ft. Irene Bedard
#1. Deux cultures irréconciliables s’affrontent qui se contaminent l’une l’autre dans la psyché de Nadie. Ne maîtrisant plus bien sa propre langue, noyée par le dialecte des colons depuis près de vingt ans, elle parle un créole bizarre symptomatique de sa condition. Son déracinement a été si violent qu’elle a totalement perdu sa culture et se considère maintenant comme altérée. Comme d’autres natifs errants, Nadie n’appartient plus aux siens et ne peut pas intégrer la civilisation blanche.
#2. Venue au monde près d’un lac qui ressemble à Moonstone Pond, Nadie est issue de la tribu des Nêhiyaw que les blancs appellent Cris des Plaines. Jusqu’à ses 16 ans elle n’a connu que le mode de vie nomade des chasseurs de son village. Peuple d’éleveurs belliqueux, perpétuellement en guerre avec ses voisins, son clan vivait du commerce des fourrures. Ainsi, Nadie s’est très tôt consacrée à l’artisanat et au traitement des peaux que sa famille échangeaient auprès de trappeurs itinérants.
#3. Son vieux père fut tué par un guerrier Crow lors d’un ultime affrontement entre les deux ethnies. Chacune de ses trois épouses s’unirent alors avec un autre chasseur de la tribu, y-compris Wikimak la mère de Nadie. A douze ans, Nadie fut accueillie par sa sœur aînée, Sokanon. Elle pouvait l’aider à prendre soin de son enfant, le petit Ahanu.
#4. En grandissant, un deuxième prénom lui fut attribué selon la tradition : Wawetseka. Il faisait référence à sa beauté car les guerriers Nêhiyaw la considéraient comme la plus belle fille du village. A cette époque, elle espérait devenir un jour la troisième épouse de son chef car c’est lui qui avait suggéré ce nom à Wikimak. La famille de Nadie s’enorgueillit de cet honneur jusqu’à la dissimuler aux étrangers. Tant de manières intriguèrent particulièrement le trappeur nakota Canowicakte qui traitait souvent avec les Nêhiyaw. L’ayant à peine vue, il répandit la rumeur de sa beauté incommensurable dans les tribus alentours.
#5. Quand les guerriers sont venus s’emparer d’elle, il faisait nuit noire et l’hiver était rude. Tout le village dormait profondément, emmitouflé dans les épaisses peaux qui faisaient leur richesse. Nadie n’entendit pas ses ravisseurs entrer dans l’abri. Il ne firent pas un bruit en égorgeant Sokanon et Ahanu et étouffèrent immédiatement les cris de la Wawetseka dans leurs fourrures de loups. Pas un guerrier Nêhiyaw n’entendit les hommes qui s’évadèrent comme des esprits, abandonnant derrière eux la couche gorgée de sang. Nadie venait d’avoir seize ans et la terreur qui s’empara d’elle lui coupa la voix.
#6. Les yeux bandés, elle est emmenée à travers les steppes jusqu’à la frontière d’un nouvel état. Le voyage est épuisant et la jeune Nadie est terrorisée par le langage barbare que parle ses ravisseurs. Ses tentatives pour s’enfuir sont vaines mais elle termine la traversée pieds et mains entravés. Sa destination est un campement Nakota où elle est aussitôt offerte à un vénérable guerrier sioux. A peine arrivée, elle est battue par son épouse et contrainte à des tâches d’agricultures totalement étrangère à la culture cree. Reléguée au statut d’esclave sexuelle, de défouloir et de servante, elle sombre vite dans un immense désespoir. Alors qu’on tente de la dresser comme un cheval, elle se montre aussi féroce qu’un chien sauvage.
#7. Les femmes cree ont les dents solides. Les sculptures de bois taillées avec les dents sont un des plus remarquables artisanat du féminin Nêhiyaw.
#8. Avec ses dents, Nadie arracha toute l’oreille de son maître qui essayait de la maîtriser. Les hommes décidèrent alors de la vendre à la frontière du Wyoming.
