Markus et Xue Kennedy ne formaient pas un couple classique. Ils ne cohabitaient pas ensemble, car tous deux étaient propriétaires (Markus d’un cirque et Xue d’un cabaret) et à leur union, l’Irlandais n’avait pas souhaité s’approprier le travail de son épouse ni vendre le Wild Horse pour que celle-ci déménage loin de Silverstone avec lui. Ce mariage suscitait parfois quelques rumeurs et animait certaines conversations ici et là, mais tout cela n’importait peu aux Kennedy, car ils étaient heureux ainsi.

Néanmoins, depuis quelque temps, Xue semblait épuisée par le travail. La Chinoise devenait souvent énervée par un rien ou se montrait quelquefois trop émotive dans des situations les plus banales. Sky et Loan, les enfants Kennedy, avaient même confié à leur père que leur mère était de plus en plus impatiente envers eux, ce qui les chagrinait.

Markus avait alors proposé à son épouse de prendre des vacances. Quelques jours en amoureux loin du cirque, du Wild Horse et de leurs responsabilités familiales. L’idée avait enchanté Xue.

Malheureusement, au cours de la première nuit loin des enfants, Xue s’éveilla en pleurs; elle avait vu en rêve Sky et Loan se faire dévorer par les lions du cirque… Elle n’avait pas réussi à se rendormir cette nuit-là et au petit matin, ne pouvant réussir à calmer son épouse, Markus avait accepté de reprendre le chemin du cirque pour aller voir leurs garçons.

La nuit commençait à tomber et il était de plus en plus difficile de voir quoique ce soit. La lanterne que Charlotte tenait en main vacillait sous le vent frais. Les joues rosies, la demoiselle poussa un long soupir lorsque le responsable annonça la fin de la battue. Ils n’avaient rien trouvé et le cœur de Charlotte se serrait pour cette famille. Avec un peu de chance, il avait juste décidé d’aller chercher fortune ailleurs, plus à l’Ouest encore où l’or était apparemment plus abondant. Un peu comme elle lorsqu’elle avait quitté l’Angleterre. Est-ce qu’une battue avait été organisée pour elle? Probablement pas, mais son père avait dû embaucher des détectives pour trouver sa trace. Par chance, aucun ne semblait être remonté jusque là.

Elle pensait à cela lorsqu’elle arriva devant la maison délaissée, ses pas l’ayant guidée sans qu’elle n’en ait conscience. Elle releva la tête lorsqu’elle entendit les éclats de voix et fut surprise de voir Mr Kennedy et sa femme. L’expression terrifiée de Xue figea Charlotte, et les mots qu’elle put entendre n’améliorèrent pas son état. Ce ne fut que lorsqu’un frôlement dans les buissons se fit entendre qu’elle se précipita vers les forains, trop heureuse de retrouver la silhouette familière de Mr Kennedy. À bout de souffle, le cœur lui battant au bord des lèvres, elle se redressa tout de même avant de prendre la parole.

« C’est bien la maison des Stewarts? »

Ses leçons de bienséance lui avaient permis de cacher la peur qui lui humidifiait le dos, mais elle en avait la première politesse et s’était approchée bien dans l’espace personnel de Xue sans même la saluer.

La silhouette d’une femme surgit dans le champ de vision de la Chinoise, une lanterne à la main. Xue sursauta. Depuis plusieurs heures, elle s’inquiétait de la sécurité de ses enfants, le voyage avait été épuisant, Markus avait décidé de ramener une jument perdue à son propriétaire contre son gré, elle avait découvert ce qu’elle croyait être le corps d’un homme dévoré par un chien et maintenant une femme surgissait de nulle part… C’était trop pour ses nerfs.

Néanmoins, la femme lui était familière sans qu’elle ne puisse se souvenir de son nom ou de l’endroit précis où elle l’avait vu et elle semblait connaitre Markus… Xue, qui n’avait jamais été du tempérament jaloux, en sentit les balbutiements lorsque la jeune femme l’ignora complètement pour s’adresser uniquement à son mari. Encore plus lorsque l’Irlandais lui répondit et qu’il s’éloigna presque aussitôt, sans avoir pris le temps de rassurer son épouse.

