde n’était pas en position de parler pour son meneur et c’est donc à lui que sa femme devrait poser cette question. Un éclair de frustration fendit les iris de la brune et ce fut avec une animation nouvelle qu’elle s’exprima ensuite. « Cut that out. You’re as much as an idiot as I am fragile and vulnerable. You want to belong here, with us, and I respect that. There is room for you in the gang, you would have never gotten here otherwise. But, now, we need to know we can trust you. We need to know you’re not juste a loose cannon, we’ll have to constantly damage control around. And for that, you need to follow orders, Penelope. Stick with the plan. We are a team, everyone can’t question our every move. We need to move as one, and Cole is the mastermind. Not me, not you, Cole. »

L’empoisonneuse n’était pas née de la dernière pluie. Elle savait lire et interpréter le langage corporel de ses interlocuteurs, bien qu’elle prétende souvent le contraire pour s’acheter le calme et la tranquillité. Cette compétence était indispensable pour exercer son activité d’espionne. Bon nombre de secrets ne se cachaient pas dans les mots, mais dans les attitudes. C’était également un talent utile pour seconder Cole. Le gitan était en effet un adepte des réponses cryptiques, voire monosyllabiques. Elle n’était pas aveugle à l’irritation de la blonde. Pénélope ne semblait pas dotée de sa patience, du moins pas dans un tel contexte. Il fallait dire qu’elles avaient rejoint les Borden dans des contextes diamétralement opposés. Leonora n’avait rien. Sa situation n’aurait pas pu être pire. En lui fournissant une gamelle et un toit, le gang lui avait donné plus que tout ce qu’elle avait rêvé depuis des années. C’était ainsi qu’ils s’étaient offerts sa loyauté inconditionnelle. La française était entrée dans cette famille, et en particulier ce mariage, avec des attentes. Certes, elle avait rapidement déchanté, mais cela ne l’empêchait pas de vouloir plus. Plus que sa vie d’avant. Cette existence antérieure qui n’avait rien à envier aux espoirs de bon nombre des membres du clan. Elle n’était certainement pas consciente de cela et c’était pour cette raison qu’elle semblait si déçue et frustrée de ce qui avait tout simplement ravi la brune lorsqu’elle avait été à sa place.

La femme s’autorisa un souffle soulagé alors que sa camarade lui confirmait qu’elle pourrait composer avec l’identité fournie par son époux. « Glad to hear that. » Elle se doutait que ce ne serait pas si facile. Rien ne l’était jamais avec son hôte. Néanmoins, elle ne pouvait que se satisfaire de la voir accepter ses conditions. Aussi lointain que cela paraisse être pour Pénélope, le Serpent avait confiance en elle. En tout cas en ses capacités. Elle ne voyait sincèrement personne de mieux indiqué pour l’aider à s’approprier le masque d’Elizabeth. La blonde avait pourtant l'air déterminée à ne pas tirer parti de sa valeur et tenter de se positionner sur des sujets qu’elle ne maîtrisait pas encore. « Thank you. » Le remerciement avait été grommelé, mais il était bien présent. La gangster était capable d’apprécier l’assistance de la française dans la préparation de cette mission épineuse. La négation de la demoiselle lui fit lever le regard dans sa direction, mais ce fut finalement un sourire amusé qui se glissa sur ses lèvres. « I have been trying to, you know. Maybe I should have told you clearly, but everything I have ever said to you since you joined us was to help you become the member of the family I know you can be. Scams and all. You’re a valuable asset. As I said before, you wouldn’t be here if we didn’t see that in you. » La brune n’avait aucun intérêt à laisser son interlocutrice se complaire dans son rôle d’épouse décorative. Pas quand elle pouvait devenir une alliée et une camarade sur laquelle compter. Elle était déjà dotée de l’esprit vif utile aux arnaques. Le reste suivrait si elle voulait bien y mettre du sien.