#9. Ethan Edwards était le premier vrai blanc que Nadie rencontra dans sa vie. Il avait les yeux légèrement globuleux et rieurs. Sa bonhommie et son sourire accueillant le rendait immédiatement sympathique à sa clientèle. Quand il acheta Nadie, il recherchait une aide-ménagère pour la taverne qu’il tenait à Little Hope, une très modeste ruralité du Wyoming. Il avait monté son affaire quand la ville se bâtissait et était un membre important de la communauté. Alors qu’il approchait des trente-sept ans, la perspective de se marier devenait séduisante car elle présentait la garantie d’une main d’œuvre gratuite. Il y pensa immédiatement en rencontrant Nadie.
#10. A l’église de Little Hope, elle fut baptisée Ruby-Grace avec les prénoms des grands-mères d’Ethan. Bien qu’elle ne parlait pas un seul mot d’anglais, la situation d’un mariage est explicite. Elle n’était pas ravie du tout mais heureusement pour Ethan, tout ce qu’elle pouvait dire ne faisait aucun sens. Il passait pour un homme généreux et sa nouvelle compagne lui permis temporairement de faire de la publicité pour son établissement. Néanmoins, tous les signes extérieurs d’appartenance à une autre culture lui furent retirés. Sur les conseils de spécialistes, Ethan lui coupa aussi les cheveux car c’était un sacrilège pour les natifs. Il se montra doux et tolérant toute la journée du mariage mais ses efforts n’étaient pas très bien récompensés. Or un homme qui gère seul une taverne n’a pas beaucoup de temps pour la pédagogie.
#11. Ethan connaissait l’histoire de l’oreille et il savait que son nom était Wawetseka car c’est toute l’information que les ravisseurs lui avait donnés. Il était heureux d’avoir une femme considérée comme très belle par ces imbéciles de peaux-rouges mais il avait surtout besoin d’une ménagère docile. Les journées de Nadie étaient encore plus interminables et difficiles que dans les champs de culture des Sioux. Il fallait cuisiner, servir à boire et surtout nettoyer toutes les chambres, tous les jours, toutes les planches du parquet et toutes les marches des escaliers et balayer la cour, nourrir les poules, nettoyer leurs merdes, faire la vaisselle du débit de boisson et recommencer le soir. Ethan ne chômait pas et il avait cruellement besoin d’elle. Une taverne ça ne tourne pas tout seul. Alors il n’avait pas de temps à perdre pour ses chouineries et ses baragouinages primitifs.
#12. Nadie a appris l’anglais par deux biais : les aboiements d’Ethan Edwards qui lui apprenaient le vocabulaire domestique et les versets bibliques. Le pasteur avait réussi à convaincre ce mécréant de tavernier d’envoyer sa petite à l’église pour l’aider à progresser en apprenant par cœur.
#13. Du reste, pour dresser sa sauvage, il y avait des méthodes. Nadie fut si souvent enfermée dans le poulailler avec les horribles chiens de garde qu’elle contracta une terreur pour ces animaux. Le choc fut d’autant plus violent que les Cris étaient traditionnellement éleveurs de chiens et qu’autrefois elle les aimait. Il n’y avait rien à faire contre ces monstres que de se tasser le plus possible contre un mur, à quelques centimètres de la portée de leurs chaînes. Ethan utilisait aussi l’alcool car il avait remarqué que son épouse n’en supportait pas du tout les effets. Ce n’était pas un homme très costaud mais pour sa chance, Ruby-Grace était à peine plus haute que le comptoir.
#14. Avec le temps, l’acclimatation sembla opérer. L’instinct de survie de Nadie était très fort et elle ne chercha plus à stupidement résister ou à s’enfuir. Sa petite présence silencieuse habita la taverne pendant des années et sa docilité adoucit un peu son cauchemar. Ethan était violent, alcoolique, mesquin mais il était aussi un peu bête et cru sincèrement qu’elle avait accepté sa situation.
