Les enfants grandissent toujours trop vite. Pearl se rappelait encore des tout petits pieds de son bébé, ses toutes petites chevilles minuscules, que le temps était déjà venus de scier celles de ses victimes malencontreuses. S’extraire de la misère pour devenir le Silver Gang avait été si intense que Pearl n’avait pas vu Rose devenir une jeune femme. Le visage et les mains maculés de sang, elle était prise d’un élan de nostalgie en repensant à sa petite fille qui apprenait à monter à cheval entre James et Liam, toute fière sur son tout premier poney. Lorsqu’ils s’étaient installés à Silverstone, elle n’avait que cinq ans. Peut-être avait-elle quelques souvenirs de l’avant, qui sait. Aujourd’hui, la maturité et les responsabilités lui incombaient déjà et Rose devait à son tour mettre les mains dans le purin pour préserver son mode de vie.

-Tire plus fort bon dieu, il faut briser la patte ! grognait la mère en essayant de rompre le mollet du type dans le baquet. Armée d’un hachoir à viande, elle appuyait de tout son poids pour rompre les os et faciliter la découpe. Appuie ! Sois pas timide sinon on en a jusqu’à Noël !

La nuit promettait d’être longue. Sa jolie Rose, non contente d’être devenue une incommensurable peste, s’adonnait à cœur joie à la vie nocturne de Silverstone car son statut la protégeait des dangers. James, supposé veiller sur elle, avait perdu son attention suffisamment longtemps pour que dans l’ivresse elle commette une irréparable erreur. Une erreur si irréparable qu’il fallait désormais la débiter en pièce dans le baquet d’une chambre du Silver Saloon, la ranger dans des malles et l’envoyer en diligence se faire livrer à Imogen.
D’un œil concerné, Pearl surveillait régulièrement que le teint de Rose ne virait pas au gris et qu’elle n’allait pas en plus devoir lui passer les sels.

-Aller ma colombe, accroche-toi. Ce sera vite fini et on ira boire un bon remontant.

Pas sûre que Rose en ait besoin vu l’état dans lequel elle se trouvait ce matin, mais après ça boire ne pourrait pas faire de mal non plus. Cela faisait déjà une heure qu’elle s’acharnait sur ce pauvre type dont la mort n’avait pas été plus agréable. Pearl et Rose l’avait méthodiquement noyée à quatre mains dans son bain, mère et fille réunies dans une belle organisation. Tous ses effets personnels étaient entassés sur le lit. Rien de bien intéressant à garder, surtout des éléments à détruire précautionneusement.
Pearl ne craignait pas les propriétaires du lieu ni même les autres clients. On la connaissait bien. Néanmoins, la découverte d’un corps ne pouvait être qu’une source de problèmes. La Pinkerton n’avait encore jamais montré le bout de son vilain nez mais rien n’était jamais acquis. Plusieurs fois les Hennessy n’étaient pas passés loin d’une situation catastrophique. L’expérience leur avait appris à se montrer très méthodique.
Pearl jetait au fur et à mesure les tailles dans les malles. Le sang se répandait absolument partout sur leurs vêtements, leur peau et le plancher. Il faudra aussi jeter ces maudits draps....

L’odeur est insupportable. Un mélange de sueur, d’alcool et de sang. Avec une nette prédominance du sang. Elle s’efforce de ne pas y penser. En fait, elle s’efforce de ne penser à rien. Elle renforce sa prise et tire avec tout ce qu’il lui reste de forces. Jusqu’à ce que ça cède. Le bruit est encore moins supportable que l’odeur, si c’est possible. Elle presse ses lèvres l’une contre l’autre pour s’empêcher de vomir.

Tout ça, c’était la faute de James. S’il l’avait surveillée, comme il était censé le faire...

Elle serre les dents, elle s’empare d’un autre membre inerte, elle tire. Si elle entend les encouragements de sa mère, elle ne le montre pas. Tente d’essuyer ses mains poisseuses sur sa chemise déjà rougie.

Jamais elle n’avait bu autant. Pourquoi avait-elle bu autant ?

Il avait été beau, dans son genre. Le genre gamin des rues, ouvrier de père en fils, les mains dans la poussière depuis des générations. Elle ne lui aurait même pas adressé la parole en temps normal. L’alcool aidant, elle lui en a trop dit.

C’était décidé, jamais plus elle ne boirait de gin.

Il n’est plus beau maintenant. Il a cessé de l’être lorsque sa tête a disparu sous les bulles, l’oxygène s’échappant petit à petit de ses poumons. Elles ont dû s’y mettre à deux, elle et sa mère, pour qu’il se taise.

Si seulement il n’avait pas voulu lui faire la conversation… Elle voulait juste passer un bon moment, pourquoi avait-il voulu discuter ?

Lorsqu’elle a émergé des brumes alcoolisées, le matin avait fui depuis plusieurs heures. Haut dans le ciel, le soleil l’a narguée. Rappelée à l’ordre. Les excès de la veille lui sont revenus en pleine face. Et avec ses souvenirs, le terrible sentiment d’avoir merdé. Et pas qu’un peu.