Leonora pondéra un instant les paroles de la française, s’assurant de bien les comprendre et y apporter une réponse appropriée. « You can’t trust us ? Penelope, you’re here. You have a roof over your head, food in your plate and, let’s be honest, you’re treated better than most of us. If we didn’t want you here, you wouldn’t be, this is as simple as that. And if we wanted to get rid of you, we would have done it before. Now, we’re investing time and energy in teaching you our ways, we have been for a bit now. This should account for something. The small fry ? It is your chance to prove yourself. You have to start safe and low, we all have. If you show us that you can pull off small tasks, without complaining or discussing it ? Then, you’ll move up. Only then. » Elle tendit une paume ouverte à la jeune fille, une poignée de main Borden ayant plus de crédit que n’importe quelles paroles. « No need to die. I will teach you what I know. But we will go slow. It is necessary if you want to learn properly. And, of course, you will have to listen, otherwise we won’t go anywhere. And I mean really listen, not just hear whatever it is you want to hear. »

La française ne cherchait absolument pas à le cacher et son langage corporel était plus qu’éloquent : leur arrangement ne lui convenait pas. Leonora autorisa seulement ses yeux à se plisser légèrement. Elle ne comprenait pas. Cela avait quelque chose de rageant, elle qui n’avait pas son pareil pour manipuler n’importe quelle cible. La plupart des gens étaient faciles à lire. Ils aspiraient à la richesse, au respect ou à l’affection, souvent un savant mélange des trois. Les rapprocher de ces pinacles de leur existence, c’était les rendre aussi dociles que des agneaux. Les desseins de Pénélope paraissaient différents. La brune concevait son désir de liberté et d’appartenance et pour cause, elle les partageait depuis bien longtemps. Pour elle, une opportunité de participer à une mission du clan, d’apporter sa pierre à l’édifice autrement qu’en incarnant l’épouse du chef aurait dû ravir son interlocutrice. Ce n’était visiblement pas le cas. C’était assez cocasse. La blonde la blâmait, lui reprochait de se jouer d’elle, alors qu’elle ne pouvait s’en défendre vu leur situation. Pourtant, l’espionne aurait été bien incapable de la pousser à l’action, en dépit de son opinion. Tout simplement parce qu’elle n’avait toujours pas saisi sur quel fil il fallait tirer pour indubitablement convaincre son hôte du soir.

Un souffle à peine audible s’échappa des narines de l’américaine avant qu’elle ne formule une réponse, face aux plaintes qu’elle entendait clairement derrière les paroles doucereuses. « I do hope I won’t need to trick my own gang to work in harmony and get the job done. That would be really tiresome. And frankly, quite pointless. I’d much rather work with people that I trust and who trust me back. » L’ombre d’un sourire se glissa sur ses lippes avant qu’elle ne poursuive. « That saying has a first part, right ? When did I fool you once and start deserving such defiance from you ? » Elle secoua machinalement sa tête. « I am not asking for blind trust, of course not, you should never give that. To anyone. Never stop using that brain of yours. The simple fact that you are doubting my words shows how great you could become at all this. But that is juste a possibilty. For it to be a certainty, you still have a few things to learn. And to learn, you have to sometimes just watch and listen, and bear being sidelined for a bit. »

Une poignée de main et quelques moues trahissant son mécontentement plus tard et voilà que sa nouvelle professeure lui intimait de se lever. L’un des sourcils du Serpent tressauta, alors qu’elle réalisait que Pénélope allait certainement profiter de son apprentissage pour la punir de lui imposer quelque chose qu’elle ne souhaitait pas. Elle se targuait d’une patience et d’une tolérance admirables, il était temps de les mesurer. L’empoisonneuse s’exécuta, sa cape accompagnant son mouvement. Une fois debout, elle fit un pas sur le côté afin de ne pas se tenir trop proche d’un meuble. Elle acquiesça aux propos de sa mentor, n’y voyant rien d’inexact. Son talent était de disparaître, de se rendre le moins mémorable possible. Pour que ses recherches soient un succès, les regards devaient la survoler comme si elle n’était rien de plus qu’une partie du décor. Leonora était douée pour cela. Pour l’inverse, rien n’était moins sûr. Alors que son interlocutrice lui faisait remarquer que sa posture laissait à désirer, elle se redressa machinalement, corrigeant du mieux qu’elle pouvait ce manquement. Encore quelque chose de nouveau pour elle. Se tenir droite signifiait se maintenir dans la ligne de mire de ceux qui la croisaient et c’était en tout point contraire à ses pratiques habituelles.