#15. Nadie était tombée enceinte quelques mois après son mariage. Se soumettre au plus fort faisait partie de la vie. Toutefois, elle refusait de totalement céder à cette union. Donner au monde des enfants métisses étaient au-delà de ce qu’elle pouvait tolérer. Cela mettrait fin à son rêve de retrouver les siens. Cet enfant l’enchaînerait à la taverne pour toujours. Il y avait encore dans son cœur l’espoir tenace de retrouver sa sœur et sa mère dans les plaines des Nêhiyaw. Son ventre de femme était sacrée. Même la vieille bible du pasteur trouvait cette bauge infâme et impropre aux chrétiens. Nadie-Ruby trouva de l’aide chez une femme métisse de la communauté qui l’aida à extraire le mal, sur les berges paisibles de la Moon River qui enlaçait Little Hope. Aucune des deux femmes ne savaient très bien ce qu’elles faisaient ni n’avaient de réelles capacités à communiquer. Nadie cru mourir sous ce clair de lune mais elle survécu encore une fois.
#16. Bien que son corps avait été meurtri par ce terrible avortement, elle dû y recourir une nouvelle fois l’année suivante. L’imagination d’Ethan ne s’étendait pas jusqu’à ces extrémités et il ne comprit jamais pourquoi Ruby-Grace ne lui donnait aucun enfant. Quand le médecin de la localité vint en consultation, les faits étaient déjà loin. Le corps de Nadie était trop abîmé. Sur les conseils du pasteur, elle pria chaque soir sur le bord de son lit.
#17. Ethan et Nadie étaient mariés depuis sept ans. Elle avait pratiquement oublié sa langue et son propre nom, devenue la silencieuse et placide Madame Edwards, la femme exotique du tavernier. Elle ne pensait pas, elle parlait peu, elle travaillait beaucoup. Un très beau matin, en ouvrant les fenêtres, elle sentit qu’elle était enceinte à nouveau, six ans après ses dernières couches. Encore une fois, comme un automatisme, elle trouva un moyen de le perdre en se jetant dans les escaliers. Mais le choc la réveilla. Le petit fantôme ne pouvait plus en endurer davantage.
#18. La nuit était tombée. Il régnait dans l’auberge un silence qui lui en rappelait un autre. Tandis ce qu’Ethan dormait, Ruby-Grace était descendu dans la salle pour chercher un couteau de cuisine. Ses gestes étaient calmes comme quand elle brossait une peau de mufle, il y a longtemps, dans son ancien campement-souvenir. Cela faisait des années que l’homme qui dormait avec elle ne s’en méfiait plus. Ce soir là, c’était une question de mort. Il fallait mettre un terme avant qu’elle tombe encore enceinte ou que quelque chose de pire arrive. Sans chaussure, les cheveux libérés, les mains tremblantes mais déterminées, elle monta à la chambre auprès de son époux endormi et le poignarda avec acharnement, dans le silence calme de l’hôtel endormi.
#19. S’enfuir simplement ça n’aurait pas été possible. Il fallait punir le crime et chez les Cris, les cycles se ferment toujours dans le sang.
#20. Sa dégringolade vers le sud l’éloigna vite de son crime et de sa source. Miraculeusement elle parvint à s'effacer dans la nuit ,à l'arrière des convois de marchandises filant à travers les plaines, bien avant qu'on retrouve Ethan la gueule ouverte dans ses draps rouges. Redevenu anonyme, elle ne resta jamais plus de quelques semaines au même endroit et ne donna jamais le même nom. Mais pour elle-même, elle retrouva le sien propre :
Nadie. Elle se confondit dans la misère et joua le rôle de l’indienne stupide dont on ne se méfiait pas, sourde et analphabète. Consciente qu’on l’abattrait comme un chien sauvage si les autorités la retrouvait, elle amassa le plus d’argent possible pour s’enfuir toujours plus loin, vers le sud.
#21. Guidée par le hasard et le soleil, elle s’enfonça jusqu’aux landes de New Hanover dont quelqu’un lui avait parlé il y a très longtemps. La zone était réputée parmi les vagabonds pour être plus tolérante qu’ailleurs. L'
esperanza dans West Esperanza. Accompagnée de deux autres errants, elle planta un campement dans la zone désertique, entre les villes d’Imogen et de Silverstone. Bénéficiant du passage de marchands, de voyageurs et de locaux, elle vendait aux voyageurs sa peau dans les montagnes.