« Restez là… Toutes les deux… », Xue jeta un bref regard à la jolie Charlotte, « … Non, mais… ». Elle avait marmonné cela en regardant s’éloigner son mari vers la maison et lorsqu’il disparut à l’intérieur de celle-ci, la femme dont les hormones semblaient incontrôlables depuis quelque temps demanda sans retenue : « Vous connaissez mon mari depuis longtemps? ».

Elle regretta immédiatement d’avoir posé cette question. Cela ne lui ressemblait pas. « Je vous demande pardon. Je suis si maladroite… Ce n’est pas toutes les nuits que je découvre un cadavre… ». Elle eut un petit rire nerveux en serrant son châle autour de ses épaules; elle tremblait toujours de froid… Ou de peur. « Je suis madame Xue Kennedy. ».

Les yeux de la Chinoise se posèrent sur la jument qui s’éloignait vers l’arrière de la maison et sans qui les Kennedy auraient bientôt rejoint leurs enfants. Xue posa une main sur son abdomen en retenant sa respiration; il y avait derrière la maison une balançoire accrochée à la branche du seul arbre de la colline. Des enfants habitaient ici…

« Vous avez demandé si c’était la maison des Stewarts… Stewarts… C’est pour cette famille qu’une battue avait été organisée? ». Xue tourna les yeux vers le visage de la jeune femme. Sa présence… La lanterne qu’elle tenait à la main… La Chinoise se sentit terriblement mal; elle avait elle-même refusé de participer à cette battue pour passer du temps avec son mari… Temps qui avait été gâché par un mauvais rêve et son manque de confiance envers les employés du cirque de monsieur Kennedy… Les Stewarts avaient des enfants…

« Je dois boire quelque chose… », dit la mère de famille en sentant venir un malaise. « Pourriez-vous m’éclairer le chemin jusqu’à ce puits là-bas? Avec un peu de chance, il contiendra de l’eau… ».

La jeune Kingsley échangea un regard avec la femme du forain et un sourire plus poli que ravi, mais tout de même un chouïa amusé lorsque cette dernière maugréa dans sa barbe. Charlotte l’avait vu quelques fois au loin, parmi les forains sur ses terres. Elles n’avaient malheureusement jamais été présentées, alors lorsqu’elle expliqua être Madame Kennedy, la fermière en herbe fut assez surprise. S’il s’était marié sur ses terres sans l’en informer, il allait l’entendre. On ne refuse pas à une membre de la gentry anglaise l’opportunité d’organiser une fête. Pendant quelques instants, elle aurait même pu oublier le mot cadavre.

« Ravie de vous rencontrer, Madame Kennedy. Je suis Charlotte Kingsley, la propriétaire des terres sur lesquelles le cirque est placé. » Elle fit une courte révérence. « Je suis arrivée il y a un peu moins d’une année. » Le regard de Charlotte passa de la carriole à la maison, et elle serra la lanterne à s’en faire blanchir les jointures. « J’aurais apprécié vous rencontrer dans d’autres circonstances, » dit-elle, un rire nerveux au bord des lèvres.

Les bruits de la nature lui semblaient venir de bêtes sauvages, ou pire, de bandits armés jusqu’aux dents. Elle regrettait le départ de Markus. Dans une de ses poches, le colt de John pesait bien lourd mais le poids ne la rassurait pas tant que ça. Par chance, Xue avait de la conversation et elle hocha la tête à sa question.

« Je ne suis pas au courant des détails, mais ils auraient disparus sans laisser de traces. J’espère qu’ils vont bien. »

À la demande de Xue, Charlotte lui offrit son bras libre tout en éclairant le sol de l’autre. Elle n’aurait jamais osé l’avouer, mais la proximité de l'aînée la rassurait. Elle lui offrit un bref sourire et l’escorta jusqu’au puits. Elle ne savait pas vraiment depuis quand la maison était inhabitée mais elle se souvenait avoir trouvé un coyote dans l’un de ses puits lorsqu’elle était arrivée sur ses terres. De l’eau empoisonnée, lui avait-on dit lorsqu’on avait retiré le cadavre du pauvre animal (l'ingénue avait pris soin de détourner le regard et de tenir un mouchoir parfumé contre son nez). Une fois qu’elles furent suffisamment proches, elle se pencha par-dessus le muret et tenta d’éclairer le fond de sa lanterne.