« Je crois que c’est bon, M’man… C’est fini. »

Elle ne parle pas tant à sa mère qu’à elle-même. Elle ferme la dernière malle, essuie encore une fois ses mains. Elle ne se sent pas plus propre pour autant. La chambre est un champ de bataille rougi par le sang d’un seul soldat.

« S’il-te-plaît, m’man… On peut rentrer à la maison, maintenant ? »

Les mots ont à peine franchi ses lèvres qu’elle les regrette. Bien sûr que non, elles ne peuvent pas rentrer. Pas dans cet état, les mains écarlates jusqu’aux coudes, la poitrine couverte de la couleur du crime. Son crime.

Une larme, une seule, roule. Solitaire, elle achève sa course en glissant entre des lèvres parcheminées par l’effort.

« Je suis désolée… »

« -Oh ma colombe, … » Voir sa petite fille dans cet état ne lui faisait pas plaisir. Dans un élan maternel irrépressible, elle s’empressa d’embrasser Rose qui retrouvait subrepticement son visage d’enfant qui a fait une grosse bêtise. Assises sur les malles qui renfermaient le corps, elles avaient une allure à faire peur. Les mains tâchées de Pearl replaçaient quelques mèches sur son beau minois contrarié. « On va s’en sortir, ne t’en fais pas. Le plus dur est fait. » En tout cas la partie la plus sportive touchait presque à sa fin. Pearl avait dû redoubler d’inventivité et se creuser la tête pour résoudre cette équation-là. Il était absolument hors de question de se faire aider de Liam car il exploserait, et cela excluait également James car c’était la garanti que le ragot remonterait à son cher oncle aussitôt. Les relations entre sa fille et le fondateur du gang étaient devenues très tendues depuis que Rose se comportait comme une jeune femme arrogante et sûre d’elle. Ce genre de bourde pourrait l’expédier dans une pension de jeunes filles illico, ce que Pearl excluait absolument.  « Sois forte, Rosie, ce sont des leçons dont tu auras besoin toute ta vie. » La résilience, la force, et bien-sûr faire disparaître un corps de mâle d’environ 90 kilos étaient des apprentissages qui avaient fait de la jeune mère quelqu’un. Ce monde n’était pas fait pour les femmes noires et ça serait le cas pendant encore longtemps alors il fallait que Rose s’apprenne à supporter ce fardeau. Avec amour, elle la berça un peu dans les bras, caressant ses cheveux ensanglantés tout en anticipant la prochaine action de ce triste stratagème.
« Vas te laver ma chérie » lui intima-t-elle après avoir pris le luxe, dans cet instant pourtant horriblement dangereux, de consoler sa chair. Il y avait encore le baquet d’eau où le type avait trouvé sa fin. Pendant ce temps, Pearl étira sa colonne endolorie. Sa jambe la faisait atrocement souffrir depuis son agression et ce genre de travaux allait se payer pendant des jours. Il lui faudrait utiliser la canne pendant au moins une semaine. Son plan se déroulait bien mais le plus délicat restait à venir. Il y avait un receleur avec qui les Hennessy traitait fréquemment et qui vivait sous leur protection. Le fils du vieux Hoven viendrait le soir récupérer les malles et les charger dans sa remorque avec d’autres marchandises. De là, il se rendrait jusqu’à Imogen et abandonnerait les malles dans la périphérie sans jamais être proprement averti de leur contenu. Si aucun contrôle n’avait lieux, aucune complication ne viendrait pimenter cette stratégie. C’était une méthode que les Hennessy avait déjà étayés une fois ou deux : envoyer les restes le plus loin possible, pour rendre tout soupçon parfaitement impossible. Il lui faudrait ensuite être généreuse avec l’aubergiste qui entretenait les chambres afin d’éteindre sa conscience quant à tout détail qu’il pourrait découvrir. « Passe la serpillière mon ange, maman a mal au dos... »
Tandis ce que Rose n’avait plus qu’à éponger,les hectolitres de sang qui bavaient sur le parquet, où on pourrait ensuite replacer le tapis, Pearl entama de se rouler enfin une cigarette. « Au fait. Tu as pensé à t'inscrire au stand d’inscription pour le concours de la reine de beauté ? »

Les bras de sa mère se referment brièvement autour d’elle, réconfort et prison, doux et amer. Certes, sa mère est là pour elle, toujours prête à la sortir d’un mauvais pas ou d’une situation délicate. Mais chaque médaille a son revers. Si ses parents n’étaient pas des gangsters, si elle était la fille de n’importe quel autre habitant de Silverstone, elle aurait sans doute eu droit à une grosse engueulade. Pas à un démembrement en règle.

Les larmes reviennent. Elle voudrait les laisser couler, mais on ne fait pas dans la pleurnicherie chez les Hennessy. On étouffe, on enterre, les sentiments comme les témoins gênants. Pas question de se montrer faible, à vingt ans comme à quarante. Voilà pourquoi c’est sa mère, Pearl Hennessy, cheffe du gang, qui se tient face à elle. Parce qu’elle ne peut pas se permettre d’exposer la gaffe de sa fille. Parce qu’elle doit défendre son rang face à son propre époux. Ah, les hommes… James, lui, a le droit de coucher avec qui il veut, bien sûr. Personne ne lui demande des comptes, à James, songe rageusement la brune sans écouter les paroles de son aînée.

