ft. Robert Pattinson
#1. John est né sans père. Ou plutôt, son père s’était déjà taillé la route avant même que le couple d’une nuit (ou deux, ou trois mais peu importe, il en suffisait d’une seule) ne puisse seulement deviner que leurs petits jeux nocturnes ne concernaient plus deux participants, mais trois. Le temps que la jeune maman se rende compte du changement de son état, le soldat qui tenait lieu de père a ce bébé qui donnait à son ventre autrefois plat un arrondit encore à peine devinable sous tous ses jupons était déjà depuis longtemps retourné au front. Qu’a cela ne tienne, la jeune maman ne se démonta pas. Cette grossesse ne tombait peut-être pas si mal, elle avait hérité il y a peu de sa ferme et dans les petits villages on ne crachait pas sur une paire de bras de plus qui travaillerait gratuitement pour vous. Le vrai problème ici était que sa vertu se trouvait menacé par ce bébé conçu hors mariage. Mais Betty (car c’était son nom) ne se laissa pas démonter. S’il ne s’agissait que de ça… Elle alla trouver le pasteur qui n’avait pas finit de payer l’agneau gras, le plus gras du troupeau, qu’il lui avait acheté quelque jours auparavant (on venait de célébrer la Pâques). Elle ressorti de l’église avec un contrat de mariage flambant neuf, et le pasteur une ardoise toute propre (l’ardoise ne comptant pas que l’agneau, c’était un pasteur un peu pingre). Son honneur étant sauf, elle prit beaucoup de plaisir à dévoiler sa grossesse « accidentellement » laissant deviner le rebondi de son ventre en s’étirant, l’air de rien mais de façon peu naturelle devant son métayer, chez l’épicier et surtout devant cette garce de mercière qui était bien incapable de tenir sa langue. Betty attendit quelques jours que son nom soit sur toutes les lèvres pour dissiper le malentendu. Elle et son soldat étaient tombés fous amoureux, assez pour se marier en secret avant qu’il ne retourne au front et elle priait chaque jour pour qu’il lui revienne en vie et si possible en un morceau. Et elle proposait a qui le voulait de venir voir le contrat de mariage qui trônait fièrement sur le manteau de sa cheminé, et en profitait pour vendre au curieux une livre ou deux de crème ou quelques œufs. Plus les jours passaient et plus son soldat devenait beau, leur amour brûlant, la guerre sauvage (le beau soldat changeait d'ailleurs de camps selon les préférences politiques de l'auditoire de Betty)... Et au village de plaindre cette jolie fille pas encore mère mais certainement déjà veuve. Et à Betty de sourire de satisfaction dans sa barbe. Son histoire de mariage secret était quand même sacrément plus excitant que d'épouser un paysan de village aux dents plus gâtées que celles de Hazel, la plus vieille vache de son troupeau. Et si ses histoires tenaient à distance les indésirables prétendants, Betty ne les chassait pas non plus complètement. Oh ! Si son courageux mari mourrait au front que deviendrait-elle, pauvre fermière encore jolie avec un enfant à charge ! Si seule ! Si triste ! En attendant vous me réparerez bien ce vilain trou dans le toit de ma grange mon bon Thomas ? Vous êtes bien aimable !
#2. Passons rapidement sur la naissance du petit John, il n'y a rien de très intéressant à retenir de cet évènement là si ce n'est qu'on avait rarement vu au village un accouchement assisté d'autant de sages-femmes, elles étaient au moins 3 ou 4 (et auto-proclamées pour la plupart). Il faut dire que toutes voulaient être celle qui mettrait au monde l'enfant du brave soldat (l'homme avait un certain succès auprès des ménagères, les talents de conteuse de Betty y étaient pour beaucoup) et se disputaient l'honneur dans la chambre de la jeune fermière qui était ravie d'avoir une distraction pour lui faire oublier les douleurs des contractions. Les accoucheuses étaient prêtes à en venir aux mains quand un hurlement de douleur provenant du lit leur rappela que si elle ne se mettaient pas rapidement d'accord le bébé se mettrait au monde tout seul. Au final tout se passa sans encombre. Le bébé était un garçon bien fait et braillard (preuve de bonne santé d'après la doyenne des accoucheuses), la maman allait bien, elle fut longuement félicitée, le bébé passa de main en main, fut rendu au sein de sa mère et chacun rentra chez soi satisfait. Le petit Johnny fut baptisé deux semaines plus tard et Betty choisit le pasteur pour parrain. Tout le village trouva cette idée merveilleuse et la fermière qui avait de la suite dans les idée savait à présent que jamais l'homme de foi qui avait eu le malheur d'avoir le ventre plus gros que le porte-monnaie ne pourrait trahir son secret. Cela faisait très mauvais genre d'être le parrain d'un bâtard, encore plus quand on était pasteur. On n'imaginerait pas chose plus scandaleuse en vérité!
#3. Le petit John grandit vite et bien. Il ne manquait de rien sans toutefois être gâté par sa mère. C'est qu'elle avait besoin d'en faire un solide gaillard prêt à la vie dure de la ferme, non un paresseux. Si Betty ne le cajolait qu'avec mesure, il en allait différemment des autres femmes du village qui ne manquaient pas de s'extasier devant ses jolies boucles et son visage de séraphin tombé des cieux. Il y avait toujours quelqu'un pour sortir quelque gâterie de sa manche quand sa mère l'amenait avec elle aux commissions. Betty jouait à chaque fois les humbles étonnées mais ne manquait pas de l'emmener partout où elle allait. Il fallait dire aussi que John disposait un peu de la célébrité de son père et on ne manquait pas de leur trouver moult ressemblances physiques alors que personne n'avait jamais vu ce dernier. Vers ses trois ans cependant, les regards attendris qui se posaient sur lui les jours de marché se changeaient de plus en plus en moues inquiètes. Il avait déjà trois ans et ne parlait toujours pas. Pas un mot, ni "maman" (on comprenait qu'il ait peu d'intérêt à savoir prononcer le mot "papa"), ni "oui", ni "non", ni "bonjour". Les vieilles du villages se donnèrent pour mission de le chatouiller, lui pincer les joues, le caresser et lui promettre milles friandises mais rien n'y fit. Pas une parole ne franchit ses lèvres roses et il se contentait de les regarder de ses grands yeux en battant des cils. Elles finirent par jeter l'éponge et bientôt on le dit idiot. Betty haussait les épaules devant les médisances de ces mégères vexées de s'être vu refuser les faveurs d'un bambin. Il était beau garçon, robuste, et savait arracher les mauvaises herbes dans la cour de la ferme sans se plaindre. Cela lui suffisait amplement. Le travail de la ferme ne nécessitait pas de savoir déclamer des poèmes. Elle savait bien qu'il n'était pas sot puisqu'il exécutait correctement les services qu'elle lui demandait à la maison. S'il ne parlait pas c'est qu'il n'avait rien à dire, ce qui vaut toujours mieux qu'un garçon qui parle trop et inutilement. Betty décida que finalement, cet enfant ne manquait pas de sagesse pour son jeune âge.
