Il s’agissait d’une tâche de domestique. Se rendre dans le centre de Silverstone pour recouvrer les nouvelles toilettes de Joséphine n’avait rien d’une besogne qui incomberait à l’aîné et l’héritier d’une bonne famille. En d’autres circonstances, Peter se serait offusqué qu’on puisse ne serait-ce que suggérer qu’il accepte de s’abaisser à cela. Il avait pourtant bien accepté. Il devait admettre qu’il en arrivait à se lancer dans des démarches risquées pour son image et son statut. La non-reconnaissance de sa place prépondérante sur le testament familial le rendait un peu plus désespéré chaque jour et c’est pour cette raison qu’il en arrivait à de telles extrémités pour s’offrir la sympathie de son oncle. Au point de collecter lui-même les robes neuves de sa fille adoptive. Enfin, de toute manière il avait à faire en ville et Josie serait probablement ravie de voir que sa garde-robe s’était agrandie. Une part du brun se sentait coupable envers elle. La pauvre demoiselle n’était une menace pour personne, lui compris, mais elle se trouvait traitée comme telle à cause de l’audace de son frère adoptif. Son insistance pour l’encourager à trouver un époux et faire une union honorable était sa manière de s’assurer qu’elle ne manquerait de rien, quelle que soit l’issue de la lutte intestine des hommes Oakley. Elle ne méritait pas de faire les frais du mauvais jugement de son père et de l’avidité de son frère, surtout quand sa seule faute avait été d’être adoptée dans cette famille, même pas d’y voir le jour.

L’homme poussa rapidement la porte de la boutique Fanfreluches, soucieux d’être surpris en ces lieux, d’autant plus seul. Un accent irlandais à couper au couteau répondit à son entrée et il se surprit à rester interdit un instant. Cette prononciation lui était familière, bien qu’il ne l’ait pas entendue depuis plusieurs années. Peter se reprit bien vite. Ce n’étaient pas les celtes qui manquaient à Silverstone et il doutait d’avoir connu la seule gaélique de la région. Ce fut pourtant un faciès et une chevelure blonde bien coutumiers qui apparurent face à lui et il resta coi, ses lèvres entrouvertes. Le moment lui sembla durer bien trop longtemps pour sa dignité et sa bouche daigna finalement se refermer, feignant l’innocence. L’américain ne se sentit pas aussi compétent en cela que celle qui lui faisait face, déjà occupée à lui adresser le discours vendeur habituel. Il s’ébroua presque physiquement, la nature première de sa relation avec Nancy et son statut se rappelant à lui. Il avait fait le choix de ne pas revenir vers elle à son retour de New York et elle agissait simplement en conséquences. « I am here to retrieve a few dresses, for miss Joséphine Oakley. » Ses iris s’arrêtèrent un peu trop longtemps dans les orbes de la couturière et il s’entendit émettre une précision superflue en tout point. « My cousin, I mean, sister. » La dernière fois qu’ils avaient réellement communiqués, l’adolescent qu’il était alors était encore enfant unique. L’existence avait décidément une façon bien fascinante et mystérieuse de suivre son cours, cette rencontre inopinée en était une énième preuve.

Peter est conscient qu’il ne sait pas grand-chose. Contrairement à ce que toute la bonne société voudrait laisser croire, il comprend qu’une grande partie de son éducation vient d’ouvrages aussi biaisés que datés et, si son séjour à New York lui a bien appris une chose, c’est qu’il ne connait pas grand-chose du monde. C’est certainement pour cette raison qu’il est aussi inquiet à l’idée d’être privé de la fortune familiale. Lorsqu’il n’aura plus le giron protecteur de l’argent, son ignorance et ses fades pantomimes pour la masquer lui seront assurément bien moins facilement pardonnées. Ce qu’il sait, en revanche, c’est que croiser la route d’une femme galante qu’il a eu fréquenté par le passé, bien des années plus tôt, ne devrait pas le mettre dans un tel émoi. Le brun se trouve contraint de croiser ses mains dans son dos pour s’assurer de ne pas tirer sur son col qui lui paraît soudain bien étriqué. La blonde, elle, ne semble définitivement pas troublée par sa présence, l’invitant à la suivre avec un pépiement gai. L’aîné Oakley se gratifie de quelques secondes pour se ressaisir, observant avec attention les extrémités de ses chaussures et secouant sa tête de gauche à droite, avant de se diriger à la suite de la jeune vendeuse, la rattrapant en quelques enjambées.

