#1. Enfant d’une mère et seulement d’une mère, elle avait rapidement renié l’existence même de son géniteur, qu’elle affublait volontiers de tous les surnoms les moins flatteurs ; liste interminable qu’elle avait commencé à peaufiner dès qu’elle avait eu l’âge de comprendre son geste et de s’en outrer. Elle avait assez vite appris, en remarquant sa figure maternelle débordée par son frère et elle, à se faire petite et à se débrouiller. À vouloir aider à sa façon, en ne demandant jamais d’aide pour elle-même. Il était assez difficile de connaître réellement l’origine de son comportement, cependant, puisque, doucement, au fil du temps, elle avait conservé l’habitude de vouloir tout faire elle-même. Elle donnait ainsi de nombreux coups de main à sa mère, mais, en dehors de sa famille, elle semblait ne faire confiance à personne. Elle n’acceptait jamais qu’on la laisse se reposer, elle n’acceptait que rarement de déléguer et détestait la plupart du temps travailler en équipe avec ses camarades, à l’école.
Le temps et la maturité lui permirent d’accepter de partager les tâches, surtout lorsqu’elle se retrouva seule à la maison et lorsqu’elle s’engagea dans le domaine de la santé. Malgré son évolution, malgré sa progression, malgré le temps qui lui avait peu à peu redonné la raison, l’orgueil lui restait et, dans ses projets, elle cherchait la perfection. Même si elle acceptait désormais l’aide des autres -du moins, dans certains contextes- sa confiance demeurait bien trop difficile à gagner.
#2. La mort de sa mère, alors qu’elle n’était qu’à l’aube de son adolescence, l’avait affectée. Profondément. Elle avait perdu l’un de ses piliers, alors qu’elle atteignait les neuf ans, alors qu’elle en aurait eu besoin, cruellement besoin. Elle ne comprenait même pas encore le monde et avait vu le Deuil se dresser en obstacle devant elle, en une paroi menaçante, sans issue. Elle s’était réfugiée auprès de son frère, comme elle l’avait pu, trouvant du réconfort en sa présence malgré les quelques querelles qui teintaient leur relation de chaos.
Il était là et c’était déjà bien.
Il était là et c’était tout ce qui comptait.
Allison ne comprenait pas entièrement ce qu’il faisait pour leur survie. Elle y voyait un sacrifice, elle sentait qu’il avait fini par dépasser certaines limites de la légalité. Elle avait eu l’impression qu’il avait laissé une part de lui-même derrière, qu’il ne serait plus jamais le même et s’en était inquiétée. En avait même ressenti, parfois, à bout de souffle, un peu de culpabilité que l'inéluctable avait vite balayé.
Ils étaient seuls, désormais, et ils n’avaient pas le choix.
#3. L’Abandon. Le pire de ses démons. Celui qui hantait ses nuits, celui qui la prenait aux tripes et la terrorisait.
Peur viscérale.
Elle l’avait ressenti, longuement, quand elle avait repensé à son père, avant de se mettre à le haïr pour ne pas souffrir.
Elle l’avait ressenti, à la fin de son adolescence, lorsque son aîné avait quitté le nid. La solitude s’était doucement immiscée dans le silence de la maison, dont elle était désormais la seule âme. Allison, qui l’avait toujours appréciée, se surpris à la maudire certains jours. Elle qui avait été la première à clamer qu’elle serait enfin paisible, soulagée de la présence de son frère, apaisée par l’absence de tout différend, avait trouvé, par moments, le silence bien pesant. La cadette n’en avait pourtant jamais voulu à son adelphe. Pas
réellement du moins. Même si elle doutait fortement de ses choix de vie, du domaine dans lequel il s’était investit, et qu’elle se faisait un plaisir de lui dire au visage, même si les derniers moments ensemble avaient été passés majoritairement dans le froid des désaccords, elle pouvait en comprendre une -bien maigre- partie. Elle imaginait ce que c’était que de voir une occasion en or et de ressentir l’envie, le besoin, de la saisir. Et son déménagement était, dans un certain sens… la meilleure occasion de tous ses mauvais choix. Quelque chose qu’il ne pouvait pas rater, une suite logique qui pouvait ne plus se représenter.
Pour se divertir, elle avait cherché à sympathiser avec de nombreuses personnes dans leur petite ville. Elle en avait découvert un peu plus sur eux, était tombée sur des gens merveilleux. Et pourtant, chaque fois qu’elle commençait à s’attacher, à ressentir une certaine affection, elle trouvait une façon de s’en aller, de disparaître, de s’éclipser. Ou elle établissait une certaine limite qu’elle ne pouvait plus dépasser. Pour éviter qu’on ne la délaisse, pour éviter qu’on ne l’abandonne. L’humour était souvent une arme pour conserver les liens qu’elle avait créés sans pour autant avoir à continuer de s’engager. Elle avait des amis sans en avoir réellement. Beaucoup de connaissances, presque toujours positives, mais elle n’arrivait jamais à savoir lesquelles étaient vraiment proches, vraiment intimes. Et pour éviter qu’on ne la déçoive, elle les gardait à un stade de connaissances positives.