#4. Comme expliqué plus tôt, John eut la Guerre de Sécession en papier peint sur les murs de son enfance. Pourtant, quand John se remémore ses tendres années il s'en souvient comme paisible et rythmée par les temps de récoltes et la saison des pâturages, non comme la sanglante déchirure de la patrie évoquée par certains. Il aurait sûrement été étonné d'apprendre que le désaccord politique scindait en deux partis la populace du Missouri qui bien qu'officiellement dans le camps des nordistes était encore trop près de la frontière du sud pour être tout à fait unanime. Et on disait que des querelles parfois violentes éclataient dans les différents comtés de l'état. Mais à 17 kilomètres au nord de Quincy ces rixes brutales se rangeaient au même niveau que les autres "on-dit" qu'on se racontait autour d'une mousse tiède qui méritait à peine son appellation de bière, ou que ces histoires pas très convenables qu'on racontait aux femmes pour s'amuser de les voir frémir d'horreur. Ce village était trop reculé pour se sentir concerné par la débâcle qui ravageait le pays, si reculé en fait que même le Missouri semblait avoir oublié qu'il existait. D'ailleurs des esclaves ici, on en avait jamais vu. C'est qu'on était trop pauvre pour se payer trois chèvres, alors un homme... Et de noir, au village il n'y en avait qu'un et John dû attendre ses cinq ans et quatre mois (âge auquel sa mère le jugea assez grand pour s'occuper des livraisons les plus légères) pour croiser sa route pour la première fois. Il était grand et maigre et ses cheveux grisonnait sur les tempes. Il s'appelait Joseph et parlait toujours doucement. Mais ce que John préférait chez lui, c'était ses madeleines. Elles embaumaient toute la maison de Madame Margery quand John venait lui livrer son lait (elle l'aimait très frais) et il ne pouvait s'empêcher de trainer sur le pas de la porte, le nez en l'air en salivant. Et Joseph, qui n'était pas dupe, d'interpeler sa maîtresse "Regardez-moi ce biquet là, il n'a que la peau sur les os !" et Madame Margery de s'empresser d'entrer dans le jeu de son domestique en riant comme une fillette malgré sa soixantaine bien passée "Vous avez raison Joseph, il ne faudrait pas qu'il nous fasse un malaise sur le chemin du retour on serait capable de m'accuser de maltraiter mes coursiers. Mais il me semble que vous avez de quoi le remplumer un peu à la cuisine !" John savait que c'était la les paroles qui l'autorisaient à prendre la main du grand majordome qui l'emmenait dans la cuisine pour lui donner une madeleine tout juste sortie du four en lui répétant "tu es bien chanceux, Johnny. Bien chanceux. Normalement mes pâtisseries, elles sont réservées à Madame Margery ! Enfin, si c'est elle-même qui m'ordonne de partager... tu es bien chanceux !" Et John ne répondait rien, il baissait la tête et regardait le sol à travers les cils de ses paupières à demi-baissées comme il avait vu faire sa mère des centaines de fois. Il affichait une telle humilité qu'on lui aurait donné le bon Dieu sans confession, et quand Joseph était de bonne humeur, il avait même droit à une deuxième madeleine. Au village, en revanche, c'était des paroles bien peu flatteuses qui courraient sur la vieille veuve et son domestique, des paroles qui n'auraient jamais dues être prononcées à proximité d'innocentes oreilles enfantines. Mais John, qui bien que sachant parler à présent savait se montrer économe de ses mots, était si discret qu'on oubliait souvent qu'il se trouvait dans les parages et sa nouvelle fonction de livreur le forçait à se rendre au village bien plus régulièrement qu'il ne l'aurait souhaité. Et des vilaines choses sur Joseph et Madame Margery, il en avait entendues "paraîtrait qu'elle était femme de truand, la Margery, et que le Joseph aussi trainait dans des affaires pas très nette !" ;
" Suis sûre qu'y sont venus ici pour s'enterrer loin de la justice" ; "Paraîtrait que son bonhomme lui ai laissé un sacré magot, le Joseph il reste avec elle juste pour s'en emparer" ,"Oh ! Tu penses ! Moi, je suis persuadée qu'ils sont amants et qu'ils ont zigouillé le mari pour être tranquille, ca fait dix ans au moins mais j'ai toujours trouvé bizarre qu'un homme de la taille d'un bœuf nous claque comme ça du jour au lendemain". John ne savait pas ce qu'amant voulait dire mais n'était pas étranger aux diverses nuances du terme "zigouillé" mais doutait que Madame Margery qui ne pouvait se déplacer qu'avec une canne et Joseph avec ses longs bras tout maigres aient pu zigouiller qui que ce soit de cette taille là. Il voyait bien à la ferme qu'il fallait souvent trois paysans bien bâtis pour tuer un cochon, alors une vieille boiteuse et un grand épouvantail contre un boeuf... l'image était risible. John en conclut donc que les langues de vipères étaient juste jalouses de ne pas avoir droit aux madeleines de Joseph et que leur opinion sur le Noir et sa maîtresse changerait du tout au tout s'ils pouvaient seulement y goûter. Et au fond John comprenait. Peut-être que lui aussi pourrait devenir méchant si Joseph décidait un jour de le priver de ses pâtisseries injustement.
