Le grand-père Beaver, que l’on appelle aussi Harold, a bâti la ville d’Imogen de ses propres mains. Toute la famille adhère à cette mythologie autour du fondateur de la scierie dont ils sont les héritiers et qui les a rendu riches mais aussi respectés. Harold a grandi dans la forêt acquise par ses aïeuls, les chaussures toujours pleines de terre, les siestes dans la mousse violette et la chasse qui ne s’arrête jamais à l’intérieur des allées de pins silencieuses. Il partait dans les bois au beau milieu de la nuit en se faufilant par la fenêtre de sa chambre et revenait à l’aurore pour s’écrouler de sommeil tout boueux sur la belle méridienne de la mère.
« Attention ! Barrez-vous ! » Sa voix rauque éclate dans la forêt jaune. Le soleil commence à dessécher les aiguilles de pins et le sol craque sous les pieds des ouvriers. Ils ont le front dégoulinants et la figure rouge. Joseph, le bûcheron d’1m95 aussi robuste qu’un érable, lâche sa hache et se recule pile à temps : l’énorme tronc s’affaisse en avant. Harold se protège les yeux contre des éclats de bois (il a déjà vu un type s’en prendre un).
La place du contremaître consiste à avertir les gars en bas que l’arbre va tomber. Eux, en levant la tête, doivent estimer quand et où précisément le géant va s’effondrer et courir dans la bonne direction.
Le tronc reste quelques secondes suspendu à mi-parcours, comme penché sur les autres arbres, avant de briser les dernières branches qui obstruaient sa chute et s’écrouler dans une grande vibration sonore. Harold se penche en avant, les mains sur les genoux, pour reprendre son souffle. Ça fait bien 5h qu’ils scient. Les cordes qu’il a dû installer à des hauteurs inatteignables ont craqués sous le poids de l’arbre et pendent dans le vide.
Un autre cri ne tarde pas à répondre au dernier souffle d’un colosse peut-être centenaire. Harold relève la tête, s’éponge les yeux sur son avant-bras et lève la tête vers Joseph.
« Samuel est dessous ! » Harold crache par terre et remonte ses manches. Les deux bûcherons dévalent la pente en courant et retrouve leurs ouvriers sains et sauf à l’exception de Samuel, coincé à mi-parcours et agonisant sous le poids indéplaçable du tronc venu mourir sur ses jambes.
« C’est pas possible... » Le contremaître n’a même pas le temps de fumer ou de boire un coup de flotte, la scie doit resservir.
Après cette matinée épuisante, Mrs Beaver fait servir à Harold son déjeuner dans la cuisine. Assis tout seul au bout de la table vide, pas une âme pour le réconforter ou lui battre les oreilles, c’est exactement ce qu’il lui fallait. Il se sert une tasse de café, se penche en avant pour saisir le pain et le couteau, la tête encore pleine du pauvre Lionel gesticulant sans arriver à soulever son torse pendant que les gars le retenait pour l’ablation. Ce n’est pas la première fois qu’Harold assiste à ce genre d’accident, il a lui même failli y passer souvent. Mais Lionel travaillait ici depuis quatorze ans. En mordant sa tartine, il sentirait presque encore cette odeur de sang et de bois coupé.
« Merde, putain... » Il lâche le pain beurré sur ses genoux et en décollant son quatre-heure de son jean, constate qu’il y a bel et bien du sang sur la croûte et sur ses doigts.
« Bordel. » En se levant il fait presque tomber sa chaise et attrape un torchon propre suspendu au mur pour essuyer sa chemise et ses bras tâchés de sang et son pantalon plein de beurre. Les frottements répétés ne suffisent qu’à étaler davantage. Harold abandonne en jetant le linge par terre et se dirige vers l’extérieur pour se rincer la tête directement dans les bidons d’eau de pluie.
En rentrant par la porte principale, il traverse le salon et tombe nez à nez avec Mrs Beaver en charmante compagnie. La dame pousse un hurlement.
« Harold ! Tout ce sang ! Tu es blessé… ? » Sa fureur semble retomber d'un coup.
« Mais non. C’est l’accident. Tu ne t’es toujours pas changé. » La dame se tourne vers le jeune-homme qui l’accompagne, qu’elle introduit comme
« Mr Claret, de Silverstone. Le tailleur. » Puis :
« Mr Claret, mon fils, Harold Beaver. Couvert de sang. » Harold dévisage Claret et, plutôt que de les laisser là de leurs réunion chiffon, il se laisse tomber dans un des fauteuils puis commence à se rouler une cigarette. Habituée à ce spectacle bizarre, Mrs Beaver reprend le descriptif de sa commande auprès du tailleur sans se soucier davantage de la présence d’un sauvageon parmi eux. Harold ne dit rien, fume sa clope les pieds posés sur la table basse en se servant un thé avec le service qu'on a sorti juste pour recevoir. Il se penche pour attraper la carte de Claret qu’il aperçoit posé sur une commode. Il la lit, la retourne, la repose. Leur conversation dure longtemps, les Beaver ont les moyens et donc les besoins de se rhabiller tous les hivers. Surtout les bonnes femmes.