#4. En réalité, Allison avait beau craindre l’abandon et créer des barrières autour d’elle pour assurer sa protection, il était humainement impossible de n’avoir que des liens superficiels sans se sentir seule, affreusement seule. Et il était humainement impossible de choisir de ne jamais s’attacher.
Au fil de ses errances auprès de ses semblables, elle avait bien créé quelques liens un peu plus significatifs, un peu plus forts.
En l’absence de son frère, elle s’était rapprochée de son cousin et avait créé un lien assez fort avec lui. Il en était presque devenu son second frangin et leur relation était quand même un peu plus paisible, moins mouvementée. Il avait sa place à part entière auprès d’Allison, comme son frère de sang avait toujours la sienne. Leurs deux relations étant trop différentes pour empiéter l’une sur l’autre. Un fleuve tranquille, un havre de paix et une aventure, un chemin d’embûches enivrantes.
Quand elle ne traînait pas avec lui, ou quand elle ne restait pas seule avec ses livres, elle passait du temps à revisiter son propre village, à redécouvrir ses habitants.
Au fond d’elle, elle était probablement en train de se chercher, un peu désespérément, une occupation. De quoi faire passer le temps.
Elle avait fini par donner un coup de main à divers commerces d’Imogen. Pour avoir quelque chose à faire, mais aussi un peu d’argent. Au fil du temps, elle avait eu ses endroits de prédilections, mais, après avoir passé aussi beaucoup de temps à filer un coup de main aux couturiers, elle avait fini par s’arrêter auprès de la sage-femme. À force d’heures à contribuer à son travail, à force d’heures à l’aider, l’idée d’un apprentissage s’était mis à lui effleurer l’esprit, tout naturellement. Pour la seconder adéquatement, même dans des tâches simplissimes, elle avait peu à peu acquis une légère base qu’elle songeait à perfectionner, faire évoluer.
Elle avait appris à lui faire confiance, au fil du temps. Elle aussi était devenue l’une de ses proches, à force d’efforts et de patience. Une sorte de tante ou de mère de coeur.
Et Allison avait eu quelquefois l’occasion de discuter avec ses clientes. De devenir, le temps d’un instant, une confidente, une oreille attentive.
Surtout, elle l’avait vu, elle, travailler. De nombreuses fois. Elle ne faisait pas que s’assurer que les accouchements se déroulaient bien. Elle était une présence rassurante, elle s’occupait de quelques problèmes de santé et veillait, du mieux qu’elle le pouvait, au bien-être mental de ces dames.
Allison lui portait une admiration viscérale, l’enfant en elle, privé de figure maternelle, la voyait comme le parfait modèle et guérissait, doucement, à ses côtés.
#5. Allison aurait à mériter la confiance de son village, pour devenir sage-femme. Elle était jeune et sans enfant, contrairement à la plupart d’entre elles. Mais elle était connue, sa famille était à Imogen depuis longtemps. Et, surtout, la Mère, leur bien-aimée accoucheuse l’avait prise sous son aile. Elle en avait fait son apprentie, démontrant une certaine confiance en la jeune femme qu’elle était.
Et Allison était déterminée, acharnée, elle mettait toute son énergie pour réussir, pour progresser.
Sa formation avait été un peu plus longue que la plupart. Probablement pour la sécuriser
elle, quant à ses capacités, mais aussi pour rassurer sa future clientèle. Pour prouver qu’elle était prête à s’engager, qu’elle serait compétente malgré sa jeunesse et même si elle n’avait jamais porté elle-même l’enfant.
Elle avait appris à soigner les douleurs, à surveiller l’accouchement et à tout faire pour qu’il se déroule le mieux possible. Mais elle avait aussi appris à soutenir les mères du village, autant lors de la naissance et après celle-ci que dans leur vie quotidienne. Elle était rapidement devenue leur confidente, leur femme à tout faire. Elle informait aussi les plus jeunes du mieux qu’elle le pouvait et elle essayait de leur apporter réconfort et affection.
La gamine nullipare était peu à peu devenue la mère des mères, la mère des femmes, de sa petite ville.