#5. John, d'aussi loin qu'il se souvienne, s'était toujours levé avant le soleil. Même le dimanche, jour du Seigneur, car tout campagnard sait que le travail de la ferme ne connait pas de vacances. Betty répétait à son rejeton que c'était une sacré veine que le Tout-Puissant leur accorda une heure d'oisiveté par semaine à écouter sa parole sur les bancs de l'église. Et John, les mains jointes, remerciait très fort le Bon Dieu en levant la tête vers la grosse croix de chêne qui se dressait derrière son Parrain le pasteur, pour le repos mais surtout pour le bain et les beaux vêtements du dimanche. John aimait bien sentir bon et chez les MacLachlan les petits garçons n'avaient droit au savon que les jours où ils étaient conviés dans la maison du Seigneur. John ne se souvient que d'une exception à cet emploi du temps invariable, l'unique matin où sa mère n'était pas venu le secouer hors de sa couche potron-minet. Il ne se rappelle plus très bien son âge. Il avait plus de six, mais certainement bien moins que dix années. Mais en revanche il se souvient très bien de son incompréhension, puis sa terreur en constatant que c'était les rayons du soleil caressant sa joue qui l'avaient tiré en douceur d'un rêve qui s'effaçait déjà. Il fallait que Ma' soit malade, non, morte pour qu'elle ne soit pas venu le tirer du lit par la cheville. Mais dans la chambre de sa mère les draps étaient tirés et le lit fait. Ce qui ne rassura pas pour autant le petit garçon qui s'imaginait avec horreur quel de quel genre d'accident sa maman pouvait bien avoir été victime pendant qu'il dormait comme un bienheureux. Il ne remarqua l'odeur de café et de lard grillé ainsi que les voix inconnues qu'une fois arrivé au bas des escaliers.
Un étrange tableau l'accueillit dans la pièce principale de la maison qui servait aussi bien de cuisine et de salon : sa mère attablée avec un homme, une femme à l'air revêche et une petite fille qui dormait sur un banc. John supposa que les deux individus en robe devaient être mère et fille car elles avaient la même couleur de peau, pas aussi sombre que celle de Joseph mais bien foncée quand même. Quand au barbu qui bavardait tranquillement avec sa Ma' pendant qu'elle lui servait le café il lui était également inconnu. Encore une fois, nous parlons d'un petit garçon pour qui l'univers entier était un village constitué de 200 âmes tout au plus et l'étranger de passage souvent synonymes d'ennuis. Alors trois étrangers... Dont deux Noirs (ce qui triplait la population noire du bourg) il y avait de quoi froncer un sourcil inquiet. Mais le plus étrange justement, c'était que Ma' parlotait gaiement avec le groupe comme s'il s'était agit de vieux amis. Enfin le groupe... il n'y avait guère que le barbu qui lui répondait car la fillette dormait toujours à poings fermés et l'autre dame aux lèvres pincées fixait Betty avec des yeux qui lançaient des éclairs. La fermière ne se laissait pas démonter et au contraire redoublait d'attentions envers son hôte furibonde "vous êtes certaine que vous reprendrez pas un peu de café? Je peux m'en aller chercher une autre couverture pour votre petit ange, je voudrais pas qu'elle prenne froid la pauvrette" du même ton qu'elle prenait quand elle complimentait l'épicier juste avant de lui annoncer qu'elle n'avait pas de quoi payer toute la note. Les villageois trop crédules se laissaient avoir par ses manières de sainte mais John avait vite appris à reconnaitre ce ton là qui signifiait plus efficacement qu'un ordre qu'il avait intérêt à se taire et sourire comme un innocent. Ce qu'il fit machinalement encore à demi-caché derrière l'encadrement de la porte.
Ce fut le monsieur qui remarqua John le premier. Ses yeux rieurs se posèrent sur le garçonnet qui fut témoins d'un ballet de sourcils des plus effrénés. Arrêtés au milieu d'un éclat de rire, il s'affaissèrent avec curiosité avant de se froncer durement au point que les yeux semblaient réduit à deux petites billes vertes pour un temps qui sembla s'étirer comme de la crème sur une galette de maïs. Enfin, aussi brusquement que s'ils avaient été montés sur ressorts il s'élancèrent au milieu du front du bonhomme tels deux accents circonflexes broussailleux. Betty n'avait pas manqué de remarquer l'expression de surprise de son interlocuteur et se retourna vers son fils. "Ah, Johnny, tu tombes bien. Redresse-toi et viens donc dire le bonjour à ton père." Et le petit John, qui détestait pourtant être au centre de l'attention, s'avança dans la pièce droit et raide comme un piquet dans une démarche qui se voulait assurée. Il ne chercha pas de réconfort dans le regard de sa mère (il n'était plus un bébé), il ignora les foudres du regards de l'autre dame (qui étaient maintenant dirigées contre lui pour une raison qu'il ignorait) ainsi que les adorables ronflements de bébé qui provenaient du banc contre le mur. Toute son attention était dirigé vers l'inconnu en costume bleu qui finalement n'était pas du tout un inconnu. Il se planta devant lui et lui tendit la main aussi solennellement que s'il s'était adressé au Maire : "Bonjour, monsieur." Son père ne la prit pas. John se senti très bête. Son père éclata de rire. Sa mère éclata de rire. Son père le prit dans ses bras. John éclata de rire aussi et se mit à aimer son Pa'. Tous les trois riaient dans la cuisine, la dame faisait encore plus la tête si c'était possible et la petite ronronnait toujours comme un chaton.