C’est non sans une certaine fierté que Nancy lui présente les tenues qui ont été réalisées spécifiquement pour Joséphine. L’homme se contente d’un sourire placide, plus impressionné par l’enthousiasme débordant de son interlocutrice que la qualité des toilettes sur lesquelles il pose à peine un regard. Pour peu que le vêtement soit entier, il ne saurait distinguer un ouvrage médiocre d’un travail d’orfèvre de toute manière. « Perfect. I will just ask my valet to come and take them to our stagecoach. » Peter gesticule vaguement en direction de la porte de la boutique, sans se mettre en mouvement pour autant. Il fuit les diligences comme la peste, mais ce n’est pas exactement chose aisée que de transporter trois toilettes complètes à cheval, en tout cas sans les endommager.

L’irlandaise lui précise que le tailleur confectionne également des tenues pour homme et il prend véritablement le temps de réfléchir à cette suggestion, un rire soufflé lui échappant néanmoins devant le choix de mots de sa vieille connaissance. « I usually go to our family’s tailor, but I will think about it. Some change can’t hurt, I guess, especially in fashion. » Il n’avait jamais eu de remarque désobligeante sur ses costumes, mais qui sait, peut-être que Monsieur Claret était un véritable faiseur de miracles et que son talent était tout ce qu’il lui manquait pour finalement trouver son épouse. Le brun humecte ses lèvres, son regard cherchant à accrocher celui de la blonde, malgré le sursaut qu’une telle occurrence provoque dans son estomac. « Have you been working here for long, Nancy ? »

L’homme s’empressa d’agiter ses mains devant lui, avec une hâte bien indigne de son statut. « Don’t worry about it, it is what he has been hired for. » La fonction que la jeune femme occupait à présent la cantonnait certainement au service au sein de la boutique et il ne tenait pas à la voir jouer les domestiques lorsque cela n’était pas nécessaire. Le brun ne doutait pas que si l’irlandaise s’en faisait l’habitude, elle se trouverait bien vite à faire office de valet pour toutes les clientes du tailleur et il ne souhaitait pas à être la première occurrence à avoir mené à une telle situation. Les paroles de la blonde lui arrachèrent un nouveau rire étouffé, moins volontaire cette fois-ci. La malice brilla dans ses iris, malgré son inconfort évident, et il ne put s’empêcher de pencher légèrement son crâne sur le côté. « Are you calling my current suits bland ? » Une fois sa plaisanterie prononcée, l’américain ne s’attarda pas inutilement et reprit son sérieux, ne tenant pas à torturer la vendeuse. « But I guess you are not wrong. If the Rosenbach get dressed here, this means this is the new norm. » Il grava dans son esprit de faire appel à Monsieur Claret pour ses prochains costumes, même si cela impliquait de croiser de nouveau la route de Nancy. Étrangement, ce constat n’éveillait pas chez lui la gêne que l’on aurait pu supposer aux vues de son état quelques minutes plus tôt. Son corps et son esprit retombaient déjà dans une familiarité confortable et chaleureuse, comme si quelques banalités étaient tout ce qu’il avait fallu pour que la présence de la demoiselle redevienne une habitude.

Prononcer son prénom picota l’extrémité de sa langue, ce mot unique ayant tout le goût d'un propos des plus tabous. « Is it better ? » Cette interrogation était d’une stupidité navrante. Malgré son éducation dorée, il était bien conscient qu’il était difficile de faire pires conditions que celles dans lesquelles il avait fréquenté l’irlandaise. Néanmoins, il ressentait le besoin de l’entendre de ses lèvres, d’obtenir une sorte de confirmation de sa part. Il se racla la gorge et décocha une nouvelle question, soucieux de faire oublier sa gaucherie. « Are you thinking about becoming a tailor yourself at some point ? » Ce fut au tour de Nancy de le questionner sur sa situation actuelle et il dut mordre un sourire à l’idée de se voir échanger des nouvelles avec elle, tels deux vieux amis dont les chemins se seraient momentanément éloignés. « Yes, yes I was. I joined my uncle and his family after… After I was left alone here. New York is very different. Everything seems to be moving so much faster… I am not sure I liked it. But at least I started working with my uncle in his investment business, so that was a progress… Oh no, we’re back, back. All of us, my uncle, my aunt and my cousins. I believe my uncle felt it could be beneficial for us to go back to our roots. »