De l’extérieur, ce qu’on pouvait voir c’était le corbillard d’Elijah Kane stationné en biais dans l’allée commerçante, la place du cocher en direction du Silver Saloon. Les initiales du croquemort de Silverstone étaient peintes en lettres dorées sur le caisson noir et l’arrière de la charrue était encore garnie de fleurs blanches.
Maxence avait recouvert tout seul le cercueil et tassé la terre après les funérailles de la vieille Lisbeth Cavill, comme d’habitude depuis qu’Elijah se bloquait le dos rien qu’en portant une pelle. Il était éreinté. Naturellement, quand il avait eut terminé, le ciel s’assombrissait déjà et, pour gagner du temps, le jeune embaumeur rallia directement le saloon sans se donner la peine de garer le corbillard à côté de la boutique d’abord. Après un tel effort, ne méritait-il pas un peu de feu dans l’œsophage ?

« -Voilà, voilà ! Bon Dieu un peu de civisme ! »

Quelques heures plus tard, le falotier allumait les réverbères sur l’allée principale, le ciel était noir et Maxence avalait son cinquième brandy à une table de jeu où il avait ses habitudes. Bien-sûr, il avait entendu le type qui était entré, furieux de ne pas pouvoir traverser la rue à cause du chariot des pompes funèbres. Mais voilà, il était en train de gagner et cette histoire là pouvait attendre un peu. Simplement comme il portait encore son habit de cérémonie, il était identifiable et le querelleur avait perdu patience.
Projeté en dehors du saloon, il se releva dans la poussière, scandalisé par ce traitement. « Un peu de respect pour les honnêtes citoyens de cette ville ! » s’indigna-t-il en avançant vers ses chevaux d’attelage à la robe noire circonstancielle. Sa silhouette toute dégingandée vacillait déjà un peu alors que le soleil disparaissait à peine. De l’intérieur, le tenancier de l’établissement lui rappela de ne pas partir sans payer alors même que derrière le comptoir, le nom de M. Burke était écrit au-dessus du détail de son ardoise qui s’élevait à une soixantaine de dollars. Les chevaux n’avaient jamais été très dociles avec Maxence qui avait un don pour les mauvaises montures. Il tira les rennes un peu plus fort pour susciter un mouvement des animaux paisibles ce qui suscita l’effet absolument inverse. « Jésus Marie Judas mais bougez-vous... » Sorti à sa suite, le plaignant était déjà remonté dans sa charrette et on lisait sur son visage une exaspération bouillonnante, envenimée par l’élocution très agaçante du jeune croquemort. « Peut-être que si vous essayez de tirer un coup de feu, ils vont finir par bouger... » Finalement les deux animaux se déplacèrent brusquement, à l’unisson, et dégagèrent la voie pour en boucher une autre de l’autre côté du saloon. Soulagé, Maxence donna une petite tape sur le corbillard et fit un signe de salutation au type mécontent pour lui céder le passage, lequel ne manqua pas de lui mettre un coup de pied dans la tête en le dépassant. L’irlandais fut repoussé en arrière. Il poussa un petit cri de douleur en se tenant le crâne.

-Abruti de puritain…, maugréa celui qui venait de célébrer une veillée funèbre dans l’église protestante de Silverstone.

De sa poche, il sortit un peu de chewing gum de cocaïne prescrit par son dentiste et en cala un morceau contre ses molaires. Une petite couche de flocons blancs se déposaient sur ses cheveux roux. La cocaïne rééquilibra succinctement la chimie de son cerveau et il reprit note qu’il devait rencontrer un des O’Reilly dans la semaine pour restituer un colis, précieusement conservé dans une cachette de sa spécialité. Le ciel était aussi noir que le fond d’une crypte, paré d’étoiles scintillantes comme un collier de diamants. En le contemplant, il se demanda s’il rentrait manger chez sa mère ou s’il ne reprendrait pas un dernier verre.  

La pipe de Maxence avait jaillit de sa bouche sous la force de frappe et roulé un peu plus loin. Furieux, il changea d’avis en se retournant vers son assaillant. « Kilian ! » s’écria-t-il, moitié surpris, moitié ravi. « Moi qui pensait qu’on t’avait déjà enterré depuis longtemps… ! » Habitué à se faire chambrer, il rit aussi de sa mésaventure en palpant doucement son front douloureux. « Tu es en retard, ce scélérat m’a cogné il y a déjà une dizaine de secondes...comment puis-je compter sur mon garde-du-corps s’il arrive toujours après l’incident ? »
Le seul avantage de Maxence sur son cousin se logeait dans les quelques centimètres par lesquels il le dépassait et ça s’arrêtait là. Belle gueule, beau brun, beaux yeux bleus, Kilian avait la silhouette rurale mais virile, à presque faire oublier qu’il était irlandais avec sa peau que le soleil mordorait quand celle de Maxence se contentait de brûler. Pour quiconque ne connaissait pas le complexe arbre généalogique des Oswell dont descendaient Burke et O’Reilly, le lien de parenté ne faisait aucune évidence.