Le trio ne resta pas bien longtemps, cinq jours tout au plus, John ne se souvenait plus très bien. Cette présence exceptionnelle ne le dispensait pas de ses corvées journalières mais cela le motivait au moins à les accomplir vite et bien (rien ne servait de bâcler, Betty l'aurait fait recommencer) afin de profiter de son père le plus longtemps possible. Johnny passait chaque seconde dont il disposait à observer ses moindres faits et gestes comme s'il voulait imprimer la silhouette paternelle sur sa cornée de manière indélébile. Le garçon ne tenta qu'une seule fois d'interagir avec la petite mais cela n'eut comme conséquence que d'attiser l'irritation que sa mère avait à son égard si bien que John préféra s'abstenir pendant le reste de leur séjour. D'ailleurs il ne comprenait pas bien ce qu'il avait bien pu faire pour mériter tant de colère de la part de la domestique de son Pa'. Elle affichait une mine si renfrognée chaque fois qu'il la croisait qu'il aurait presque pu croire que les traits de son visage étaient naturellement plissés. Mais la haine qu'il sentait dans les regards qu'elle lui lançait était si vive qu'elle en était presque palpable et ne permettait aucune méprise. Mais peu importait à John, au fond, il évitait juste de se retrouver seul avec elle ce qui avait de toute manière peu d'occasion d'arriver puisqu'il suivait son père à la trace sur tout son temps libre.
Et puis, ils furent partis comme ils étaient venus. En silence et au beau milieu de la nuit. John en voulut à sa mère de ne pas l'avoir réveillé pour qu'il puisse faire ses adieux, si bien qu'il ne réussit pas a avaler son lait au petit déjeuner et monta à la bergerie la mine déconfite et l'estomac gargouillant. Il eut un nœud au ventre du lever au coucher du soleil mais ne pleura pas. Ca non ! Il voulait être un grand garçon, digne de son Pa' ! "Retourne-moi ce sourire dans le bon sens mon garçon, j'ai un cadeau pour toi ! De la part de ton père en plus !" l'accueillit sa Ma' sur le patio le soir même alors qu'il rentrait du glanage. Elle sortit de son corsage un bout de papier chiffonné, déchiré sur les bords et un peu jauni par le temps. "Un portrait à l'encre, et un beau en plus. Il date un peu mais ton père s'est dit que ça te ferait plaisir de l'avoir." Dans les yeux du petit, les étoiles brillaient de nouveau alors qu'il prenait entre ses doigts maigrichons la petite feuille froissée qui serait pendant plusieurs années encore sa plus précieuse possession. Betty sourit en voyant son fils redevenir lui-même et un peu aussi en pensant au sheriff qui ne se rendrait jamais compte qu'il manquait une affiche sur le mur de son bureau. Il ne restait plus à Betty que de gérer les commérages, car on n'accueillait pas chez-soi trois inconnus (donc deux Noires!) chez soi pendant près d'une semaine sans que cela fasse le tour du village. Et la fermière qui n'était certainement pas devenue bête avec les années avait prit soin de s'afficher au bourg les yeux larmoyants et la bouche tordue dans une moue douloureuse si bien que tout le monde fut touché au cœur par son chagrin quand elle s'écroula en larmes devant la boutique du barbier. Elle attendit qu'on la fit assoir dans l'un des confortables fauteuils en cuir en plein milieu de la vitrine (qui avait l'avantage de se trouver face à la mercerie et de sa commère de propriétaire) du coupeur de barbes pour détailler toute sa peine à l'annonce de la mort de son cher mari. Car voyez-vous ce brave homme était son ami le plus proche au front et avait fait le déplacement de lui-même avec ses domestiques (la guerre venait d'être gagnée par l'Union) pour lui annoncer le décès. C'était son dernier vœu, à son homme. Il avait prononcé cette requête de ses lèvres déjà froides. Et il fallait la comprendre, elle ne pouvait pas juste renvoyer cet officier chez lui comme ça. Elle lui avait offert pitance et repos pour le remercier du voyage. C'était même de sa faute s'il était resté aussi longtemps, elle l'avait supplié de parler de son père au pauvre John qui ne le connaitrait jamais que par la bouche de soldats. "Regardez-le, le pauvre enfant (car elle l'avait amené avec elle) est encore plus bouleversée que moi !" Et John, qui n'aimait pas voir sa mère pleurer que ce soit pour la vérité ou pour un mensonge, pleurait tout autant qu'elle.
#6. Betty ne désirait rien de plus que de vivoter tranquillement dans son trou au milieu du Missouri mais son malheur fut que malgré tout son bon vouloir, elle était meilleure baratineuse que fermière. Elle était la seule héritière d'une mère partie de maladie et d'un père que la gangrène d'une blessure mal désinfectée avait emportée. Enfin si vous demandiez son avis à Betty c'était surtout l'égo démesuré du bonhomme qui avait causé sa perte, s'il avait seulement accepté de recevoir l'infirmière après sa chute de cheval, il ne serait pas à présent six pieds sous terre. Elle avait hérité d'un domaine prospère et à l'activité florissante et n'avait plus, quelques années plus tard, que quelques lopins secs désertés des travailleurs qu'elle n'avait plus les moyens de payer, où quatre vaches et une poignée de brebis se battaient pour le moindre brin d'herbe survivant à la sècheresse de l'été. John avait maintenant 14 ans et ses épaules carrées laissaient déjà présager le solide gaillard qu'il serait plus tard quand l'âge adulte l'aurait débarrassé de ses dernières rondeurs enfantines. Mais malgré tous les braves efforts qu'il déployait de façon journalière il ne pouvait littéralement pas être au four et au moulin, au pâturage et derrière la charrue. Quatre bras ne suffisaient pas pour soutenir ferme. La gérante de l'exploitation fantôme se lamentait tous les soirs sous les yeux désolés de son fils. Ce n'était pas sa faute si le Bon Dieu l'avait dotée d'une langue mais pas de cerveau. Si un miracle n'arrivait pas bientôt, il faudrait vendre la ferme mais, hé, pour faire quoi ? Et pour aller où ? Jamais elle n'exprimait le regret de ne pas s'être remariée et avoir fait d'autre enfants car de toute sa vie elle n'avait désiré qu'un homme, un fils c'était bien assez, et que John s'était toujours montré parfait à cet emploi. Et quand on avait exactement ce qu'on désirait il fallait avoir la sagesse de ne pas tenter le diable et en demander plus. Elle ne manquait pas de le lui répéter entre deux complaintes. Et John qui n'aimait toujours pas voir sa mère pleurer ne savait que faire pour rendre le sourire à ce visage qui était pour lui le plus beau visage de monde, même noyé sous les larmes. Il pouvait travailler dur et longtemps, sous le soleil ou dans la neige et à tout heure de la journée. Il était doué avec les bêtes, adroit de ses mains et seul employé restant de Betty, il était à présent expert dans à peu près tout les métiers agricoles. Mais quatorze ans, c'était encore un trop jeune âge pour songer à subvenir seul aux besoins d'une famille, aussi petite soit-elle. Il ne trouvait rien à dire à sa Ma' pour la rassurer, mais faute de mieux il ne manquait pas de s'agenouiller tous les soirs au pied de son lit et supplier le Tout-Puissant pour un miracle. Même un tout petit miracle de rien du tout.