#22. Rapidement alerté de la concurrence très déloyale qui se donnait aux bergers dans le maquis, le gestionnaire de la maison close locale ordonna qu'on lui retrouve cette pute indienne. Après plusieurs jours de cache-cache dans les rocs, les hommes de Fraser parviennent à capturer Nadie qui essayait de pêcher dans un cours d’eau, absolument inconsciente de l'attention dont elle faisait l'objet dans le quartier rouge.
#23. Pendant deux journées, elle fut abandonnée dans un cabanon au milieu du désert sans une seule goutte d’eau. Malgré ses tentatives désespérées de rompre les chaînes qui scellaient la porte, elle était prisonnière. La brutalité de sa capture et la chaleur écrasante aurait découragé n’importe quel guerrier Nêhiyawak. Quand elle pensait mourir dans cette fange pas plus grande qu’un chiotte, le ciel lui envoya un pasteur.
#24. Jamais personne au monde n’avait été aussi généreux avec Nadie. Avec sa voix très calme, ses yeux bleus glacés, sa présence supérieure, il y avait une aura surnaturelle qui entourait ce Powaw. Quand il venait la libérer, elle l’identifia à un ange ou au diable, à un ikto, quelque chose de divin. Tout ce qu’il lui disait était gentil, très doux, bienveillant, il la comprenait comme un esprit, il l'accueillait à lui comme le lit d'une rivière. Immédiatement, entre ses bras, elle s'endormit. Escortée jusqu’à la ville la plus proche, il lui donna des vêtements, un repas chaud, du réconfort et un endroit où dormir. Il lui caressait le visage et lui parlait comme s'il reconnaissait son statut tribal.
#25. Totalement aveuglée par sa lumière, Nadie adopta immédiatement l’idée qu’elle avait rencontré son grand amour.
#26. Convaincue par son protecteur qu’il était idiot d'espérer retourner parmi les siens un jour, elle se dévoua à sa cause comme s’il était le chef qu’elle aurait dû épouser. Il lui trouva un travail à l’Open Purse, le bordel dont il était propriétaire. Nadie y faisait le ménage la nuit. Elle était dévouée, appliquée, avide de servir. Très rapidement, William lui fit suffisamment confiance pour lui confier plus d'affaires. Avec la douceur du serpent qui étrangle, il l'initia à de plus en plus d'emplois, de plus en plus criminels, de plus en plus dangereux, de plus en plus liés à la gangrène de ce désert salé.
#27. La générosité d’un banquier n’a de limite que la dette. Dès les premiers instants de leur rencontre, Fraser n'avait pas perdu le décompte de l’argent qu’il avait investi sur le dos de son indienne. Il en disposait comme il le désirait mais elle vivait à ses dépenses. Quand il révéla sa part de monstruosité, sans même avoir besoin de hausser la voix, il était trop tard. Nadie travaillait uniquement pour rembourser sa dette d’être en vie. Or, William Fraser, impitoyable archange, n’était pas homme à effacer une ardoise d’un simple revers de manche.
#28. L'étau s'était refermé si lentement que Nadie n'eut même pas le temps de comprendre qu'elle était piégée. De la chaleur de l'amour, son ventre se remplit de terreur dès qu'elle était en présence du bon pasteur. Elle ne travaillait plus que pour rembourser un dû qui se rallongeait chaque jour. Jusqu'à la fin de sa vie, elle aurait beaucoup de réticence à signer le moindre document.
#29. Après huit ans de service loyaux, Matchitehew décida de l'éloigner pour une mission particulière. Il pouvait avoir confiance maintenant. La guerre des gangs qui se profilait à l'horizon inquiétait Silverstone et un bête conflit entre les bordels des deux villes suffit à prétexter son voyage. A trente-trois ans, Nadie fut placée dans un ranch ami de son précepteur. En descendant de la diligence, l'air froid fouetta son visage et sa solitude nouvelle sonnait comme une libération.