-Entrez-donc, prince des voleurs, dans mon humble refuge…, proféra Maxence en s’inclinant théâtralement pour laisser entrer son complice de toujours au Silver Saloon.

A l’intérieur, le pianiste tapait sur son bastringue les derniers airs à la mode comme Le Mari de mademoiselle Sarah ou Le Tramway de Saint Denis. A la table de jeu, il y avait quelques vieux bergers qui jouaient encore aux cartes. Un vieux chien dormait sur les escaliers à côté d’une femme en flanelle rose. Le retour de Maxence flanqué de Kilian suscita à peine quelques oeillades. L’endroit semblait inoffensif alors même que les types de Silver Gang venaient souvent y boire ainsi que ces ouvriers italiens de la mine.

-C’est lui qui paye, indiqua immédiatement Maxence au gérant. Deux Rhum de Guarma. Non, la bouteille.

Le saloon de Silverstone pouvait s’enorgueillir d’une gamme de choix plus vaste qu’à Imogen. La grosse ville brassait un commerce plus dense.

« J’en ai cinq d’avance, rattrape-toi » dit-il en remplissant lui-même les verres. Trinquant, buvant, il célébra cette arrivée inopinée. Il savait que quand son cousin suggérait de boire un verre avant de parler affaire, il ne s’offusquerait pas d’en boire une dizaine.

La veste de Maxence était abandonnée sur la chaise de la table de jeu. Quant à son chapeau, il l’attendait sur le piano. Peu de gens lui parlaient ici car les croquemorts ont réputation de porter malheur néanmoins il fallait être bigleux pour ne pas voir qu’il habitait cet endroit. Il connaissait le prénom des deux filles qui se prostituait, celui des vieux, celui du pianiste dont il connaissait même la mère et il avait déjà enterré les deux parents du barman.

-Alors? Où est passé la clique du cirque itinérant avec qui tu navigues ? Et ton frère siamois ? Resté  avec la belle trapéziste qui vous accompagne ?

Maxence avait encore un peu de terre dans les cheveux et ses ongles étaient noircis par le travail.   

A l’évocation du bal et du scandale qui en a suivi, Maxence eut un sourire ironique (et déplacé). Il avait eu son lot de corps à mettre en bière après cette nuit-là. Simplement venu profiter des festivités et de sa famille, l’apprenti croque-mort avait eu du travail pour toute l’année. La cavalerie s’était enfuie aussi vite qu’il lui était permis mais il imaginait bien les désordres que cette mutinerie avait pu causer parmi les O’Reilly. Il était même surpris que Matthews fasse encore partie des leurs mais ses cousins avaient toujours eu trop de cœur.
« -Ce qui va vous perdre mon vieux, c’est que vous êtes des sacrés sentimentaux. Vous êtes trop bons et comme ce vieux Diarmaid O'Duibhne, ça va finir par vous tuer. Vous le savez pourtant que les irlandais, on est tous malheureux en amour. »
Il manqua s’étouffer avec son rhum à l’évocation d’Hannah Baxter. Le poing serré contre sa bouche pour empêcher le rhum de jaillir entre ses lèvres ou par son nez, il fit signe à Kilian d’attendre une seconde, étouffant à la fois un fou rire et combattant une mort par noyade.
« -Hannah » il toussa « Hannah Baxter ». Son œil gauche écrasa une larme de gausserie. L’hilarité secouait ses épaules. Dans un geste solennel, il retroussa le bas de son pantalon vers son genou et leva la jambe pour révéler une plaie gigantesque au niveau du tibia. On pouvait voir sans y coller le nez qu’une partie de la chair de son mollet avait été emporté et que sa cicatrisation était récente. « A cause de cette fouine, je pourrais plus jamais danser de jig ! » éclata-t-il de rire.
Recommandant à boire, Maxence entreprit de raconter à Kilian comment, par une belle nuit d’été, la belle au ranch lui avait tiré une balle rasante en le confondant, dans la nuit noire, avec un bandit de grand-chemin ou un coyotte, jamais été très clair, puis comment ils avaient passés une nuit endiablée à se hurler dessus et de quelle façon il avait dû subir les chantages et les expérimentations vétérinaires de la fermière avant qu’enfin il se retrouve entre les mains d’un médecin compétent.
« -...et toi tu... » La coïncidence était beaucoup trop cocasse. « Comme quoi en fonction du cavalier elle n’est pas toujours aussi sauvage... »
Il trinqua et bu encore. Les vaisseaux de ses joues rougissaient toujours un peu son visage quand il était ivre. « De toute façon entre toi et Mae ça n’aurait jamais fonctionné... »