#7. Et Dieu répondit à la prière de John en rappelant à lui Madame Margery. Evoquée plus tôt, Madame Margery était la vieille veuve du village qui s'était prise d'une grande affection pour John. Qu'il fusse un enfant si discret et silencieux ne l'alarmait guère, bien au contraire, elle voyait en lui le parfait petit angelot qu'elle n'avait jamais eut la chance de mettre au monde. Madame Margery commença a montrer son affection avec une madeleine, puis elle y ajouta un verre de lait (tout frais), puis un petit réglisse pour le chemin du retour, puis une piécette pour quelque besogne ridicule qui n'aurait pas valut un seul cent. Puis Madame Margery faisait demander le petit pour une autre corvée dont Joseph ne pouvait pas se charger (c'est que lui non plus n'était plus tout jeune, il fallait lui ménager le dos), puis les corvées se multiplièrent et le petit garçon finit par passer la majorité de son temps libre dans la grande maison au bout de la rue Est du village. Betty ne voyait pas d'un mauvais œil cette tendre appropriation de son fils, bien au contraire, la douairière payait bien John pour son temps et ne cherchait jamais à l'extraire de son travail à la ferme. Cet accord entre les deux femmes, bien que seulement tacite, subsista bien des années. Au bout de quelques mois, Madame Margery ne prenait même plus là peine d'inventer des tâche à faire faire au petit John (bien qu'il accomplissait toujours de bon coeur tout ce que Madame ou Joseph lui demandait et l'aurait probablement fait pour rien) et le petit rappliquait de lui même dans la grande bâtisse tous les jours à la même heure. La veuve apprit au petit Johnny la politesse qui font les bons garçons, à lire et à écrire, les rudiments mathématiques, les manières de la table, le solfège et lui enseigna la musique sur son piano carré William Hall (la plus grande fierté de feu son mari). Joseph, quand à lui préférait lui montrer les rudiment de l'harmonica, les pas élémentaires de quelques danses populaires, il le laissait pétrir la pâte quand il s'adonnait à la pâtisserie et fini même, au bout de quatre années et quelques mois, par lui donner la recette de ses fameuses madeleines. Et John se laissait instruire sans broncher. Il faut dire que c'était un élève idéal qui ne se frustrait jamais de ne pas comprendre une leçon ou de rater une gamme. Quand cela arrivait (et ce n'était pas si rare) il penchait la tête en haussant un sourcil ou abaissait les coins de sa bouche, les yeux brillants ce qui dans les deux cas lui donnait une air tellement adorable que cela forçait à la patience et à la pédagogie. Et quand il réussissait dans une matière, on pouvait entendre ses exclamations de joie résonner de la cave au grenier de la bâtisse, puis il embrassait Madame avec tant de cœur que cela lui passait l'envie de le gronder pour son tapage.
Tant de leçons peuvent paraître bien dense pour un garçonnet, et de basses origines en plus. Mais il faut se rappeler que cela eut lieu pendant une période qui dura un peu plus de neuf ans. Près de dix ans où tous les soirs, ou presque, John passait une heure ou deux chez ses vieux amis avant de rentrer souper chez sa Ma' la poche un peu plus lourde de quelques cents. Si c'est d'abord son ventre qui avait poussé le garçon à revenir, il se découvrit une passion pour la lecture et la musique qui ne s'éteignit pas avec les années et Madame Margery était la seule personne au village à posséder des ouvrages qui ne fussent pas des livres de comptes. La veuve attisait cette flamme en demandant parfois à Joseph de ramener à son protégé quelque roman ou revue quand une course exigeait qu'il se rende à la ville.
Quel rapport avec le déclin de la ferme ? Madame Margery n'était déjà plus toute jeune quand elle rencontra John pour la première fois et ne sortait guère plus de sa maison depuis son accident qui lui avait abîmé la hanche (mais c'est une autre histoire). L'éducation de l'adorable garçon de ferme avait soufflé à la douairière une nouvelle jeunesse, mais ce n'était qu'un sursis et les années vinrent récupérer leur dû. Les articulations de Madame étaient de plus en plus douloureuse et elle se levait de moins en moins de son grand fauteuil, sa vue baissait de plus en plus et bientôt même ses jolies lunettes à la chainette dorée ne furent plus suffisante pour sa vision de vieille taupe. Quand John eut treize ans, elle lui demanda de lui faire la lecture car elle n'y voyait plus, un peu avant son quatorzième anniversaire elle passait ses journées alitée. John avait prit l'habitude de lui faire la lecture un quart d'heure tous les soirs. Cela ne surprit personne d'apprendre qu'a la mort de la veuve, elle légua une grande partie de sa fortune (car comme souvent il y avait du vrai dans les ragots, Madame Margery était loin d'être pauvre) au jeune garçon. Le reste alla à Joseph qui après avoir revendu les meubles et la maison selon les dernières volontés de sa maîtresse n'avait plus rien à faire dans ce trou au milieu du Missouri et s'en alla. Son dernier arrêt avant de partir définitivement du village fut à la ferme MacLachlan. "Y a plus rien qui me retiens ici maintenant. Depuis le temps que je veux voir le monde... Si tu as deux sous de jugeotte tu feras comme moi dès que tu seras assez grand... Bah ! Tu vas me manquer un peu, mon gars. Tiens ! Penses à moi quand tu le feras pleurer." Joseph fourra son harmonica cabossé dans les mains calleuses du gamin et sans alla sans plus se retourner, ce vieil épouvantail aux jambes longues.