La peau de la française rentra en contact avec son épiderme et l’arnaqueuse dut se retenir pour ne pas sursauter. Elle n’appréciait pas véritablement le toucher, quel qu’il soit, particulièrement celui des hommes, mais celui des femmes ne trouvait pas beaucoup plus grâce à ses yeux. Une tension dans sa mâchoire fut la seule traîtresse révélatrice de son inconfort. Elizabeth ne pourrait pas glapir à la moindre main sur son épaule, autant s’y préparer dès à présent. La jeune femme relâcha sa nuque, laissant les doigts de sa tortionnaire déterminer la position de sa tête. Elle sembla atteindre une stature trouvant satisfaction aux yeux de la blonde, malgré le malaise dans le bas de son dos qui lui indiquait que celle-ci n’avait rien de naturel pour elle. Sans mouvoir sa tête, les prunelles sombres de la seconde du gang descendirent vers celles de la future matriarche. « If you don’t want to, don’t do it Penelope. I won’t force you. » C’était la vérité. Cole, en revanche, risquait d’être assez insatisfait qu’elle n’ait pas réussi à exploiter la ressource que représentait la jeune fille en face d’elle.

Une pointe piquante sembla se dessiner sur la langue de l’empoisonneuse, lui rappelant les doses de poison qu’elle ingérait avec tant d’assiduité. Pénélope était insatisfaite. La poupée blonde n’avait pas besoin de laisser tomber son masque de perfection pour qu’elle soit capable de le deviner. Les deux femmes se côtoyaient depuis suffisamment longtemps pour avoir appris une ou deux choses l’une à propos de l’autre, malgré leurs personnalités diamétralement opposées. Au-delà de ne pas véritablement comprendre son mécontentement, le Serpent n’était pas certaine de l’accepter. Elle n’oubliait pas que la française avait d’abord était une victime de leurs frasques. Néanmoins, elle ne s’était pas pour autant privée de parader dans son nouveau rôle, revendiquant son appartenance au clan des Borden. Il était aisé de toujours en vouloir plus, et probablement dans la nature profonde de la jeune noble, mais cela était avant tout déplacé envers tous ceux qui avaient littéralement rampé pour avoir le peu qu’ils avaient, elle incluse. Il était tentant pour l’espionne de rappeler à son interlocutrice qu’elle n’était pas la priorité du gang. Que lorsque l’on menait une existence comme la leur, le groupe l’emportait sur l’individu. Et que tant qu’elle n’aurait pas compris cela, elle n’irait nulle part dans sa carrière dans le grand banditisme. This isn’t about you, you know. Ces quelques mots semblaient réchauffer ses lèvres, la suppliant de les laisser s’échapper.

Leonora n’en fit rien. S’il y avait bien quelqu’un qu’elle n’était pas, c’était impulsive et colérique. Cette part d’elle était morte avec tous ses espoirs. Elle était la réflexion, froide et calculée, et émettre cette remarque ne les aurait pas menées bien loin. L’épouse de son chef avait beau s’exécuter avec toute la coopération d’un cheval piaffant, elle s’exécutait tout de même. Cela n’aurait aucun sens d’interrompre leur progrès simplement pour satisfaire une intention purement émotionnelle et amère de sa part. La brune garda donc le silence, comme elle savait si bien le faire. Toutefois, son mutisme n’avait rien de défait et était souvent bien plus bruyant que n’importe quelle envolée éloquente dans laquelle elle aurait pu se lancer. Elle autorisa les doigts graciles de la demoiselle à la traiter comme un poupon qu’elle manipulerait à sa guise, empêchant son regard de se perdre dans le lointain, dans cette échappatoire dans laquelle elle avait appris à fuir à chaque fois qu’elle avait été maltraitée. Cette expérience n’avait rien de comparable avec ce que son passé agité lui avait fait connaître, mais elle ne pouvait s’empêcher d’y trouver de subtiles similitudes.

« It’s not your capability that I’m doubting. » Ces quelques mots avaient déchiré son calme, son ton sonnant comme une évidence, alors que ses iris cherchaient ceux de sa comparse. Elle questionna sa professeure, sans tourner la tête dans sa direction pour autant, tentant désespérément de ne pas ruiner ses efforts. « Do you really think I could bear a corset ? I’ve never worn anything remotely restricting. » Instinctivement, la seconde du clan Borden corrigea, ou du moins essaya de corriger, sa posture dès que le rappel de son instructrice fusa. Les deux gangsters passèrent les instants suivants à s’asseoir et se relever, l’aînée des deux arborant toute la grâce d’un chien boiteux et la conviction que Pénélope était dotée d’une anatomie différente de la sienne grandissant un peu plus à chaque essai. Cette dernière insista pour qu’elle boive le thé, à peine tiède à présent, et Leonora s’y attela, retenant un froncement de nez mécontent. Elle avait suffisamment souvent empoisonné verres et plats pour ne pas apprécier déguster un mets qu’elle ne s’était pas servie elle-même. La future miss Kensington fit le choix de se concentrer sur l’art et la manière de porter la tasse à ses lèvres, plutôt que son contenu.

