Rares étaient les véritables moments de calme pour Bonnie. D’une part, parce que sa tempête interne ne semblait jamais s’apaiser. D’autre part, parce que le calme pouvait susciter la vulnérabilité, et elle ne pouvait pas se le permettre. Jamais. Plus jamais. Elle s’était assise sous un arbre au tronc suffisamment large pour la dissimuler entièrement, assez éloigné du camp pour avoir la paix, une couverture autour de ses épaules pour contrer le froid ambiant de l’hiver ; près d’elle, les deux lames qui ne quittaient ses flancs qu’à de rares occasions et une pierre pour les aiguiser posée sur ses genoux. Elle avait choisi de s’isoler là plutôt que sous sa tente, au cas où on la chercherait. Il aurait été trop facile de la trouver dans sa tente. Si on l’appelait, elle aurait le temps de saisir sa pierre et son couteau et de prétendre avoir été occupée à cette noble activité qu’est l’affûtage pendant tout ce temps ; et puis l’idée de ne pas être si facilement localisable lui conférait encore un peu de mystère. Des bruits de tir lui parvenaient du lointain, elle avait appris très jeune à les trouver bien plus rassurants que le silence. Lorsque tout se tairait, il serait temps de s’inquiéter. Pour l’instant, quiconque s’entraînait visiblement à tirer était assez loin pour qu’elle songe à s’en inquiéter.

Elle fronça les sourcils en froissant le papier sous ses doigts, agacée. Cela faisait bien deux heures qu’elle était assise là, le livre entre les mains, et elle n’avait pas atteint la dixième page. Il lui avait déjà fallu plusieurs minutes seulement pour déchiffrer le titre. Le livre, elle l’avait trouvé au sol de la diligence que les O’Reilly’s avaient attaquée lors de leur dernier coup. Discrètement, elle l’avait caché sous son manteau. Le titre lui avait appris qu’il s’agissait d’un livre pour jeunes garçons et qu’il racontait quelque chose en rapport avec l’océan. Il ne devait pas avoir plus de quelques années, mais elle avait déduit des pages cornées et des bordures abîmées que ce devait être le livre favori de l’un des enfants de la famille, lu et relu à la lueur d’une chandelle dans la chaleur d’un lit confortable. Peut-être même avaient-ils appris à lire sur ce livre. Probablement leur manquerait-il. Ce qui était totalement égal à Bonnie. Des livres, ils en auraient d’autres, mais pour elle c’était le seul. Elle n’aurait jamais mis d’argent dans un livre, d’abord parce qu’elle avait toujours pensé que c’était une perte de temps, et puis parce que lire était une activité bien plus difficile pour elle que de combattre qui que ce soit. Pourtant, en voyant ce livre par terre, quelque chose l’avait poussée à le prendre, à le dissimuler, comme un secret de plus à garder. C’était Theodore qui avait essayé de lui apprendre à lire, quand elle avait une quinzaine d’années, et elle n’avait pas été la meilleure des élèves. Il lui arrivait parfois de le regretter. Pourtant, elle se disait qu’il serait sûrement fier d’elle s’il la voyait assise-là, à redoubler d’efforts pour ne pas arracher de rage la page qui crissait entre ses doigts. Après quelques années à déduire le sens de chaque phrase à partir des quelques mots qu’elle parvenait à déchiffrer, elle arriverait peut-être à finir un jour cette histoire.

Un bruit de pas venant dans sa direction interrompit Bonnie tandis qu’elle plissait les yeux devant le mot “sacripants”. Elle n’était pas tout à fait sûre de l’avoir correctement lu, mais à condition que ce soit le cas, il lui était totalement inconnu. D’un mouvement brusque, elle lâcha le livre sur ses genoux pour agripper la garde d’un de ses poignards d’une main et la pierre à aiguiser de l’autre. Elle se composa un air menaçant sous son chapeau, prête à bondir sur ses pieds et brandir sa lame si besoin ; absorbée par sa tâche, elle n’avait même pas remarqué que les tirs avaient cessé. Mais ce n’était qu’un jeune homme qui se trouvait là. Un jeune homme à l’air tout à fait inoffensif. "Hey !", l’interpella-t-elle comme un aboiement plutôt qu’une salutation, avant qu’il ne puisse dire un mot. "Qu’est-ce que tu fais là ?" De vagues souvenirs lui remontèrent, une histoire de cours de tir pour le gamin du saloon. Kilian avait pourtant prévenu, histoire que personne ne s’avise d’agresser le jeune homme s’ils tombaient sur lui pointant une arme dans le coin. Elle souffla du nez. "T’as quoi, 20 ans ? Et tu sais toujours pas tirer ?" Plutôt que de faire la conversation, Bonnie tentait de se donner une contenance, espérant que le tranchant de sa voix autant que de sa lame suffiraient à détourner l’attention du livre échoué sur ses genoux. Une Hargrave en pleine lecture. Elle ne pouvait pas se permettre de faire ça à la réputation du nom de son père.