John ne savait que faire de cet héritage au chiffre bien trop indécent pour un petit fermier. Il donna tout à sa mère. Betty s'en servit pour sauver la ferme.
#8. La terre devint de nouveau verte autour de la ferme à la sortie du village, les troupeaux s'agrandirent, les ouvriers repeuplèrent les champs. Tout allait pour le mieux. Du moins, pour l'instant. Car malgré sa tête dure, les années avaient peut-être bien donné un peu de raison à la belle Betty. Elle se savait maintenant déplorable patronne et avait fort besoin d'un partenaire pour l'épauler à l'intendance de son affaire car son fils, elle s'en était rendu compte, témoignait autant d'intérêt et de talent qu'elle pour la gestion de ferme. Elle ne pouvait le blâmer, considérant qu'elle était le seul exemple que le garçon ait jamais eu. C'était l'année 1872 au beau milieu de nulle part dans le Missouri, Betty savait qu'elle ne pouvait plus échapper au mariage si elle voulait qu'il reste quelque chose à léguer à son Johnny lorsque le temps serait venu pour elle de quitter ce bas monde. Un an plus tard les noces furent célébrées dans la petite église du village. Betty Maclachlan devint Madame Zachary Davis. Davis était un homme au visage oubliable qui avait décidé de le rendre un peu moins en se laissant pousser une formidable moustache et qui ne dépassait en taille sa nouvelle femme que d'une touffe de cheveux (elle refusait de se laisser dompter quelque soit la quantité de brillantine qu'il étalait dessus). Véritable homme de la ville il avait horreur de se salir les mains dans la terre mais savait grand bien en tirer profit. John, alors que les nouveau mariés descendaient les marches de l'église sous l'oeil soulagé pour la première fois depuis 15 ans, de son parrain le Pasteur, se demandait encore comment sa mère avait pu convaincre un homme aussi civilisé et aux chaussures de cuir si brillante de venir se perdre avec elle dans le trou qui leur servait de village. Il n'ignorait pas que sa mère était encore très séduisante malgré son âge (bien sûr il la trouvait belle mais il se fiait plutôt aux regards des autres, admiratif où teinté de jalousie, selon le sexe de la personne qui la remarquait) et voyait bien, et à son grand regret les regards énamourés que le nouveau marié lançait à son épousée. John réprima une grimace. Il se doutait que sa mère avait des moyens de persuasion très efficaces mais pour une fois il ne préféra même pas savoir.
#9. La vie suivit son cours, ce qui dans ces coins là ne veut pas dire grand chose. Davis à la formidable moustache remplissait bien son office de gérant de ferme et en échange, Betty devait bien remplir son rôle d'épouse et en conséquence la famille vint très vite à s'agrandir. La nouvellement jeune mère qui maintenant perdait peu à peu la fraîcheur de sa jeunesse regardait ses nouveaux enfants avec la même tendresse un peu détachée qu'on porte à une jeune portée de chiots. Le nouveau, mais plus si nouveau, mari voyait bien que toutes les faveurs de sa femme allaient à son aîné, comme il voyait bien que les yeux de Betty ne lui retournait pas la flamme qui brûlait pourtant ardemment dans les siens. Zachary n'avait jamais eu aucune animosité contre John qu'il avait toujours considéré comme un bon garçon fort bien élevé pour un petit fermier. Cet éducation exemplaire qu'il avait attribué par erreur à Betty, avait été un point conséquent dans sa demande en mariage. Enfant accompli signifiait mère exceptionnelle et il pensait déjà à ses futurs enfants. Il déchanta vite quand il constata l'intérêt mesuré qu'elle accordait aux rejetons Davis. John était un mystère pour Zachary, et bien que le jeune homme se comporta toujours aimablement avec ses demi-frères et sœurs, leur père se mit à le jalouser ardemment. Pour tous les regards complices qu'il surprenait entre la mère et le fils et qui aurait dû lui revenir en parti et cette naturelle bienséance qu'il affichait même en s'occupant des tâches plus plus ingrates alors que ses propres enfants se roulaient dans la poussière de la cour comme en babillant un vernaculaire de souillons. Il était froid avec John, distant même cinglant parfois (bien que pas de mauvais fond il regrettait immédiatement ses emportement irrités). Et le Johnny, bonne pâte, haussait les épaules à ces accès d'humeur non méritées et partait vaquer à ses occupations plus loin. Cette indifférence attisait la frustration de Davis qu'il percevait comme de l'insolence. Il s'en confiait parfois à sa femme, la moustache frémissante d'indignation et elle lui riait presque au nez "Comme vous y allez, Johnny est un bon garçon il est bien incapable de ce genre de manières." Betty était toujours du côté de son fils comme ce dernier priorisait l'autorité de la mère. Zachary rejeta pour toujours l'idée qu'il aurait pu être le père que John n'ait jamais eu et se senti encore plus isolé quand Betty décida qu'il était temps de faire chambre à part. Elle en avait assez de pondre un enfant tous les deux ans. La portée Davis s'arrêta donc à quatre : Zoey, Abigail, Samuel et la petite Sophia. Dieu n'avait pas que doté Betty d'une langue, mais aussi, à son grand désarroi, un ventre généreux.