“Qu’est-ce que vous faîtes chez moi ?”

Une femme aux cheveux blonds, la quarantaine robuste, un air effrayée, entre dans le séjour où se tiennent Markus et Basile. Dans ses mains tremblantes, elle porte une carabine usée et les mets en joue. Ses yeux passent de l’un à l’autre en les menaçant maladroitement avec une arme dont elle ne semble pas avoir l’habitude. Mais sa détermination à protéger son foyer des intrus ne fait aucun doute.

Madame Stewart contourne l’assise où Duflot reposait un instant plus tôt. Elle pose sur l’animal ses yeux effrayés.

“Ecartez le ! Ecartez le ou je tire ! Vous n’avez pas le droit d’être ici...c’est...c’est une propriété privée ! Quand mon mari l’apprendra il va…”

La disparue semble revenir du bois, elle a déposé à ses pieds un fagot. Le carnage ne semble pas la choquer outre mesure, vraisemblablement la ferme a subit une attaque récemment. La dame en tablier porte sur le front une marque d’impact, un hématome qui semble récent.

“Qui êtes vous ? Il n’y a plus rien à voler ici !”

Dans le silence de la nuit, le chuchotement qui vient du fond du puits semble fantomatique et Charlotte en lâche la manivelle. Elle reprend la torche qu’elle a laissée pas très loin pour ré-éclairer le puits et sa bouche forme un large O lorsqu’elle croise le regard de l’enfant. Il doit être un peu plus jeune que Luke, et ses yeux humides semblent dévorer le visage de la fermière.

« Par tous les saints! » Elle échange un regard avec Xue avant de regarder à nouveau dans le puits. « Accrochez-vous! Je vais chercher de l’aide! »

La raison de leur présence dans le puits importe peu pour la brune qui marche déjà vers la maison. Des enfants ont besoin d’aide et seule importe l’action nécessaire à leur sauvetage maintenant. Peut-être même s’agit-il des enfants Stewart! Combien de temps étaient-ils restés dans cette eau glacée, empoisonnée? Elle espère qu’Isaac a fait un feu. Ces petits auront  besoin de beaucoup de chaleur après l’enfer qu’ils viennent de vivre.

« Je reviens, » lance t-elle rapidement à Xue. « Monsieur Kennedy! Nous aurions besoin de vous! »

Sa voix se teinte de l’urgence alors que ses bottes claquent sur le plancher. La scène qui se déroule à l’intérieur est aussi étonnante que celle à l’extérieur. Elle distingue la silhouette de Basile, derrière celle de Markus. Son nom se dessine sur ses lèvres jusqu’à ce qu’elle approche et voit la carabine dans les mains d’une femme inconnue. Madame Stewart serait-elle réapparue aussi? En tout cas, elle n’a pas l’air d’un bandit. Mais là encore, celle qui l’avait attachée dans son propre salon n’en avait pas l’air non plus, alors Charlotte n’est pas sûre. Sa respiration se fait haletante, le souvenir encore trop présent d’un poing sur sa figure lui fige les jambes alors que son coeur semble vouloir percer son corset. Là n’est pas le temps de se laisser aller à la peur, pourtant. On a besoin d’elle. Enfin, des hommes. Elle rassemble son courage et se remémore ses leçons de bienséance pour se forger une apparence bienveillante et sûre d’elle. Enhardie par la présence des deux hommes, elle dépasse le circacier et approche lentement la femme.

« Madame Stewart? Nous ne vous voulons aucun mal, je vous le promets. Il y a des enfants dans le puits. Il faut les sortir de là! » L’urgence de la situation brise le ton calme de sa voix. « Sauvons-les d’abord. Après, je promet que nous nous expliquerons. »

Sous ses airs de négociatrice, Charlotte trépigne. Les enfants sont encore dans l’eau, Xue est seule dehors et le pauvre Protagoras n’a sans doute rien fait pour mériter cette mise en joue. La fermière se mord les lèvres et ses sourcils se froncent dans une supplique silencieuse.