La blonde l’interrogea, mais le Serpent ne commit pas l’erreur de profiter de cette occasion pour se détendre. Elle fit de son mieux pour maintenir la posture enseignée par son interlocutrice, laissant simplement ses mains se retrouver, posées l’une sur l’autre sur ses genoux. « She’ll definitely still be grieving. I don’t want to bother myself with any kind of courtship. This might change, depending on what is useful for us, but that’s the plan for now. She’ll be a family woman, taking care of her dear father and looking for an estate in the area, for them to live together. The priority is for her not to pose a threat to anyone. She souldn’t be a rival, but the lenient shoulder you can confide into. »

S’il y avait une chose que l’arnaqueuse savait faire, c’était subir. Elle était pratiquement passée experte dans cet art et c’était l’un des secrets de sa fameuse discrétion. La femme n’avait fait que supporter en silence pendant une partie de son existence et il lui semblait parfois que c’était encore le cas aujourd’hui. Alors Pénélope pourrait bien la faire se lever et se rassoir au point que ses os se brisent ou sourire jusqu’aux larmes, ce ne serait rien de bien novateur pour elle. Rien qui la ferait remettre en question sa volonté d’aller au bout de cette mission. Pour les Borden, comme l’intégralité de ce qu’elle faisait. Le Serpent ne pouvait s’empêcher de songer que la blonde se vengeait de sa situation sur elle. Son amertume était flagrante et elle ne serait pas étonnée de la voir raidir un peu plus ses exigences pour la lui faire ressentir. En réalité, cela lui importait peu. Leonora n’était pas à quelques coups près, physiques comme métaphoriques, et elle était bien loin de la limite de ce qu’elle avait appris à supporter.

L’empoisonneuse se contenta d’accepter le commentaire de son instructrice à propos du port du corset d’un faible acquiescement. Elle avait tenté de hocher la tête, avant de se souvenir de l’importance de maintenir sa nuque alignée avec son dos, et son geste d’assentiment s’était donc changé en une oscillation étouffée, qui aurait pu paraître accidentelle. « Almost painless ». La brune était presque curieuse de mesurer elle-même ce que cela signifiait dans la bouche de la française. Était-elle si habituée à cette souffrance silencieuse et constante qu’elle ne la ressentait même plus ? Ou au contraire, avait-elle une définition totalement édulcorée de ce qu’était la douleur physique ? Le Serpent allait bien vite le découvrir. Elle retint une réaction alors que Pénélope affirmait avec toute la confiance du monde que Cole paierait le nécessaire. La voilà, la muraille qui s’érigeait entre elle et le reste du gang, malgré ses efforts pour apparaître comme l’une des leurs. Les privilèges. Le luxe d’avoir la confiance que ses besoins seraient comblés, que ses demandes seraient exécutées, alors que bon nombre d’entre eux avaient déjà eu à supplier pour simplement remplir leurs estomacs.

Malgré la tension qui régnait, la future miss Kensington avait toute confiance en son mentor. Elle la rendrait aussi parfaite que possible et ne mâcherait pas ses mots pour y parvenir. Ce ne serait pas l’affaire d’un soir et elles partageraient bien d’autres moments comme celui-ci avant son départ pour Silverstone. « What will they fear from me and my kindness, if I am clearly not looking for a husband ? » La question était génuine. L’empoisonneuse cherchait à réellement comprendre ce que les bourgeois verraient en elle, ce qu’ils mettraient dans ses intentions, pour mieux jouer son rôle. Elle connaissait très bien l’homme désespéré et ses mécaniques de pensée, mais elle n’aurait pas pu être moins familière avec celui qui était comblé, en tout cas d’apparence. Son expression avait beau ne rien trahir, elle buvait les paroles de la blonde. Au-delà de ses conseils et de son expérience, son interlocutrice était le spécimen parfait de ceux avec qui elle partagerait son quotidien au cours des prochains mois. Plus qu’une camarade avec laquelle elle cherchait à coexister en harmonie, elle était à présent également un échantillon d’élite à étudier en préparation de sa mission.