#6. Une partie d’elle voudrait continuer à apprendre, de se perfectionner dans le domaine de la santé. Si elle avait eu les moyens, elle aussi, aurait sans doute quitté Imogen. Pour mieux y revenir. Pour la faire bénéficier des compétences qu’elle aurait acquises ailleurs. Elle aurait été curieuse de s’investir dans une formation de médecin. Mais ses envies n’étaient que chimères… Souvent parce qu’elle s’imaginait elle-même des excuses qui auraient été faciles à surmonter. Le manque d’argent. Le désir de rester auprès des femmes qu’elle aidait dans sa contrée. Peut-être avait-elle peur de l’inconnu, en réalité. Autant de voir un endroit nouveau que de devenir une personne nouvelle.
#7. Elle s’était faite elle-même une réputation de femme inaccessible, immariable. L’une de celle que l’on ne pourrait jamais épouser ou que l’on ne devrait jamais épouser.
Sa tendresse avec ses clientes laissait rêveur. On l’avait, quelques fois, imaginée aux côtés d’un homme, aux côtés de soi, attentive, compréhensive et douce, comme elle pouvait l’être lorsque son empathie étreignait affectueusement les dames qu’elle traitait.
Mais la réalité était différente.
Elle était difficile d’approche, elle ne s’ouvrait pas facilement. Pas
comme ça. Elle sympathisant, elle était amicale.. Mais, souvent cela s’arrêtait là.
À vrai dire, la gente masculine ne l’intéressait pas vraiment et finissait, en général, par devenir de simples relations amicales. Quelques fois, pour taire une rumeur ou faire plaisir à quelqu’un, elle avait essayé. D’apprendre à connaître un prétendant, de lui accorder un peu de temps. Mais jamais elle n’avait eu de réels sentiments.
Puisqu’il ne lui restait plus beaucoup de famille, elle n’avait, heureusement, pas de pression quant à la nécessité d’une quelconque union. Elle n’avait que quelques regards scrutateurs, de certains gens, à certains moments.
#8. Clyde. Quand Il était revenu, elle avait eu du mal à y croire. Elle n’avait su comment réagir. Elle avait commencé à apprendre à vivre sans lui, à créer son propre avenir et à faire avec son absence. Son retour lui avait fait l’effet d’une bombe. Les émotions s’étaient mélangées, avaient formé un fouillis insupportable et son caractère de feu en avait fait un cocktail explosif.
La colère, comme l'humour, était une merveilleuse façon de se protéger.
Et, alors qu’elle aurait sans doute dû le serrer dans ses bras, lui raconter tous les événements qu’elle avait vus défiler durant tout ce temps, elle lui avait hurlé dessus. Comme jamais. Elle avait laissé sa fureur éclater.
Avant de s’isoler quelques jours, de se donner le temps de réaliser ce qui venait de lui arriver.
Et de revenir vers lui, comme si de rien n’était. Jusqu’au prochain différend.
Elle était contente au fond. Même s’ils semblaient vivre dans deux mondes différents, même s’ils ne seraient probablement jamais sur la même longueur d’ondes, elle l’aimait. Elle y tenait.
Avec son cousin, elle n’avait plus que lui.
Et elle espérait ne plus le voir disparaître ainsi.
#9. La jeune femme appréciait beaucoup les plantes et avait vécu, avec elles, la plus tumultueuse des relations.
Comme frère et soeur. Elle avait passé quelques années à essayer de les faire pousser, allant parfois chercher quelques boutures dans la nature ou recueillant simplement les cadeaux des voisins ou de certaines de ses clientes.
Mais, au départ, même les moins récalcitrantes d’entre elles finissaient par faner. Pour une raison ou pour une autre. Manque d’attention. Surplus d’attention. Simple accident. Ou, parfois, sans cause identifiable. Véritable mystère qu’elle n’arrivait à résoudre, encore aujourd’hui.
Pourtant, elle avait persévéré, elle ne s’était pas découragée.
Et, au fil du temps, au fil de nombreux essais mais surtout d'innombrables erreurs, elle avait fini par faire prospérer dans sa maison et son jardin plusieurs plantes vertes et quelques fleurs. Elle savait désormais, sans faute, lesquelles arroser et quand. Connaissait tous leurs caprices par cœur.
Elle leur parlait régulièrement, parfois pour leur témoigner son amour ou parfois pour se défouler. Selon l’humeur du jour.
#10. Comme une sorte de déformation professionnelle, Allison traînait toujours avec elle une panoplie d’objets qui
pouvaient être utiles, mais ne finissaient, en réalité, par ne jamais l’être. Elle avait, évidemment, de quoi soigner quelques blessures.
Mais pas que.
Son sac était une réelle boîte au trésor.
Elle aimait avoir un livre avec elle, en permanence. Celui qu’elle avait commencé le plus récemment.
Elle avait aussi, la plupart du temps, un ou deux petits jouets pour enfants.
Une collation. Puisqu’elle pouvait devenir impatiente lorsqu’elle avait faim.
Et de quoi prendre des notes. Même si elle finissait par se contenter d’imprimer dans sa mémoire ce qu’elle voyait dans la journée.