Elle entend néanmoins son conseil. Elle prend le temps de rincer ses bras fins, le devant de sa chemise, son visage éclaboussé de sang et de sel. Sa peau retrouve sa couleur caramel, débarrassée de toute trace d’hémoglobine. Avant de se rhabiller, toutefois, une dernière tâche l’attend. Alors que la mère allume une cigarette, la fille passe le torchon, plus attentivement qu’elle ne l’a jamais fait. Il ne doit rien rester de ce soir. Pas une seule trace, si ce n’est dans sa mémoire. Peut-être qu’un jour, même le souvenir de cette soirée s’effacera. Elle en doute. Mais elle se ment, ça fait passer le temps.

La question la surprend alors qu’elle achève de rendre à la chambre son aspect originel. Le concours ? Il lui faut quelques instants pour se rappeler de quoi parle sa mère. Pour sortir du cocon de noirceur dans lequel l’ont plongé ses pensées. Le concours de beauté annuel. Celui de la foire de Silverstone. Elle se souvient, maintenant. Des jours, non, des semaines qu’elle se prépare pour l’évènement. Cela paraît si trivial, tout à coup.

« Je sais pas… Je suis plus sûre de participer, au final. De toute manière, c’est toujours l’autre qui gagne. »

L’autre. Pas besoin de dire son nom, sa mère sait de qui elle parle. Louisa Rosenbach, princesse de Silverstone, rivale de Rose depuis l’enfance. Chaque année depuis ses seize ans, Rose a participé au concours. Chaque année, Louisa l’a remporté. Tout ça parce qu’elle est la fille du maire. Du moins, c’est la version de Rose. La brune se rhabille, enfilant la robe propre que lui a apportée sa mère. La chambre est pratiquement impeccable - le lit est fait de travers, mais c’est à ça qu’on paye les femmes de chambre, après tout.

« Je peux finir cette cigarette ? Et, par pitié, dis-moi qu’on rentre bientôt... »

-Bien-sûr, …, répondit Pearl en lui laissant prendre sa cigarette.

En dépit de la situation catastrophique et traumatisante de l’après-midi, elle était heureuse de voir que les préoccupations de Rose étaient toujours accaparées par des rivalités d’enfant. Tout comme sa mère, les badinages de la vraie vie dissimulaient aisément le papier peint de l’horreur.
En lui tenant la main, toujours assise sur la caisse qui contenait des morceaux de corps, elle la fit tourner doucement sur elle-même.

-Moi, je crois qu’elle n’aurait aucune chance contre cette demoiselle… , sourit-elle, épuisée mais enjôleuse, Tout le monde va se dire « ...aah, qui est cette mystérieuse inconnue qui vient d’arriver en ville ? Elle est magnifique... » et plus personne ne verra plus rien d’autre que toi…

Malgré ce qu’en disait le reste de la famille, Pearl élevait depuis toujours sa fille dans l’orgueil et la fierté. Peu importe si certains jours avaient un goût chaotique, Rose ne devait jamais douter d’elle-même et de ce qu’elle accomplirait. Depuis toujours, elle la berçait de récit dont elle était elle-même l’héroïne future.
Plus elle grandissait, plus les traits de son père apparaissaient sur son visage, rappelant étrangement à Pearl une vie qu’elle avait pourtant soigneusement oublié. Même si la figure de Lewis n’était plus qu’un lointain souvenir flou, la forme des yeux et certaines ombres du sourire de Rose lui rappelait parfois brusquement l’homme qu’elle avait épousé. C’en était souvent un peu troublant.

Inspectant la pièce du regard, elle conclut qu’ici pourrait s’achever leur labeur. La pièce semblait en ordre, du moins après ce qui avait pu s’y produire. Pearl était une gangster de sang froid qui avait ses familiarités avec la mort mais elle n’était en rien le meilleur chasseur de prime d’Esperanza. Il lui faudrait très vite remettre cette affaire entre des mains plus compétentes qui parviendrait à effacer toute trace du crime.
Or pour cela, il allait lui falloir choisir ses mots soigneusement. Peut-être aussi couler quelques larmes.

-Rentre à la maison ma puce, je vais m’occuper du reste. J’ai quelques mots à dire à Greenfeld et ce soir, elle soupira, j’irais parler avec Will.

Avant de quitter la chambre, elle récupéra les clés sur la table de chevet et pris bien soin de fermer la porte derrière elle. Dans les escaliers, elle tenait le bras de Rose autant pour la réconforter que pour prendre appui.
La salle principale du saloon était déserte et, sur sa demande qui n’avait pas besoin de justification, Clark avait fermé l’établissement pour la soirée. Pearl s’assied au piano, tournée vers la salle, et embrasse le front de Rose avant de la laisser partir. « Ne t’inquiète plus de rien et n’en parle à personne surtout. »

En enfonçant quelques touches, elle contempla la salle vide et profita un peu du calme. La tempête n'allait pas tarder à se lever.