La demoiselle jeta un regard au miroir désigné par Pénélope. Son reflet la toisa, visiblement peu habitué à être observé. Elle esquissa un sourire faiblard et peu engageant, rien à voir avec l’expression sympathique et respectable que lui avait montrée sa professeure. Ses traits retombèrent bien vite, comme si la moindre esquisse d’une émotion lui coûtait un effort conséquent. Ses iris glissèrent vers son enseignante, lui répondant, non sans une certaine candeur. « The closer to what I already know how to do, the better it will be. Let’s be honest, I won’t be as perfect as you were anyway, not in such a short amount of time. We should do our best and juste make sure I won’t get doors slammed in my face. That is all. » Elle inspira doucement. « Do you think my looks will be a problem ? » La question était dérobée, mais son sujet était évident, de par son ton. La seconde du gang des Borden faisait référence à sa différence incontestable, celle qu’elle ne pouvait cacher malgré ses manipulations, puisqu’elle était imprimée sur son épiderme.

Les yeux de Leonora se plissèrent, trahissant son intérêt extrême envers les mots de son interlocutrice. Le point de vue de la blonde était un aperçu direct de la société dans laquelle elle serait jetée, sans filet, d'ici à quelques semaines et il était primordial qu’elle ait percé à jour ses mécaniques profondes. L’argent n’achetait pas la confiance. Certes, mais il permettait de s’offrir une certaine loyauté, bien qu’éphémère. Tout le monde avait un prix, c’était bien connu. Le Serpent avait souvent vu des allégeances bien vite revues au profit de quelques transactions soigneusement choisies. Elle acquiesça tout de même, appréciant d’entendre le raisonnement de sa mentor. L’argent ne détenait probablement pas le même pouvoir de persuasion dans un environnement où il coulait à flots que dans les cercles que l'empoisonneuse avait l’habitude de fréquenter. Les sommes dont il était question n’étaient certainement pas comparables non plus. L’autre denrée rare pour le commun des mortels était la sécurité. L’assurance d’une protection pour soi et les siens. Un arrangement généralement ardu à honorer, mais dont la valeur pouvait exploser si le parti fournisseur faisait ses preuves. Le cours d’une telle promesse chutait-il dramatiquement au sein des communautés bourgeoises ? Avaient-ils peur pour eux ? Possiblement plutôt pour leurs possessions et leurs richesses. Autant d’hypothèses que la brune n’aurait plus qu’à explorer une fois qu’elle aurait revêtu le rôle d’Elizabeth. Elle se contenta de renchérir sur les paroles de Pénélope, non sans une certaine malice. « Good thing those are right up my alley then. »

Lui rappeler son rôle au sein du gang n’était pas le meilleur moyen d’adoucir la française, mais l’empoisonneuse ne s’était pas encore résolue à s’adonner à tant de faussetés auprès d’une de ses camarades. Elle ne saisissait toujours pas ce qu’il y avait de si peu convaincant et insatisfaisant dans ce que lui offrait Cole, et par extension l’ensemble des Borden. L’interrogation de son hôte fronça un peu plus son front et elle se retint in extremis de se pencher en avant et ruiner sa posture sous le joug de la réflexion. L’arnaqueuse ne formulait pas d’opposition au fait d’évoquer son parcours et son passé, bien qu’elle élude le plus souvent les passages les plus sombres. Ce qui la prenait de cours, en revanche, c’était que son interlocutrice la questionne elle-même sur ce sujet. Depuis le début de leur échange, et même avant celui-ci, Leonora avait brandi son expérience personnelle comme un étendard écarlate, afin de démontrer à la blonde que son traitement au sein du clan n’avait rien d’injuste. Elle ne s’était pas attendue à ce que Pénélope vienne elle-même l’inspecter de plus près. Elle inspira, veillant toujours à maintenir un semblant du décorum qui venait de lui être inculqué. « No, I wasn’t born a Borden. Well, yes, of course. You know Cole. He isn’t someone to let just anyone in on his schemes. I had to prove myself useful and I started as a pickpocket. Then, we figured we could put my discretion to better use. And the fact that I am not white certainly helped with the disappearing thing, so no one had any complaints. But it took years before I could even think of having a seat at the table. » Ses iris sombres trouvèrent ceux de sa camarade, une intensité palpable en leur sein alors qu’elle tentait une nouvelle fois de transmettre son message. « Most of us came from nothing. A hot meal and more protection than we could ever have on our own, it was enough. Enough for us to accept any task, no questions asked. There was no greed or even ambition, not when you come from empty stomachs and constant fear. »