Quand Mrs Beaver se lève pour aller chercher sa petite fille et la présenter, Harold profite de ce cours volet de tranquillité pour s’adresser directement au bouffon bien peigné qui sirote le meilleur thé dans sa maison.
« On est partis du mauvais pied. Harold Beaver. » Il écrase sa dernière cigarette dans une tasse et tend le bras pour lui serrer la main.
« Vous voulez que je vous raconte pourquoi ma chemise est dans cet état ? » Ils n’ont le temps de parler que quelques minutes mais Harold sait se montrer charmant et humble malgré ce qu’il décrit. Un peu plus vulnérable quand il mime l’incident tout en s’excusant de décrire les pires détails. Il ne parle que de lui, ne pose pas de question, ses yeux bleus vont de Meredith à ses chaussures cirées, aux siennes qui sont solides mais abîmées. Il laisse quelques silences. Heureusement, le tailleur n’est pas un crétin, il capte les allusions, il reconnaît que le regard insistant d’Harold est une question. De manière codé, comme on le fait à cette époque, Meredith lui fait entendre discrètement qu’il a compris.
Dès le retour des dames, Harold se lève et les laisse. Aussi court eut-été leur échange, Harold se sent récompensé de ses efforts au travail. On ne rencontre pas si souvent que ça des types loquaces.
En redescendant les pentes de la pinède, il se remémore le nom de l’atelier à Silverstone.
***
La famille séjourne à l’hôtel pour quelques jours. De sa fenêtre, Harold peut voir le local à bois de Silverstone où sont entreposés toutes les livraisons de la scierie pour être transformé à nouveau.
Il fait une chaleur abominable ici, privé de l’ombre des arbres, au milieu des plaines désertiques. Il partage la chambre avec son frère, comme deux gamins, mais celui-ci est en repérage et peut-être même déjà au bordel. Harold pince les cordes d’une vieille guitare, affalé sur son lit. Le mégot de sa clope lui tombe de la bouche alors qu’il s’endormait et il se redresse d'un coup mais trop tard, la cendre brûlante perce un trou sur sa chemise et il se brûle les doigts en essayant de l'épousseter. Il grogne, se relève, s’approche de la fenêtre en fouillant ses poches pour rouler une nouvelle cigarette. En arrachant un morceau de carton, il redécouvre la carte du tailleur. Il l’a gardé dans son tabac ces dernières semaines.
Les escapades nocturnes ne sont pas les mêmes en ville que dans la forêt. Devenu plus grand, il ne faisait pas le mur uniquement pour chasser mais aussi pour retrouver un type de temps en temps. Il devait traverser une rivière pour le rejoindre. L’adresse de Meredith Claret s’offre plus facilement, en pleine rue, sous une énorme devanture.
Pas une lumière à l’intérieur. Silverstone se couche tard mais les honnêtes gens ferment boutique à dix huit heures. Il essaie de tourner la poignée sans se soucier des passants qui continuent d’affluer aux horaires des saloons. Fermé, la porte, évidemment. Harold se retourne vers la rue. Il n’aime pas aller au bordel, il n’aime pas spécialement payer ni attraper des punaises de lit. Il n'aime pas beaucoup les institutions.
Les fenêtres ouvertes laissent rentrer la brise d’été dans la maison. Harold n’a qu’à les enjamber. Dans l’obscurité, il traverse des pièces qui lui semblent encombrées, se heurte à une table et renverse un lot d’épingles. Sa main rencontre un objet auquel il n’est pas si habitué : l’interrupteur. La lumière s’allume enfin.
Fasciné un instant par le miracle de l’électricité, Harold oublie qu’il est rentré par effraction et se tourne vers la source d’un cliquetis qu’il entend dans son dos.
« Mr Claret ! C’est moi, Harold Beaver... » Il fouille sa poche pour retrouver la carte froissé et jaunie de l’atelier.
« Je suis dans la région, j’ai amené une bouteille. » L’effroi qu’il a vu passer sur le visage de ce jeune-homme si sûr de lui au moment de leur rencontre le fait sourire à travers une mine un peu gênée, comme si toute cette situation n’était qu ‘un hasard cocasse.
« Tu ne te souviens pas ? Imogen, la chemise pleine de sang, ... »