John n'était pas proche de ses petits frères et sœurs et ce ne fut pas d'avoir essayé. Il savait que Zoey avait un don pour calmer les brebis quand venait le temps de la tonte, il l'avait prise plusieurs fois avec lui au pâturage et lui avait apprit tout ce qu'il y avait à savoir sur les bêtes si bien qu'elle était vite devenu la nouvelle petite bergère attitrée de la ferme. Abigail, un peu plus calme et proprette s'était révélée très délicate dans l'art de la broderie et du raccommodage de fond de pantalon. John avait parcouru au moins trois fois un des vieux livre de broderie de Madame Margery (elle lui avait légué tous les livres de sa maison et a défaut d'étagère assez grande pour tous les contenir ils avaient finis en petites colonnes éparpillés dans la chambre de John) pour être sûr de bien tout comprendre les base afin de pouvoir les enseigner correctement à sa petite sœur, et il lui offrit son précieux livre, conscient qu'elle en ferait un meilleur usage que lui. Samuel, lui, aimait la chasse aux insectes et John lui avait fabriqué un solide filet pour les attraper. Et la petite Sophie était encore trop jeune pour s'intéresser une activité utile mais aimait beaucoup rebondir sur les genoux de son aîné comme si elle était juchée sur un cheval au galop. Quand les petits furent assez grand pour comprendre que Davis n'était pas le père de leur plus grand frère, ils lui posèrent naturellement des questions sur ses origines. John ne connaissait qu'une façon de répondre à ce qui touchait à ce sujet : en racontant des histoires. Il parla des exploits imaginaires de son paternel pendant la guerre, comment grâce à lui, 6 hommes avaient réchappé de peu à une mort certaine et violente. Les longues lettres dévouée envoyées du front à sa famille au péril de la vie de quelque postier militaire qu'on devait brûler par peur que le Missouri tombe entre de mauvaises mains. La médaille de courage qu'il avait eut pour s'être lancé le premier à travers les lignes ennemies ce qui avait causé surprise et chaos dans le camps adverse et leur avait fait gagné une bataille... Médaille qui fut malheureusement perdue plus tard alors qu'il entrait dans une église en flamme pour sauver une famille d'esclaves en fuite. Chaque jour il racontait un nouveau conte plus incroyable que le précédant en se réjouissant de l'émerveillement qu'il lisait dans les yeux de ses auditeurs. Mais Zachary et sa colérique moustache mirent vite fin à ses moment particuliers entre John et ses enfants sous le couvert de l'indécence de mettre des récits aussi violents dans d'aussi jeunes oreilles. Mais au fond c'était vraiment son complexe d'infériorité vis-à-vis de cette parfaite chimère qu'il avait eu comme prédécesseur dont il aurait aimé que la parfaite réputation soit enterrée pour toujours avec lui qui le poussait à éloigner ses rejetons de cet aîné au père idéal.
#10. John avait donc eu une enfance et une adolescence douce et incroyable. Douce, car il n'avait jamais connu le vrai malheur, et incroyable grâce à l'influence que quelques extraordinaires personnages qu'il avait eu la chance de croiser sur le chemin de sa petite vie. Mais il fallait bien que le karma, ou Dieu, ou quelque soit son nom vienne y placer un obstacle, tenter au moins de le faire trébucher un peu et parier sur s'il s'étalerait de tout son long ou réussirait à se relever.
Betty était prise d'une toux depuis un moment. "C'est rien, ça passera avec l'hiver" avait-elle dit. Elle avait prit froid, voilà tout, et on y avait plus pensé. Seulement, l'hiver avait passé, puis le printemps mais la toux, elle avait empiré. Betty commença même à voir l'apparition de quelques gouttes de sang dans les linges dont elle se servait pour se couvrir la bouche, mais choisit de ne rien en dire à sa famille. Ce ne fut que lorsque ses crises devenaient si violentes qu'elles pliaient la pauvre femme en deux que John força sa mère à consulter le médecin "et en fait va te coucher, je vais l'appeler maintenant et tu ne pourras pas m'y empêcher". Betty ne fit pas plus de manière. Elle pensait surtout à la beauté que donnait à son fils ses sourcils inquiets. Chez beaucoup, l'inquiétude leur donne un visage grotesque, grimaçant, pathétique. Mais chez son Johnny elle devenait séduisante. Et puis il parlait comme un seigneur... Amusant comme elle ne lui avait jamais trouvé particulièrement ressemblance avec son père jusqu'à ce moment précis. "T'inquiètes pas tant pour ta pauvre Ma' va! Suis sûre que c'est pas grand chose". L'avis du docteur différa grandement de cet optimiste diagnostique : la tuberculose.
Betty fut confinée à sa chambre sans le droit d'en sortir avec tout un tas de sirops à prendre en espérant que l'infection ne fut pas trop avancée (finalement Davis ne trouvait plus que les chambres à part avaient été une mauvais idée). John avait tenu à se charger des repas ce qu'il faisait trois fois par jour, mouchoir enroulé autour du nez, en plus de son travail à la ferme. "J'en peux plus, Johnny de vivre enfermée, même les vaches sont mieux loties que moi. au moins elles peuvent sortir pour brouter leur herbe. Je ne veux pas mourir caché au fond d'un lit dans une chambre sombre" John lui retorqua gentiment qu'il n'y avait guère que les pendus qui avait droit de mourir publiquement et que de toute manière, rien ne prouvait qu'elle ne pourrait pas se remettre. "C'est vrai que j'peux décemment pas demander à organiser ma propre pendaison pour me faire plaisir. Le sheriff ferait une drôle de tête. Mais j'ai pas ton optimisme sur ma condition. Tu vois bien que je n'ai plus que la peau sur les os et que toute leurs potions de charlatan ne font rien si ce n'est me donner des maux de ventre. Le sang que j'crache pendant mes quintes est de plus en plus épais..." John ne répondais rien. Tout adulte qu'il était, il n'était pas encore prêt à perdre la Ma'.