La française parut acquiescer à ses explications et la brune réprima un sourire satisfait. Pénélope avait le don de la faire douter de ses talents. Auprès d’elle, elle avait l’impression de perdre la main et l’inefficacité de ses minauderies était flagrante. Cela était d’autant plus inquiétant puisque ses prochaines victimes seraient probablement taillées du même bois que la blonde. Alors parvenir un tant soit peu à l’atteindre lui apportait une réassurance non négligeable. Ça et voir que Cole peinait également à faire entendre raison à sa jeune épouse. Elle n’était pas la seule à se heurter à la fermeté de la bourgeoise. « Yes, I guess that’s why… We had nothing to lose. Things could only get better for us… You left things behind. » Ce bref échange avait beau apporter un éclairage bienvenu sur la position perçue comme si ingrate de son interlocutrice, le Serpent y reconnut avant tout une posture qu’elle pressentait depuis longtemps. Pénélope essayait toujours de donner un sens aux évènements qui l’avaient menée dans cette situation. Elle s’exprimait comme si elle avait fait un choix conscient et éclairé, mettant de côté la tromperie dont elle avait été la victime. Sa fierté ne lui permettait-elle pas de reconnaître l’outrage dont elle avait fait l’objet et la contraignait-elle à se persuader qu’elle avait en grande partie agi de son propre chef ? Certes, la demoiselle, une fois la supercherie révélée, aurait pu tourner les talons et se séparer du gang qui s’était joué d’elle, mais, ses circonstances n’auraient été que pires après une telle décision. Leonora était prête à entendre qu’aujourd’hui, en toute connaissance de cause, la française choisissait les Borden, et encore, elle n’était pas certaine qu’elle la croirait. Toutefois, prétendre que la genèse de sa relation avec eux était autre chose qu’un fourvoiement de sa part et une exploitation vénale de ses aspirations de la leur était une déformation pure et simple de la réalité.

Comme bien souvent, l’espionne fit le choix du silence. Elle n’était pas une partisane de la vérité au point de mettre en danger sa relation déjà ténue avec son interlocutrice pour rétablir les faits. Que la blonde se berce d’affirmations qui lui permettraient de trouver le sommeil et soutenir le clan pendant ses journées, cela lui conviendrait. Sa tête s’abaissa légèrement, tranchant sa posture jusque-là proche de ce que sa mentor lui avait inculqué. Ses iris papillonnèrent un instant en direction de cette dernière, avec toute la prudence d’un enfant qui s'attendait à des remontrances, alors qu’elle corrigeait ce défaut du mieux qu’elle pouvait. Elle ne réagit ni à l’admission d’ignorance de la bourgeoise, ni à sa mention de la position fermée du sud sur le sujet. Pénélope semblait s’attendre à ce qu’elle ait une opinion plus formée que la sienne dans ce domaine, mais ce n’était pourtant pas le cas. L’empoisonneuse se sentait extrêmement éloignée de cette part malgré tout flagrante de son identité. Les gens qui lui ressemblaient étaient rares dans son entourage et son appartenance inconditionnelle aux Borden avait lavé jusqu’à cette différence la concernant. Certes, il y avait toujours des regards en coin et quelques mots choisis pour lui faire ressentir que sa couleur de peau était un sujet de conversation. Néanmoins, il était aisé de mettre tout cela sur le compte de son activité de vile criminelle. Un peu plus ou un peu moins, elle n’y voyait pas vraiment d’écart. L’espoir nourrit par sa camarade lui arracha tout de même un rire amer, alors qu’elle saisissait la tasse qu’elle lui tendait. « I have no pretension or intention of changing anyone’s view on that matter, Pénélope. And I’m not sure I share your hope that it is even possible. I only want to do what’s best for the gang. Nothing else. » En quelques mots, l’américaine d’adoption avec su rappeler sa raison d’être, l’essence même de son existence. Par et pour les Borden. Elle but une gorgée, concluant leur conversation avec une certain amusement. « I guess you’ll see a lot of me in the coming days. I will do my best to learn as much as I can, as quickly as possible. »