Un jour ou il lui apportait le repas comme à son habitude elle lui posa une question qui elle était inhabituelle. "T'es un grand garçon maintenant, et pas laid non plus ou je serais pas ta mère. T'as jamais voulu te trouver une gentille fille et te poser?" John ne savait plus si c'était la gène ou la surprise qui le fit rougir. Si ce genre de sujets était l'inquiétude de toute mère, Betty n'y avait jusqu'à présent jamais témoigné le moindre intérêt. Des filles, John en avait connu une ou deux, au sens biblique du terme. Rien qui avait duré plus de quelques nuits mais ce n'était pas des choses qu'on racontait à sa Ma'. Il commença prudemment "et bien les filles du village..." "sont laides à faire peur je te l'accorde. Quand y en a une qui semble a peu près bien il suffit qu'elle ouvre la bouche pour nous assommer de sottises." "Mais pourquoi cette question, Ma'? " s'enquit John prudemment. "Comme ça." Ce qui n'était jamais une réponse rassurante dans la bouche de Betty. Cela témoignait toujours qu'une de ses idées souvent dangereuses sinon farfelues commençait à lui trotter dans la tête. Après s'être tapoté trois fois le nez comme elle faisait chaque fois qu'elle devait prendre une décision elle se dirigea vers son armoire et ouvrit le tiroir ou elle gardait précieusement sa robe de mariage. "Y a une boite cachée dessous attrape là." John s'exécuta et découvrit une boîte avec une liasse de billets à l'intérieur ainsi qu'une petite alliance d'argent qui tintait contre le bois de la boîte "Il est à toi cet argent John. Je pouvais pas utiliser tout ton héritage pour la ferme. Il était à toi cet argent bon sang ! Enfin je t'en ai gardé un peu... Prend le donc. Et la bague bah... c'était celle de ma mère. Je me disais qu'un jour peut-être tu en aurais besoin d'une..." John n'aimait pas du tout le ton que prenait cette conversation. Il ne voulait pas prendre l'argent. Il le lui avait donné et elle pourrait encore en avoir besoin. On pourrait l'utiliser pour trouver de meilleurs médicament... Betty eut un rire que la toux changea en ricanement de sorcière "les médicaments feront plus grand choses pour moi, je regrette pas de mourir encore jeune et plutôt jolie. J'aurais détesté être vieille. C'est fatiguant la vieillesse. Et puis on est laid. Je n'aurais pas apprécié. Mais tu vas me manquer, mon garçon. Tu te serais attaché à moi pour toujours, tu ne serais jamais parti de ce trou à gueux, je n'aurais jamais accepté que tu m'abandonnes alors que maintenant... tu pourrais voyager : Sud, Nord, Est, Ouest... tu as juste à choisir ta direction. Tu peux partir. Tu peux retrouver ton père... Il avait suggéré de te prendre tu sais, quand tu étais petiot. J'ai refusé. C'est le mien. C'est mon fils. Je l'ai élevé seule." John avait posé une main sur celle de sa mère pour l'apaiser. Il ne lui en voulait pas. Il n'aurait pas voulu la quitter. Jamais. La boîte, il savait ou elle se trouvait maintenant et n'accepterait de la prendre que s'il n'avait plus le choix. Betty sembla rassénérée. "Tu sais ce qui m'embête, c'est que j'pensais vraiment pas partir comme une pestiférée, même la mort de mon père est plus glorieuse. Au moins elle est drôle à raconter. Moi je tousse à mort et c'est tout."
La Mort devait écouter ce jour là et si une personne pouvait faire changer d'avis à la Mort, c'était Betty, du moins c'est ainsi que John le raconte. Elle mourru d'une manière dont on parlerait au village aussi longtemps qu'il y aurait de bouches pour la raconter.
Une nuit, on entendit des bruits dans la ferme autour de la bergerie. Des grattements, des frôlements, mais surtout les bêlements du troupeau agité. Betty, qui dormait peu depuis sa maladie, fut la première levée. Elle attrapa son fusil qui trônait au dessus de son lit juste en dessous de la croix sous laquelle elle faisait ses prières du soir et enfila son manteau par dessus sa chemise de nuit. Elle fut sur le perron en moins de deux minutes. Tous les ans la ferme déplorait quelque larcins de poules ou de navets quand un groupe de gitans transitait dans la région. Mais pas ce soir se disait Betty en chargeant son fusil. Elle tirerait un coup en l'air pour effrayer les voleurs et si cela ne suffisait pas, elle n'était pas du genre a avoir froid aux yeux. Mais ce n'était pas des gitans. Elle le découvrit bien vite, quand son coup sommatoire eut comme réponse un grognement mécontent et rauque. Et elle était maintenant assez proche pour discerner l'énorme masse brune de plusieurs centaines de kilos qui avançait dans sa direction. Betty ne recula pas, John peut en témoigner, il venait à son tour d'arriver sur le perron avec Zachary, la moustache en broussaille. Tout se passa très vite. Trop vite. La monstrueuse bête fondit sur la fermière. Betty leva son fusil et tira sans avoir pu éviter la grosse patte griffue de l'ours qui l'envoya valdinguer plus loin, lui brisant tous les os du corps. Betty s'affaissa, molle comme la poupée de chiffon d'Abigail. Zachary était tetanisé et fixait la scene en tremblant de tous ses membres. L'ours aussi était tombé et soufflait bruyemment. Mais John ne s'en préoccupa pas. Il couru vers sa mère. Elle était morte sur le coup. La nuque brisée. Johnny ne savait pas depuis combien de temps il caressait, les yeux brouillés, les mèches de cheveux échappées du chignon en désordre de sa Ma' quand la voix de Zachary, étrangement aigûe comme si elle provenait d'un petit garçon, lui parvint aux oreilles. "L'ours est... l'ours est mort. Elle l'a eu. En pleine carotide. En un coup."
On parlerai de la mort de Betty dans tout le village. C'est ce qu'elle aurait voulu. Ils vinrent tous à l'enterrement. Elle était une héroïne. La petite fermière qui avait tenu un combat victorieux à mort, seule, contre un ours monstrueux.
La ferme ne reviendrait pas a John avant la mort de Zachary Davis. Le prix à payer pour son sauvetage. Son beau père, un peu gêné lui dit que bien sûr il resterait son employé en attendant que l'exploitation revienne entre ses mains. Mais John n'avait pas envie d'attendre. "Ca ira" dit il dans sa chambre en regardant son vieil harmonica cabossé avant de le replacer dans la petite boîte que sa mère avait caché sous sa robe de mariée pendant des année "il est temps que je retrouve mon père". Il referma son sac et sorti.